[Histoire De Meeples #1] Sub Terra

Janet n’osait pas regarder en haut. Prostrée contre la paroi suintante d’humidité de la caverne, elle cachait des joues ruisselantes de larmes silencieuses dans ses genoux écorchés. Elle avait perdu le décompte des minutes. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis la chute. Sa nuque lui faisait mal. Sa cheville droite la lancinait. Mais ce n’était rien en comparaison de l’horreur que ses tympans et son esprit subissaient. Elle avait tenté de se boucher les oreilles, de faire le vide dans son cerveau fiévreux. Elle ne pouvait pas faire la sourde.

Ils étaient tombés. Une chute vertigineuse. Un plongeon dans une obscurité glaciale et inconnue. Elle se souvenait avoir dévalé une pente lisse et poisseuse parsemée d’aspérités rocheuses dures comme le diamant. Elle avait tenté de s’accrocher à tout ce qu’elle avait pu trouver. En vain. Alors elle avait prié. Pendant ce qui lui avait semblé l’espace d’une vie, elle avait sombré dans les profondeurs, ballottée telle un fétu de paille, abandonnée entre une terreur sourde et les cris abominables de ses acolytes.

Elle essaya de chasser cela de son esprit, mais le souvenir était trop frais dans sa mémoire. Elle l’entendit de nouveau. Un hurlement avait résonné, plus puissant que les autres. Un appel au secours déchirant, désespéré. Elle avait été incapable de distinguer qui avait été l’auteur de cette terrible plainte. Elle se doutait que quelque chose de grave s’était produit, quelque chose de plus effroyable encore qu’une chute de plusieurs dizaines de mètres dans les entrailles de la terre.

L’atterrissage avait été pénible mais le sol sableux avait amorti une partie des dégâts. Sonnée, à bout de souffle, tremblante de tous ses membres, Janet s’était redressée péniblement, crachant et vociférant. La colère avait succédé à la peur lorsqu’elle s’était rendue compte qu’elle se trouvait dans une caverne plongée dans une pénombre à couper au couteau, enfermée entre quatre murs d’une roche aux reflets bleutés. Elle avait cligné des yeux, hagarde. Ses jambes flageolantes la supportaient à peine mais elle avait tenu le choc. Elle eut un réflexe. Elle le regretta immédiatement.

Les parois de la caverne montaient en pente raide vers un plafond hors d’atteinte d’où filtrait une lumière blême. Son regard fut irrémédiablement attiré par cet éden inatteignable d’où se déversait une cascade de pierre polie par un ruissellement millénaire. Même pour une grimpeuse de haute montagne de son acabit, cela semblait infranchissable.

Alors qu’elle tentait de garder une contenance et de déceler d’éventuelles prises permettant d’envisager une ascension, ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Elle blêmit, sembla défaillir. Elle venait d’apercevoir Maurice.

Elle poussa un cri d’épouvante.

*

Olga s’époussetait l’épaule, révélant deux têtes de morts aux sourires sinistres tatoués sur sa peau pâle, lorsqu’elle entendit Janet s’époumoner telle une damnée. Elle tenta de se repérer dans l’opacité de la caverne et se porta à son chevet.

– Janet… Calme-toi ma grande… Que se passe-t-il ? Tu es blessée ?

Janet était en état de choc. Elle bredouilla quelques mots, mais ses lèvres tremblaient tellement qu’ils s’étouffèrent au fond de sa gorge. Ses yeux écarquillés d’épouvante perlaient à grosses gouttes. Ils fixaient ardemment quelque chose sur la paroi ouest de la caverne. Quelque chose… ou plutôt … quelqu’un.

Olga se tourna dans la direction où portait le regard apeuré de Janet et elle comprit. Maurice, leur camarade géologue, était empalé sur une excroissance pointue comme une lance, l’abdomen transpercé de part en part. Il avait les bras ballants, le torse ensanglanté, les yeux révulsés, mais il était toujours en vie car de légers spasmes faisaient tressaillir son corps piégé. A chaque fois que cela se produisait, on pouvait entendre, à peine audibles, des râles rauques émaner de sa gorge. Au coin de ses lèvres, un liquide spumeux s’accumulait, se mélangeant au sang et à la sueur.

*

Gabrielle se redressait avec peine. Le poids de son sac à dos la faisait chanceler. Elle tâtonna fébrilement son casque toujours enfoncé sur son crâne et poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle parvint à allumer sa lampe frontale. Au moins, la pénombre ne serait pas son ennemi.

Les manches de sa veste étaient déchirées au niveau du coude. Elle avait perdu un gant dans sa chute mais elle était indemne. Un miracle si l’on en jugeait par la hauteur du précipice dans lequel ses compagnons et elle avaient sombré. Elle ferma les yeux et tenta de calmer sa respiration haletante. La situation était préoccupante, certes, mais elle avait mené à bien maintes expéditions dans des endroits bien plus périlleux. Il n’y avait pas de raison de paniquer. En tant que leader, elle se devait de montrer l’exemple et d’apparaître apaisée. Tout du moins à l’extérieur.

Leurs commanditaires leur avaient pourtant indiqués qu’il s’agissait d’une mission de routine. Une simple reconnaissance dans un dédale de tunnels souterrains censés contenir des vaines de minerais précieux et, potentiellement, du gaz naturel encore inexploité. Une manne financière extraordinaire pour l’entreprise qui en avait demandé l’expertise. Un contrat juteux à la clé pour une équipe de mercenaires d’élites comme la sienne.

Elle ouvrit les yeux et observa les alentours. Steve, le plongeur du groupe, était assis en tailleur dans le sable. Il vérifiait son équipement avec la minutie qu’elle lui connaissait. C’était une des dernières recrues dans le groupe. Son tempérament fonceur, son abnégation et son professionnalisme étaient déjà plus que prometteurs. Olga et Janet se serraient dans les bras l’une l’autre. Janet avait le visage livide. Elle semblait plutôt affectée. Olga affichait son regard sombre caractéristique. Impavide et déterminée, elle était leur éclaireuse, celle qui leur ouvrait la route et les prévenait des dangers et des difficultés. Ancienne junky à présent repentie, elle avait embrassé sa carrière de spéléologue de l’extrême voilà quelques années. Gabrielle ne regrettait pas de l’avoir dénichée avant ses concurrents. Quand à Janet, ses allures d’adolescente et son cœur tendre cachaient une escaladeuse émérite, agile de ses doigts et à la vision d’aigle.

Joshua et Douglas étaient accroupis à l’autre bout de la caverne.

Douglas. Gaillard d’un mètre quatre-vingt dix pour cent kilos. Il était une montagne de muscles. Fort et endurant comme un bœuf. Son large dos et son cou de taureau lui permettaient de supporter les charges les plus lourdes. Il transportait souvent le matériel le plus imposant comme les lourdes tronçonneuses à minerai. Ancien militaire, il avait été élevé dans l’amour des armes à feu et il ne partait jamais en mission sans son arme de poing, un pistolet P9 au canon décoré d’un drapeau américain qu’il transportait partout en bandoulière.

Joshua, quant à lui, était l’infirmier du groupe. Lui aussi était un ancien militaire. Il avait servi en Irak et en Afghanistan. Au contraire de son massif collègue, il excellait dans les soins plutôt que dans la destruction. Redoutable athlète, fin et rapide, il avait sauvé de nombreuses vies sur les lignes de front grâce à son sang-froid et à sa précision chirurgicale. Il était un partenaire essentiel et souvent mésestimé par ses comparses qui, par manque d’expérience, n’avaient jamais été confrontés à des missions qui tournaient mal. Gabrielle savait qu’il était un atout de poids. Aujourd’hui plus que jamais, elle était heureuse de l’avoir à ses côtés.

Son pouls s’accéléra lorsqu’elle constata que deux personnes manquaient à l’appel. Maurice, le géologue du groupe, un trentenaire passionné dont les yeux scintillants, cachés derrière des lunettes rectangulaires, reflétaient la passion, et Samia, ingénieure spécialiste en explosifs, retraitée du génie civil, dont la maîtrise et la prudence aurait pu persuadé un néophyte que la pose d’un bâton de dynamite était aussi aisée qu’un brossage de dents.

Les membres gourds, l’esprit encore secoué par les événements, Gabrielle s’approcha de Steve.

– Tout va bien ? souffla-t-elle d’une voix éraillée.

– Oui. Mieux que d’autres… répondit l’intéressé en pointant le plafond d’un doigt énigmatique.

Son ton était grave, ce qui, même de la part d’une personne aussi flegmatique, n’était pas rassurant. Gabrielle suivit du regard la direction indiquée et elle le vit. Maurice. Empalé sur un rocher dégouttant de sang sale. La pâleur de sa peau signifiait qu’il était mort. Au vu de la gravité de sa blessure, il était impossible qu’il en fût autrement. Gabrielle ferma les yeux, déglutit avec peine. Ses lèvres psalmodièrent une prière tandis que son cœur s’étreignait de peine. La situation était loin d’être aussi idyllique qu’elle n’aurait pu le croire.

A peine put-elle encaisser cette tragédie qu’elle entendit distinctement des sanglots émanant de la position de Joshua et Douglas. Elle détourna le regard du cadavre pantelant de Maurice et s’approcha du duo à grandes enjambées, projetant de la poussière dans son sillage rapide. Joshua s’agitait frénétiquement au-dessus d’une masse sombre et inerte tandis que Douglas était noyé dans un désespoir terrifiant. Il parlait seul, le regard vague, dans un verbiage décousu dont seuls quelques balbutiements étaient audibles. Parfois, il tournait la tête vers Joshua, semblant l’exhorter à se presser. Parfois, il se prenait le crâne entre les mains et se balançait d’avant en arrière en jappant comme un chien apeuré.

Au fond d’elle, Gabrielle se doutait de ce qu’elle allait découvrir mais le choc ne fut pas plus facile à encaisser pour autant. Il s’agissait bien de Samia, la femme de Douglas. Elle avait le front ensanglanté, visqueux. Ses jambes affichaient une position tout sauf naturelle. Elle ressemblait à une poupée de chiffon qui se serait écrasée après une chute de plusieurs étages. Démantibulée. Le visage inexpressif.

– Elle respire… ça va aller… ça va aller, murmurait Joshua, autant pour Douglas que pour lui même.

Il avait déballé son matériel de secourisme. Il tentait de faire de son mieux. Gabrielle ne se fit pas d’illusion. Samia avait les deux jambes brisées. Son tibia droit sectionné avait transpercé sa peau comme un couteau s’enfonçant dans du beurre. Quant à sa jambe gauche, c’était un spectacle à peine supportable. L’angle que formait son fémur était immonde. Déjà, le sable au-dessous d’elle se mélangeait au sang qui s’écoulait de la plaie, formant une mare aux teintes pourpres et à l’aspect grumeleux. Si Samia vivait encore, c’était simplement parce qu’elle ne s’était pas encore vidée de ses fluides vitaux. Il n’était pas de garrot assez serré ni de bandage assez absorbant pour lui permettre de s’en sortir.

Pourtant, Joshua n’abandonnait pas. Il ne toucha pas aux os cassés mais improvisa deux garrots qui stoppèrent momentanément les effusions. Puis, il se redressa et posa une main prévenante sur l’épaule de Douglas, qui se dégagea dans un spasme belliqueux.

– J’ai fait ce que j’ai pu Gabrielle… Mais je… je…

Sa gorge se serra.

– C’est trop tard… lâcha-t-il avec amertume. Elle est condamnée…

Gabrielle entraîna Joshua à l’écart de Douglas.

– Doug, comment va-t-il ?

– Il est ahuri… Pauvre bougre… Voir sa femme dans un tel état… Même pour un gaillard de sa trempe, ça va le hanter longtemps…

– Est-ce qu’elle peut être transportée ?

– Qui ? Samia ? s’exclama Joshua, interloqué. Non, évidement que non. Bougez-là et elle se videra de son sang sans qu’on ne puisse rien faire. Il nous faudrait tout un escadron de pompiers, un brancard, un hélicoptère…

Il marqua un temps, reprenant sa respiration.

– Et même avec ça, impossible de certifier qu’elle survivrait… Je suis désolé, ajouta-t-il après un silence solennel.

– Ne sois pas désolé, tu n’y es pour rien. Personne n’aurait pu prévoir ce qui s’est passé… Et Maurice… Merde… Qu’est-ce qu’on a foutu ?

Joshua dut percer la note de désespoir dans l’interrogation de sa leader car il répondit avec bienveillance :

– Ça arrive même aux meilleurs cheffe… Je veux dire… Les imprévus… Vous nous le rabâchez assez avant chaque mission…

– Je sais Joshua… mais même en étant préparés au pire, cela reste une épreuve… Suis-moi, il faut qu’on bouge vite de ce trou à rats…

Gabrielle entraîna Joshua vers Steve, Janet et Olga. Elle leur exposa rapidement la situation et finit par conclure :

– Voilà ce qu’il en est. Maurice n’est plus. Paix à son âme. Samia n’en a plus pour longtemps… Je vais parler à Douglas et puis il faudra partir. On ne va pas moisir ici.

– J’ai fait le tour de la caverne, expliqua Olga. Il y a quatre tunnels qui partent dans toutes les directions. Le vent ne souffle dans aucun conduit. Il va falloir y aller à l’aveugle.

– Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’on part tous dans une même direction ? Est-ce qu’on se sépare ?

– Je serais d’avis qu’on se serre les coudes et qu’on reste ensemble, argua Joshua, prudent. Nous nous sommes faits piéger par un glissement de terrain alors que nous étions huit personnes expérimentées. Qui sait quels dangers cet endroit maudit nous réserve encore ?

– Et si on s’engage dans un conduit qui descend sur des kilomètres ? Que nous arrivons à court de batteries et de vivres ? Que fait-on ? s’opposa Steve. Je te rappelle que notre mission ne devait durer que le temps d’une journée. Aucun de nous n’a de quoi survivre au-delà.

– Si on ne trouve pas de source d’eau, on est foutus, renchérit Olga. On n’a pas d’autre choix que de se séparer pour multiplier nos chances de trouver la sortie. Est-ce que ça te ferait peur Josh ?

– Ne sois pas stupide, rétorqua Joshua avec morgue. Nous avons deux morts sur les bras… Et tu me parles de peur ?

Il cracha sur le sol pour exprimer son écœurement.

– Calmez-vous, dit Gabrielle avec autorité. Nous sommes dans l’urgence, je suis d’accord, mais ne soyez pas déraisonnables pour autant. Il y a du vrai dans ce que vous dites tous les trois. Je préconise donc que nous formions trois groupes de deux et que nous explorions chacun un caveau. Donnons nous une heure, le temps de récolter tous les indices possibles sur la présence d’une sortie. Passé ce délai, on se retrouve ici et on débriefe.

– On ne t’a pas entendu Janet ? ajouta Joshua. Qu’en penses-tu ?

– Je ne suis sûre que d’une chose. Impossible de remonter par là où nous sommes tombés…

– Tu nous aides beaucoup, rétorqua Steve, acerbe.

*

Samia avait cessé de respirer. C’était fini. Douglas était englouti par un océan d’affliction aux profondeurs insondables. Il s’y débattait comme un forcené pour ne pas franchir la frontière ténue entre une peine indicible et une folie démentielle. Cette information lui apparaissait encore comme une chimère, ondoyante, volatile. Au fur et à mesure que les secondes passaient, il la voyait se solidifier. Elle se forma bientôt comme un spectre aux allures funestes devant ses yeux bouffis de larmes.

– Adieu mon amour… eut-il la force de prononcer.

Le buste ployé tel un arbre sous la tempête, il déposa un baiser sur la joue de sa femme décédée. Puis, avec des gestes mécaniques, il attrapa la pelle accrochée au flanc de son sac à dos et il entreprit de lui creuser une tombe. Il savait qu’il ne pourrait pas emporter son corps avec lui. Il faillit s’effondrer en se demandant comment il allait pouvoir expliquer cela à leurs enfants. Avant de refermer la sépulture, il récupéra son alliance et le collier en or blanc serti de jade qu’il lui avait offert pour leurs noces d’argent. Il adressa une courte prière à qui voulait encore l’entendre. Secoué de spasmes de tristesse, il jeta un dernier coup d’oeil à son visage, immobile, presque serein, avant de l’enterrer et de se détourner. Il sentit une colère terrible sourdre dans sa poitrine. Il prit peur tant elle menaçait de le submerger. C’est alors qu’il constata que ses compagnons l’observaient avec des regards contrits.

– Où est Maurice ? demanda-t-il en réprimant un sanglot.

– Il n’a pas survécu non plus Doug. Il faut qu’on y aille.

Gabrielle. Elle était son employeuse depuis plus de quinze ans. Ensemble, ils avaient menés des missions dans tous les pays du globe. Ils avaient survécu à un confinement de dix jours suite à un éboulement dans une mine en Russie. Ils s’étaient enterrés lors de missions à haut risque plusieurs semaines durant en Angola et au Botswana. Ils avaient combattu les mercenaires d’une entreprise concurrente en Australie et y avaient perdu plusieurs collaborateurs. Elle avait refusé d’engager Samia lorsqu’il le lui avait proposé voilà maintenant sept longues années. C’était lui qui avait insisté, jusqu’à la faire craquer…

Voilà où l’avait mené son obstination… L’une des missions les plus aisées à laquelle ils participaient depuis des lustres qui se soldait en un fiasco monumental… Il devait se ressaisir, ne pas se laisser abattre. Samia n’aurait pas voulu cela. Les visages souriants de Pablito et Sorina lui apparurent en flash. Il se redressa, une froide détermination dans le regard.

– Allons-y alors.

*

Olga et Janet se dirigèrent au nord. Après seulement quelques mètres, elles tombèrent face à un escarpement rocheux haut de plusieurs mètres dont la face était parsemée de protubérances auxquelles Janet s’accrocha aisément. Arrivée au sommet, elle fit tomber une corde et hissa Olga. Puis, les deux acolytes continuèrent leur exploration.

Elles arrivèrent à un embranchement. Le tunnel bifurquait à droite et à gauche. Aucun indice ne semblait les aiguiller vers la bonne direction.

– Ça se rétrécit par ici, lâcha Janet après avoir pointé le halo de sa lampe frontale vers le caveau de gauche. Il va falloir de sacrés contorsions pour passer. Je peux aller jeter un coup d’oeil si tu veux ?

– Ça a l’air plus sûr par ici, répliqua Olga qui s’était aventurée dans le couloir de droite. Le sol a l’air instable mais en marchant sur des œufs, ça devrait le faire.

En effet, le sol était jonché de débris de rocs, certains noirs comme de l’asphalte, d’autres plus clairs et mouchetés de minuscules pierres lumineuses. Janet se pencha pour les observer de plus près. Elle n’y connaissait pas grand-chose en géologie. Cette simple pensée suffit à lui remémorer le souvenir encore frais de Maurice et de ses entrailles fumantes exposées dans la caverne principale. Avec un mélange de répugnance et de dédain, elle laissa tomber la pierre qui s’écrasa avec un bruit sourd.

*

Steve et Joshua empruntèrent ensemble le tunnel qui serpentait vers l’est. Le caveau qu’ils traversèrent était dessiné par des murs ravagés par l’humidité qui tombaient en ruines et un sol boueux où leurs bottes s’enfonçaient puis s’échappaient avec un bruit de succion. Ils progressaient à tâtons, péniblement. Les bifurcations constantes du tunnel empêchaient leurs lampes d’éclairer à plus de quelques centimètres.

Bientôt, ils débouchèrent dans une grotte plus espacée et plus aérée. Le plafond était rongé par le salpêtre. Des champignons glabres aux teintes azurs irradiaient d’une lueur pâle qui faisait penser à celle de la lune par une nuit sans nuage. Une humidité chaude leur coupa la respiration et ils s’arrêtèrent pour stopper l’étourdissement qui les menaçait.

Soudain, ils ressentirent des vibrations dans le sol. D’abord lointaines. Puis, de plus en plus proches, de plus en plus menaçantes. Leurs lampes frontales vacillèrent avant de s’éteindre. Ils se retrouvèrent plongés dans une purée de pois impénétrable que même les champignons phosphorescents ne parvenaient à percer.

Fustigeant ce matériel de piètre qualité , ils s’attelèrent à réparer les casques défectueux. A peine eurent-ils achevé cette tâche avec succès qu’un tourbillon d’eau tiède jaillit à travers les fissures de la grotte, emplissant la cuvette dans laquelle ils s’étaient engagés sans en avoir conscience. La déferlante les faucha comme une charge de cavalerie, les envoyant rouler contre les murs avec une violence inouïe. Joshua eut moins de chance que Steve. Il se retrouva propulsé contre un amas rocheux qui le frappa derrière la nuque. Il sombra dans l’inconscience.

– Ça va aller Josh… Tu auras juste une grosse bosse.

Lorsque Joshua reprit connaissance, il était allongé sur un promontoire rocheux en bordure de la grotte. L’inondation avait emplit l’espace en intégralité. Il était désormais impossible de progresser sans se jeter à l’eau.

– Je suppose que je t’en dois une, dit-il en guise de remerciement.

– Je suppose oui. Allez, on continue. Il faut qu’on traverse cette putain de caverne. J’ai pu voir deux tunnels de chaque côté pendant que je te draguais vers la terre ferme.

– Je suis vraiment pas rassuré, contesta Joshua. Il y a quelque chose qui cloche avec cette grotte. D’abord un éboulement qui nous met tous dans le pétrin. Maintenant une inondation qui sort d’on ne sait où. On ferait mieux de se regrouper… A quoi sert un médecin s’il ne peut pas venir en aide aux autres ?

– Fais comme tu veux. Moi, je continue. L’eau, ça n’a jamais tué personne…

*

Gabrielle et Douglas s’engagèrent dans le tunnel qui partait vers l’ouest en ligne droite. L’atmosphère était pesante. Aucun des deux comparses ne lâcha un mot pendant leur avancée. Bientôt, ils arrivèrent à une bifurcation.

– Je passe devant, s’exclama Douglas.

Il tourna à gauche sans inspection préalable. Une odeur acide lui monta aux narines à mesure qu’il avançait mais il ne s’en formalisa pas. Ils étaient censés trouver du gaz dans ces boyaux damnés. Il devait simplement approcher un cratère ou être exposé à une fuite quelconque que les courants d’air avaient amenés jusque dans les profondeurs.

Cependant, plus il progressait, plus l’odeur devenait prégnante. Ses yeux commencèrent à le gratter, sa gorge le démangea. Ses poumons s’enflammaient à chaque bouffée de cet air délétère qu’il aspirait par mégarde. Il fut pris de nausées et ne put réprimer une régurgitation bruyante et nauséabonde qui vint repeindre les murs de la paroi d’une fresque brunâtre dégoulinante de glaires. Il se sentait fiévreux. Son cœur s’accéléra dans un sursaut de panique.

– Pourquoi t’es-tu précipité comme ça ? le sermonna Gabrielle lorsqu’elle le vit revenir en titubant, le teint cadavérique. Tu n’as pas eu assez de malheur comme ça ?

Douglas afficha une mine affligée. Elle s’excusa immédiatement.

– Je… je ne voulais pas te blesser, je suis désolée, tempéra-t-elle. Mais essaie de ne pas foncer tête baissée. Je sais que tu es retourné par ce que nous sommes en train de vivre… Ne crois pas que tu as quelque chose à prouver pour rattraper l’irrattrapable. Tâchons juste de sortir d’ici vivants.

– Excuse moi, dit Douglas, avant d’ajouter avec une pointe de sarcasme dans la voix, au moins, ces foutus industriels ont eu raison de nous envoyer ici. Il y a du gaz dans ces tunnels. Et pas qu’un peu…

*

Joshua courait à grandes foulées le long du passage sinueux qu’il avait emprunté quelques minutes auparavant en compagnie de Steve. La rocaille menaçait de le faire trébucher mais il ne décéléra pas. Il devait rejoindre Gabrielle au plus vite et lui confier ses craintes. Il était de moins en moins serein. Il craignait que leur séparation en binôme n’ait été une erreur dramatique.

Sa poitrine était compressée par une angoisse muette mais bien réelle. Il avait un mauvais pressentiment. La dernière fois qu’il s’était trouvé dans un tel état de fébrilité, c’était dans les montagnes afghanes, juste avant qu’un lance-roquette ne vienne exploser une jeep de son escouade. Il avait longtemps raillé ses anciens collègues militaires qui avaient prétendu avoir échapper à la mort grâce à une prémonition qui avait fouaillé leurs entrailles quelques secondes avant qu’elle ne se produisit. A présent, il était persuadé que l’instinct humain pouvait prémunir d’une catastrophe si on acceptait l’idée qu’une force supérieure, cosmique pour les uns, divine pour les autres, intervenait en faveur des personnes assez réceptives pour la percevoir.

Il déboula dans la caverne principale en trombe, foula sans s’en apercevoir la fraîche sépulture de Samia et s’engouffra dans le tunnel est. La chance lui souriait. Gabrielle et Douglas ne se trouvaient qu’à quelques mètres de lui. Douglas, adossé à la roche, se désaltérait à petites lampées penaudes. Il avait une mine affreuse. Gabrielle fouillait son barda et en sortit un flacon de pilules anti-vomissement qu’elle tendit à son acolyte.

– Gabrielle… Douglas… les héla Joshua, le souffle court.

Alors que leurs visages stupéfaits se tournaient vers lui, le tunnel se mit à vrombir. Les murs semblaient s’animer. Joshua parvint à garder l’équilibre en se cramponnant à une plante grimpante translucide mais il vit Douglas chuter lourdement sur le postérieur tandis qu’un bout du plafond se disloquait et s’écrasait sur sa clavicule droite, lui arrachant un grognement de douleur étouffé.

Hébété, les mains moites, la gorge sèche, Joshua sentit subitement que les secousses cessaient comme elles étaient venues, ne laissant dans leur sillage qu’un amas de roches disparates.

– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? maugréa Douglas tandis qu’il se redressait laborieusement.

– Où est Steven ? renchérit Gabrielle. Ne me dis pas que tu l’as laissé seul.

– Le gamin a pris la poudre d’escampette. J’ai essayé de l’en dissuader, tenta de se justifier Joshua sous le regard sévère de sa cheffe. J’ai un mauvais pressentiment Gabrielle, très mauvais. Il faut qu’on se regroupe avant qu’il ne soit trop tard… Il y a eu cette inondation venue de nulle part, et maintenant un tremblement de terre…

– N’exagérons rien, murmura Douglas avec un rictus sardonique.

– Du calme Joshua, asséna Gabrielle d’un ton qui interdisait toute réplique. Reprends tes esprits ! Ce n’est pas le moment de laisser tes émotions prendre le dessus. Où est Steven ? Si tu dis vrai, il faut qu’on le rejoigne. Ensuite, nous irons retrouver Olga et Janet. Tant pis pour le plan initial… Je t’ai toujours fait confiance Joshua, ajouta-t-elle. On a besoin de toutes tes capacités pour se sortir de ce merdier.

Devant la détermination ardente de sa leader, Joshua fut envahi par un sentiment de honte coupable.

– Suivez-moi, je vous guide, asséna-t-il.

*

Steve se retrouva seul au milieu de la caverne inondée. Il ajusta sa tenue de plongée et s’introduisit sereinement dans cette piscine glaciale aux profondeurs d’un noir de jais. L’eau était son élément depuis tout petit. Il s’y sentait presque plus à l’aise que sur la terre ferme. Ce n’était pas cet insignifiant obstacle qui allait le ralentir.

Il improvisa quelques mouvements de brasse pour détendre ses muscles crispés et il nagea tranquillement vers la sortie au nord. Alors qu’il approchait, des relents pestilentiels lui soulevèrent l’estomac. Un mélange de chair en putréfaction et de végétaux en décomposition. Étrange dans un environnement aussi reculé… Il se demanda s’il allait tomber nez à nez avec un ours en hibernation ou un mammifère carnivore reclus depuis des lustres. Piqué au vif, il laissa la curiosité prendre le pas sur son appréhension et il explora plus avant.

Sa lumière éclaira une caverne exiguë à l’atmosphère douce et tiède qui aurait pu constituer une retraite agréable sans l’odeur épouvantable qui s’en dégageait. Le sol était étrangement lisse. A y observer de plus prêt, il y constata d’étranges sillons d’une profondeur de quelques centimètres qu’on aurait dit formés par les griffes d’un animal puissant. Alors qu’il progressait, il vit apparaître avec une stupéfaction grandissante des ossements de petits mammifères entassés dans des cavités peu profondes de la paroi. Il était donc bien dans le repaire d’un carnivore inconnu. A cette idée, il se décida à rebrousser chemin. Alors qu’il sortait de la grotte, un frisson glacial lui remonta l’échine.

*

– Il y a quelque chose de bizarre par ici, hurla Douglas qui avait fait quelques pas dans le conduit qui partait au sud de la caverne principale. On dirait que ça sent le cadavre…

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? s’en inquiéta Joshua, tous les sens à l’affût.

– Je ne peux pas être plus explicite, ça sent littéralement le cadavre. J’ai rarement senti quelque chose d’aussi dégueulasse… En tout cas, pas depuis un quart d’heure, ricana-t-il en faisant référence aux vapeurs qui avaient failli l’empoisonner.

– Tu ne devrais pas plaisanter avec ces choses-là, le sermonna Joshua. Il vaudrait mieux qu’on s’éloigne. Steve n’est pas par ici de toute façon.

– A ta guise mon vieux.

Gabrielle les regarda se diriger vers l’est avec une moue soucieuse. Si les graines de la discorde et du doute venaient à se semer dans l’esprit de ses compagnons, leur chute vertigineuse allait bientôt apparaître comme la part la plus savoureuse d’un gâteau à l’arrière-goût rance.

*

Janet sentit que sa tête lui tournait. Elle s’arrêta un instant. Olga était une fonceuse, intrépide et discrète, qui ne s’encombrait pas des états d’âme de ses compagnons. Habituée à partir au devant des expéditions et à faire cavalière seule, il avait toujours été difficile de lui enseigner les principes de cohésion de groupe et de solidarité.

– Olga, je fais une pause. J’ai besoin de me rafraîchir.

Olga sembla un instant contrariée. Elle s’arrêta en dévisageant Janet d’un air anxieux.

– Tu es toute pâle. Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Ce n’est rien… Ma cheville qui me tiraille… Ça va aller.

*

– Vous avez entendu ?

Gabrielle se redressa, tous ses sens en éveil. Un vacarme d’enfer jaillissait du tunnel nord, le même qu’avaient emprunté Janet et Olga. Le bruit assourdissant emplit la caverne pendant quelques secondes puis, tout se tut. Un silence angoissant déposa une chape de plomb autour des explorateurs.

– On aurait dit un éboulement… Mais plus imposant que les précédents… Qu’est-ce qu’on fait ? questionna Douglas avec froideur.

– Les filles sont peut-être blessées, dit calmement Gabrielle. Mais Steve est de l’autre côté, seul…

– Je le savais que c’était une mauvaise idée de se séparer ! Je le savais ! se lamenta Joshua avec un désespoir patent.

– Je peux aller chercher Steve, déclara Douglas.

Gabrielle se prit le visage entre les mains. Son mutisme engloutit l’espace d’un instant toute la caverne.

– Non… Je ne peux pas me résoudre à abandonner Olga et Janet après ce qu’on vient d’entendre. Il faut qu’on sache si elles vont bien… Tant pis pour Steve. Le plan initial était de se rejoindre dans dix minutes ici. Nous n’avons qu’à lui laisser une note en évidence. Il saura par où nous rejoindre.

Douglas et Joshua acquiescèrent. Le charisme de leur chef parut les illuminer d’une douceur bienveillante tandis qu’ils empruntaient le tunnel nord à la recherche de leurs deux acolytes perdues.

*

– JANET ! JANET ! s’époumonait Olga, tentant frénétiquement de dégager le passage obstrué par plusieurs kilos de roches qui formaient un monticule dense devant elle.

Elle avait eu l’une des plus grosses frayeurs de son existence lorsque les parois du long couloir qu’elle venait d’emprunter s’étaient abattues de concert dans un fracas tonitruant. Tandis qu’elle s’échinait pour désengorger la voie, la culpabilité la rongeait de l’intérieur. Elle et son impatience chronique… S’il était arrivé malheur à Janet, elle ne se le pardonnerait pas.

*

– Fais chier, hurla Steve alors que la corde retombait en une masse compacte et inerte à ses pieds.

Il avait tenté à dix reprises d’accrocher ce maudit nœud coulant au sommet de la paroi rocheuse qui lui faisait face. Il se décomposait un peu plus après chacun de ses échecs. Si seulement il avait eu Janet à ses côtés. Elle serait grimpée en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire et l’aurait assuré le temps de son ascension comme elle le faisait pour le groupe depuis des années.

L’idée qu’être parti seul était peut-être une bêtise lui effleura l’esprit le temps d’une seconde, mais son obstination naturelle balaya cette chimère. Il se baissa pour ramasser le robuste cordage.

– Tu vas y arriver, se persuada-t-il. Tu vas y arriver…

*

– Olga, je suis là.

Olga ouvrit des pupilles grandes comme des assiettes lorsqu’elle aperçut la frêle silhouette de Janet qui s’extirpait délicatement des gravats avec une mine satisfaite.

– Comment tu as fait ça ?

– J’ai été contorsionniste dans une autre vie, s’esclaffa Janet.

Reprenant son sérieux, elle ajouta :

– C’est complètement bouché par là-bas. La moitié de la galerie s’est effondrée. Il faudrait des heures pour tout dégager.

– C’est bien notre veine, pesta Olga en consultant sa montre. On aurait déjà dû rebrousser chemin à l’heure qu’il est pour rejoindre le point de rendez-vous. Gabrielle va être furax…

– Avec un peu de chance, ils auront été alertés par le bruit… Qu’est-ce qu’on fait ? On continue ou j’y retourne ? Seule, je peux me faufiler jusqu’à la caverne principale sans trop de problèmes.

– Je ne sais pas… J’ai l’impression que se séparer n’a pas été l’idée la plus lumineuse que l’on ait eu…

– Ouais… Alors on avance ? Toutes les deux ?

– Je crois que cette putain de caverne ne nous laisse pas le choix…

*

– Ouais, t’es le meilleur Steve.

Le nœud coulant venait de s’accrocher à la roche. Il tira sur la corde et constata que la prise était stable. Un sourire de satisfaction éclairait son visage alors qu’il rassemblait ses affaires pour entamer l’ascension tant désirée.

Soudain, un cri guttural lui glaça les entrailles. Il se figea, l’ouïe aux aguets. Le sang lui monta aux oreilles et un bourdonnement désagréable lui martela les tympans.

Le bruit lui était parvenu par-delà la caverne inondée, même s’il était difficile d’en être certain car le son rebondissait comme une balle de tennis sur les sombres murs des galeries avoisinantes. Tendu, il s’immobilisa et retint son souffle. Seul le battement de son cœur et les frémissements de ses phalanges venaient troubler sa concentration.

C’est alors qu’ils les entendit…

Des grattements… Presque imperceptibles, mais pourtant bien réels, suivis de reniflements porcins. Il y avait donc bien un prédateur dans ces cavernes, le même qui y avait acheminé ces ossements de petits animaux et qui avait labouré le sol de ses griffes.

La question était maintenant de savoir s’il était repéré ou si cette bête ne faisait que regagner sa tanière pour s’y reposer ou s’y sustenter. Par précaution, il sortit son harpon de son sac à dos et le chargea d’une lance aux barbelures tranchantes. Cette arme était capable de déchiqueter la peau d’un grand requin blanc. Le simple fait de la serrer au creux de sa paume le fit se sentir un peu plus en sécurité. De sa main libre, il s’empara de la corde. Avec mille précautions, il entama l’escalade.

*

Joshua était éreinté. Il venait de déblayer le boyau qui menait à l’ouest et, à peine eut-il achevé cette tâche exténuante qu’une nouvelle secousse sismique fit trembler la caverne, le projetant à genoux au sol. Douglas reçut de nouveaux débris en plein visage. Il ne dût son salut qu’à la robustesse de son casque et à sa musculature hors norme.

Alors qu’ils reprenaient tous deux leurs esprits, Gabrielle s’écria :

– Regardez…

Elle tenait un mousqueton dans sa main gantée.

– Je viens de le trouver dans les débris de la galerie qui poursuit droit devant.

– Tu penses qu’Olga et Janet sont piégées par là ? s’enquit Joshua.

– Il n’y a qu’un seul moyen de s’en assurer, rétorqua-t-elle en se retroussant les manches.

*

Steve se hissa, ahanant, au sommet de la paroi rocheuse. La présence potentielle d’une bête affamée le fit se hâter. Il s’engagea promptement dans le tunnel qui lui faisait face. Il traversa une cavité humide aux murs couverts d’un lichen translucide, tourna à gauche dans un couloir en slalom dont les murs dégageaient une odeur aigre et il arriva à une intersection. A gauche, le chemin descendait vers des profondeurs inconnues, mais le chemin était obstrué par des gravats. Devant lui, il huma le même parfum délétère qu’il avait rencontré plus tôt dans la tanière de la bête. Son cœur se serra dans sa poitrine. Il y avait donc plusieurs prédateurs dans cette caverne infernale.

– Si tu continues Steve, tu vas finir par réveiller le Balrog.

Il n’avait pas une seconde à perdre. Il fallait qu’il s’extirpe de cet enfer, et tant pis pour ses compagnons.

*

– Olga ! Janet !

– Joshua ! C’est bon de te revoir, s’exclama Janet avec une joie palpable dans le voix.

– Gabi ! Doug ! ajouta Olga avec le même enthousiasme.

– Où… où est Steve ? s’inquiéta Janet, s’attendant à le voir débouler à leur suite.

– Il a voulu partir en exploration en solitaire, déplora Joshua.

Il expliqua brièvement leurs mésaventures en concluant :

– Il est trop tard pour nous lancer à sa recherche, je le crains… Qui sait où il s’est aventuré dans ce labyrinthe…

Janet eut du mal à encaisser la nouvelle. Elle appréciait Steve, malgré l’impétuosité de sa jeunesse. Depuis son embauche, il avait redynamisé le groupe avec sa fraîcheur et sa bravoure à toute épreuve. Et puis, ce n’était pas le plus laid des hommes, avec son corps de nageur aux pectoraux saillantes, ses muscles taillés et son visage poupin.

– Quelle est la situation chez vous ?

Gabrielle coupa Janet de ses pensées.

– Nous avons survécu à un effondrement quasi-total de la galerie, argua-t-elle. Depuis, tout va à merveille. Plaisanterie à part, ajouta-t-elle précipitamment devant le regard inflexible de sa cheffe, on reprenait des forces en attendant de poursuivre notre chemin. Vous tombez à pic.

– En parlant de tomber à pic, nous avons une chute de plusieurs mètres droit devant, déclara Olga qui s’était écartée du groupe. On va avoir besoin de tes talents de cascadeuse ma jolie.

Avec un haussement d’épaules désabusé, Janet se dirigea vers son nouvel objectif. Le visage de Steve se forma dans son esprit tandis qu’elle assurait sa descente avec des gestes experts.

Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur, pria-t-elle en silence.

*

Steve courait à perdre haleine. Il manqua de trébucher sur une boîte crânienne à moitié brisée. Il avait encore débouché dans l’antre d’une de ces foutues bestioles. Heureusement, il était vide, mais sa lampe vacillante menaçant de s’éteindre à chaque foulée, les odeurs de putréfaction et la solitude commençaient à peser sur sa santé mentale. Son imagination délirait. Il s’imaginait les bêtes comme des monstres atroces à la carrure d’ours noir, velus et véloces, dont les griffes acérées tranchaient les chairs comme du papier et dont la mâchoire écumante pouvait briser le crâne d’un homme d’une simple pression. Ne pas connaître ce à quoi il allait être confronté était pire que tout. Il construisait dans son esprit des scénarios tous plus cauchemardesques les uns que les autres.

Il savait qu’il ne devait cesser d’avancer pour s’en sortir, mais la perspective de tomber face à l’un des résidents de ces lieux abandonnés au détour d’une galerie avait fini par le hanter. L’isolement rongeait les dernières miettes de sa confiance en soi comme la rouille une barre de ferraille.

Il arriva à une intersection qui partait dans toutes les directions. Encore une… Fourbu, les membres perclus de courbatures, il sentit que des larmes de frustration lui montaient aux yeux. Sa fatigue se métamorphosa en détresse et les vannes de son affliction se fissurèrent tandis qu’il observait avec dépit ce nouveau choix qui s’offrait à lui.

– A quoi bon, murmura-t-il. Avancer… Pour aller où pauvre débile…

C’est alors que des bruits de pas dans la galerie à l’est de sa position le firent sursauter. Une terreur intense le liquéfia. Alors qu’un liquide chaud coulait le long de ses cuisses, il entendit distinctement des voix humaines résonner à ses oreilles.

*

– Vous voyez ce que je vois… ?

Joshua se stoppa net, affichant une mine éberluée. Olga et Janet regardèrent la direction que pointait sa lampe frontale. Elles n’en crurent pas leurs yeux.

– Steve ! hurla Janet en courant à sa rencontre. Tu es vivant !

Tandis qu’ils se rapprochaient de leur camarade, ils constatèrent que quelque chose clochait. Lui qui affichait généralement un regard déterminé semblait totalement perdu. Son visage était livide. Ses yeux semblaient divaguer. De plus, une étrange odeur d’urine l’imprégnait.

Il s’effondra dans les bras tendus de Joshua et se mit à convulser.

– Il est à bout de forces… Je m’en occupe, dit le médecin en ouvrant promptement sa trousse de secours.

– Où sont passés Gabrielle et Douglas ? s’inquiéta Janet en jetant un coup d’oeil en arrière.

– Je ne sais pas. Je crois que Douglas avait du mal à se faufiler dans le boyau étroit que nous avons dû traverser. Ils ont été retardés.

*

Gabrielle eut un hoquet de stupeur lorsqu’elle aperçut Steve, la tête allongée sur les jambes de Joshua. Il convulsait. Ses yeux sortaient de leurs orbites. Sa sidération s’estompa et elle se retrouva partagée entre le soulagement de constater que le loup solitaire avait rejoint la meute et l’incompréhension quant à son état de santé.

Elle braqua sa lampe sur le visage de Joshua et demanda :

– Que se passe-t-il ?

Joshua ne prit même pas la peine de détourner le regard. Il haussa les épaules avec circonspection.

– Il est en proie à la panique… Il divague… Écoutez…

Gabrielle tendit l’oreille. Se concentrant, elle parvint à discerner une litanie rapide et incohérente qui s’échappait de la bouche de Steve en saccades. Quelques mots étaient plus intelligibles que les autres. Lorsqu’elle discerna « tuer » et « monstre » dans le discours de son camarade, elle se retrouva totalement désarmée.

– On dirait qu’il a fait une mauvaise rencontre, interpréta Douglas.

– Un monstre… répéta Joshua. Il n’arrête pas de le répéter. Est-ce qu’il a vu un animal sauvage ? Ce serait inédit dans des cavernes aussi profondes…

Gabrielle était dans l’expectative. Pour un spéléologue, faire une crise de claustrophobie était irrationnel. Bien que les épreuves auxquelles ils avaient été confrontées en quelques heures à peine avaient de quoi entacher le stoïcisme de n’importe quel aventurier aguerri, elle ne voulait pas interpréter la confusion de Steve à la légère.

C’est alors que, venu de la gauche, un cri rocailleux résonna avec une force spectaculaire et les fit tous sursauter. Dans un regain de vitalité déconcertant, Steve s’arc-bouta sur ses jambes. D’un doigt tremblant, il pointa le tunnel d’où était parvenu ce son d’outre-tombe.

– Ils arrivent… murmura-t-il.

Il poussa un hurlement hystérique avant de se précipiter contre la paroi la plus proche de sa position, le visage habité par une lueur démente.

Il s’en fallut de peu pour qu’il ne se fracassât le crâne. Janet et Olga parvinrent à s’interposer in-extremis et stoppèrent sa course suicidaire, le bloquant par la taille et par les épaules en l’invectivant pour tenter de lui faire recouvrer le peu d’esprit sain qu’il semblait lui rester. Gabrielle joignit ses forces. Ensemble, elles réussirent tant bien que mal à l’immobiliser.

Restés à l’écart, Joshua et Douglas n’en menaient pas large. Ils entendaient clairement les cris de bête qui se rapprochaient, accompagnés de crissements qui ressemblaient à celui de la craie contre l’ardoise. Leurs visages décomposés trahissaient une appréhension grandissante. Ils semblaient totalement dépassés par la tournure des événements.

C’est alors qu’il la virent, débouchant à pas feutrés du tunnel ouest.

La… chose – il était difficile de la définir autrement – possédait un corps malingre et flétri à la peau parcheminée et grisâtre. Ses bras et ses jambes étaient étirés de manière disproportionnée. Sa démarche avait quelque chose de simiesque, de grotesque. Ses pieds étaient palmés et recouverts d’une membrane translucide où palpitait un réseau enchevêtré de veines charbonneuses. Ils se terminaient par des serres crasseuses maculées de boue, de sang et de poussière.

L’un de ses bras traînait au sol. Un poignet fin, d’aspect fragile, s’ouvrait sur une main calleuse aux doigts longs et effilés. Ils se terminaient par des griffes dentelées qui pouvaient à n’en pas douter déchiqueter la chair humaine en lambeaux. C’était le raclement de ces accessoires de boucher qui résonnaient au travers du caveau et produisaient ce son strident et angoissant.

Le pire était son visage. Deux yeux globuleux, d’aspect ichtyoïde, surmontaient un crâne nu et spongieux, deux joues creusées, couturées de cicatrices, et une mâchoire béante s’ouvrant sur une gueule qui ne semblait être qu’un amas de canines tranchantes comme des rasoirs.

Joshua sembla défaillir lorsque la bête posa un regard carnassier sur le groupe de spéléologues. Elle poussa une sorte de gloussement courroucé et se recroquevilla lentement à la manière d’une araignée monstrueuse.

Douglas jeta un coup d’œil à l’arrière pour constater que Gabrielle, Janet, Olga et Steve étaient figés par la même expression de terreur sourde. Il porta la main à sa ceinture et dégaina son arme à feu. Il tremblait de tous ses membres. La crosse du pistolet était glissante dans ses paumes moites de sueur.

Il y eut un nouveau gloussement.

A peine eut-il le temps de pointer son arme vers l’avant qu’il vit le monstre des profondeurs jaillir avec une vélocité et une rapidité qu’on ne lui soupçonnait pas. A cette vitesse, il n’allait pas lui falloir plus que quelques secondes pour franchir la distance qui le séparait du groupe.

– FUYEZ ! aboya Douglas.

*

Joshua avait l’impression que son corps et son esprit étaient dissociés. Il se vit prendre ses jambes à son cou dans un tumulte de voix époumonées, animé par son seul instinct de survie. Ses membres s’agitaient alors qu’il se voyait flotter en dehors de sa carcasse. Sa conscience lui indiqua qu’une détonation venait de retentir, mais il l’oublia presque instantanément.

Il courait, les muscles en feu, le regard éteint. Il vit défiler son ombre et celles de ses compagnons sur les parois ténébreuses d’un long couloir de roche. Il fut saisi par le froid lorsqu’il plongea dans les eaux peu profondes d’un lac souterrain.

Quelques secondes plus tard – ou du moins le pensait-il, incapable de déterminer pourquoi il était trempé et suffoquant, il vit le visage ensanglanté de Janet à deux centimètres du sien, au milieu d’une grotte au sol accidenté qui avait également envoyé Olga au tapis.

Janet avait la bouche tuméfiée mais elle était mue par une peur indicible. Elle jeta un regard confus aux solutions qui s’offraient au groupe et choisit au hasard la galerie qui partait vers le sud.

Tandis que la chevelure rose d’Olga semblait passer comme une fusée dans son champ de vision, Joshua se vit emboîter le pas de Janet. Il s’enfonça à perdre haleine dans ces nouvelles ténèbres, son esprit toujours occupé à lutter contre la démence qui menaçait de l’avaler pour le digérer tout entier.

*

Douglas se jeta sur le côté tandis que les griffes de la bête frôlaient son flanc dans un courant d’air. Il s’écroula au sol. L’adrénaline animait son corps d’une énergie brûlante. Il balaya la grotte du faisceau de sa lampe. Il ne voyait plus de trace de son adversaire.

– Montre-toi, défia-t-il, l’écume aux lèvres. Que je t’éclate la cervelle…

Soudain, quelque chose de visqueux et de nauséabond lui aspergea l’avant-bras. Le plafond gouttait. Ploc… ploc… ploc…

Et puis un raclement.

Douglas leva la tête. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Le monstre se trouvait au-dessus de lui, ses griffes enserrant la pierre. Il dardait son long cou vers l’avant, comme une provocation. Ses yeux globuleux aux pupilles malades étaient injectés de sang et dévisageaient leur proie avec une avidité déstabilisante.

Douglas ne se laissa pas acculer et se dégagea en arrière. Alors que le monstre s’apprêtait à porter le coup fatal, il fit feu, vidant son chargeur dans une frénésie meurtrière sans équivalent. Les détonations assourdissantes illuminèrent la caverne tandis que les douilles encore brûlantes s’écrasaient au sol en fumant.

A chaque balle qui la traversait, la bête émettait un gargouillement immonde. Dans les tréfonds d’une caverne annexe, on entendit l’un de ses acolytes qui hurlait à la mort. Lorsqu’elle lâcha prise et chuta de son promontoire, elle était déjà rigide. Ses plaies dégageaient une puanteur qui retourna l’estomac du tireur et lui déclencha une montée de bile acide qui lui laboura l’œsophage.

Surpris d’être encore en vie, il se détourna du cadavre. Sa vision tangua dangereusement tandis que l’euphorie du combat s’estompait et qu’il se retrouvait face à une réalité bien plus périlleuse : il était isolé, à la merci de l’ire vengeresse d’une autre créature des profondeurs, sonné et incapable de repérer l’endroit par lequel ses compagnons s’étaient échappés.

Un spasme d’effroi le secoua. Il régurgita le peu de liquide que son système digestif contenait encore. Refrénant ses envies de crier au secours, il chercha à tâtons la sacoche contenant ses munitions. S’il devait mourir, il mourrait dans l’honneur.

– J’arrive mon amour… murmura-t-il tandis qu’une ombre se dessinait à l’angle du couloir qui lui faisait face.

*

Gabrielle ouvrit les yeux. Un liquide poisseux lui coulait le long de la tempe. Une douleur atroce lui martelait le crâne. Elle cilla. Aucune lumière n’éclairait les alentours. Elle tenta de se mettre à genoux. L’effort lui arracha une grimace.

Elle avait trébuché. Elle s’en souvenait maintenant. Dans la panique qui avait suivi l’apparition du monstre, elle s’était précipitée vers une sortie avec ses compagnons. Ils étaient restés groupés, mais chacun enfermé dans sa propre frayeur, si bien qu’ils ne l’avaient pas vue tomber à plat ventre sur le sol jonché de débris d’une énième grotte traversée.

Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Elle l’ignorait. A bout de forces, sans lumière pour s’orienter, le corps ankylosé et l’esprit las, elle sentit qu’une larme perlait sur ses joues égratignées, se mêlant au sang huileux qui continuait de se déverser de sa blessure au crâne.

– Gabi ?

Le coeur de Gabrielle fit un bond dans sa poitrine. Une raie de lumière jaune venait d’apparaître au-dessus d’elle. Elle reconnut la voix éraillée et haletante de Douglas.

– Doug… c’est… c’est merveilleux, hoqueta-t-elle. Je te croyais mort…

– J’ai bien failli y passer, dit-il d’un air presque absent, ne semblant pas vouloir s’étendre sur le sujet. Mais je suis là. On va s’en sortir.

Elle sentit les bras musculeux de son acolyte l’entourer d’une chaleur revigorante. Malgré la fatigue, elle rassembla ses forces et se hissa à sa hauteur.

– Je suis heureuse de te voir, dit-elle en posant une main affectueuse sur la joue de Douglas.

Ses traits étaient figés, mais dans son regard éteint passa une furtive étincelle. Tels deux infirmes, ils se soutinrent jusqu’à la sortie la plus proche.

*

Olga ne se rendit même pas compte qu’elle chutait. Elle venait de traverser une série de cavernes humides et froides décorées de ces mêmes champignons fluorescents aux lobes iridescents qu’ils avaient croisé tout au long de leurs pérégrinations. Elle s’écrasa sur le ventre. Le choc lui coupa le souffle. Heureusement, le sol était meuble et vaseux. Elle s’en sortit indemne.

Péniblement, elle se releva. Elle fit bouger ses articulations et constata avec soulagement qu’elle n’avait rien de cassé. Un frémissement la secoua lorsqu’elle aperçut que le sol à quelques distances d’elle était jonché d’ossements, signe caractéristique de la tanière d’une bête souterraine.

La panique la submergea comme une lame de fond. Elle courut vers le bas de la ravine en criant à l’aide.

Alors qu’elle s’époumonait telle une vendeuse à la criée un jour de marché, une corde lui fouetta le visage. Elle entendit distinctement la voix de Janet qui lançait :

– Ce n’est pas encore aujourd’hui que je vais t’abandonner… Grimpe… Il n’y a pas de temps à perdre.

*

– C’est un cul de sac…

Steve eut l’impression qu’un poing invisible le frappait au ventre et que tout l’air contenu dans ses poumons s’échappait. Il venait de se hisser au sommet d’une paroi rocheuse, assuré par Janet et observé par Olga et Joshua.

– C’EST UN CUL DE SAC… beugla-t-il, perdant toute contenance.

– C’est pas possible… c’est pas possible… geignit Joshua. On ne va pas encore devoir rebrousser chemin…

– C’est bouché à gauche, il y a eu un éboulement. Le couloir qui part au nord débouche aussi sur un cul de sac, expliqua Olga dont le ton calme paraissait incongrue tant la situation était calamiteuse.

– Il faut… il faut que… qu’on rebrousse chemin, bredouilla Joshua.

– Mais pour aller où ? pesta Steve, juché tel la statue d’un héros oublié sur la saillie rocheuse qui surplombait ses camarades. On tourne en rond. Il n’y a pas d’issue. On est foutus…

Ironie du destin, c’est cet instant que choisit sa lampe frontale pour vaciller faiblement et s’éteindre piteusement. Il poussa un hurlement de désespoir si affligeant que ses compagnons en eurent la chair de poule.

C’est alors qu’ils entendirent, comme un écho à la plainte déchirante lancée par leur camarade plongeur, un cri guttural poindre dans les profondeurs. Ils l’identifièrent à l’est. C’était justement la direction qu’ils devaient prendre pour rebrousser chemin et trouver une voie vers la sortie.

Ils étaient bel et bien piégés. Au sud et au nord, une impasse. A l’ouest, un éboulement barrant la paroi. A l’est, un monstre qui se lovait dans les ténèbres, attendant le moment propice pour les faucher dans leur fuite et les dévorer.

Une torpeur moite les envahit. Tandis que leurs lampes vacillaient une à une, les confortant dans leur idée que toute fuite était à présent vaine, ils se serrèrent une dernière fois les uns contre les autres. Janet et Steve s’embrassèrent, comme si dévoiler leur amour réciproque en cet instant fatal pouvait rattraper tout ce gâchis. Joshua se confondit en excuses pour n’avoir pas su les protéger en sa qualité de médecin. Un torrent de larmes se déversait sur ses joues. Olga, résignée, se contenta d’une accolade froide mais sincère. Et tandis que les ténèbres s’obscurcissaient et que les râles de la créature se rapprochaient dans son dos, elle adressa une prière à Dieu, le suppliant de l’accueillir avec bonté et miséricorde, … et de prendre soin de sa mère.

*

Toc… toc… toc…

– Entrez.

Douglas poussa la porte du bureau de Gabrielle. Il portait un jean délavé. Une chemise beige moulait son torse de lutteur. Il était rasé de près. Sa moustache finement taillée lui entourait les lèvres, le vieillissant de quelques années.

– Je viens te donner ma démission Gabi, comme convenu.

Il avait dit cela dans un murmure. Il semblait que toute forme de joie avait été aspirée de son âme par une sangsue vaporeuse.

– Assieds-toi Doug. Tu veux un café ?

Gabrielle avait employé un ton compatissant, presque maternel. Elle comprenait sa décision. Elle savait ce qu’il endurait. De toute façon, il ne lui restait plus que quelques paperasses administratives à régler, et elle aussi partirait en retraite anticipée.

Ce qu’ils avaient vécu à l’intérieur de cette caverne les hanterait toute leur vie, ils le savaient. Il fallait qu’ils tournent la page, qu’ils repartent à zéro. Profiter de leurs proches était la seule chose qui leur semblait à présent digne d’être accomplie.

Ils avaient finalement réussi à s’échapper de cette grotte maudite. Après l’attaque du monstre et leurs retrouvailles, leur errance n’avait plus duré que le temps de l’ultime traversée d’une galerie.

Au détour d’un boyau, ils avaient aperçu la lumière radieuse d’une fin d’après-midi douce et ensoleillée. Revigorés par cette vision mirifique, ils avaient abandonnés leurs dernières forces dans une course effrénée vers le salut, tiraillés entre la culpabilité farouche d’abandonner leurs compagnons à leur sort et le désir incommensurable de fuir ces ténèbres peuplées de créatures infâmes.

Ils n’avaient jamais su ce qu’il était advenu de Janet, Olga, Steve et Joshua. Ils n’avaient jamais pu faire le deuil. Parfois, les visages cireux des défunts faisaient apparition dans leurs cauchemars. Ils étaient balafrés, ensanglantés et leurs voix caverneuses de macchabées conspuaient et vomissaient des malédictions courroucées à l’encontre de ceux qui les avaient offerts aux bras de la faucheuse.

Comble de la malice, le crépuscule était devenu synonyme de terreur pour eux qui avaient côtoyés l’obscurité toute une carrière durant. Ils voguaient à travers des nuits déchaînées, ballottés entre une cohorte de spectres vengeurs et le sursaut de réveils fiévreux. La journée, ils se terraient, reclus, tels deux ermites agoraphobes. Ils profitaient d’une trêve salutaire pour se ressourcer, pour s’apaiser… pour consulter… car le remord qui les rongeait n’était pas l’unique souffrance qu’ils devaient endurer. Le mépris de leurs commanditaires et la condescendance avec laquelle on avait réfuté le récit de leur mésaventure avaient été terribles à encaisser. Bafoués, accusés de menteurs et de meurtriers, ils avaient même subi une enquête de la police fédérale qui avait été le coup de grâce porté à leur désarroi.

Alors que Gabrielle sirotait sa tasse de café noir, elle vit le visage de Douglas s’animer d’une lueur presque chaleureuse. Il souffla :

– Au fait. Pablito se marie. Ce week-end. Il tenait à t’inviter. C’est en petit comité. Pas plus de dix personnes. J’aimerais… j’aimerais vraiment que tu sois présente.

Gabrielle sentit une chaleur qui ressemblait presque à ce qu’elle pensait être de la joie se déverser dans tout son être. Elle sourit.

– Je viendrais avec plaisir Doug.

Après tout, peut-être lui restait-il encore un peu de bonheur à cueillir dans ce monde.

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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