[Histoire de Meeples #6] Age Of Towers

Gorhmog éviscéra l’impudent messager qui avait osé fouler son parterre en fourrure d’ours polaire. Tandis que les boyaux fumants se déversaient sur le sol de la tente, il attrapa sa hache de guerre, posée à côté de son trône en os sculpté et, d’un geste ample, décapita sa victime. Puis, il traîna la dépouille sanguinolente au dehors, aussi aisément que s’il s’était agi d’une poupée de chiffon. Accrochée à un épais pieu de bois, le cou enserré par une longue chaîne de ferraille rouillée, sa vouivre de compagnie faisait une sieste. Son ronflement rauque faisait vibrer le sol à ses pieds. Ses ailes, immenses, étaient repliées sur son corps écailleux.

L’odeur du sang la tira immédiatement de sa torpeur. Elle ouvrit une pupille jaune et globuleuse, puis l’autre. Avec une vivacité qu’on ne soupçonnait pas pour un monstre de sa corpulence, elle se dressa sur son séant. Sa gueule, hérissée de trois rangées de crocs dentelés, s’ouvrit avec gourmandise.

Gorhmog envoya voler le corps inerte du gobelin en direction de sa monture. Sa queue, son abdomen et son cou ondulèrent et, avec une détonation, sa gueule carnassière broya ce hors d’oeuvre tombé du ciel. En quelques secondes, il fut englouti en entier.

– Que l’on nettoie ma tente ! beugla Gorhmog du ton despotique qu’on lui connaissait. Avant que j’éventre la moitié de cette assemblée d’incapables.

Ses serviteurs savaient que ses invectives n’étaient pas de vaines menaces. Il mettait toujours ses paroles à exécution, surtout lorsqu’il s’agissait de meurtres.

Gorhmog était le général orque le plus puissant et le plus craint de tout les territoires orques. Il avait bâti son empire en exterminant tous les concurrents qui s’étaient dressé le long de son ascension inéluctable.

Gorhmog était persuadé d’être invincible. Il était né pour être un Dieu et gouverner la race des peaux vertes. Dès son premier jour de vie, il avait arraché la trachée de son père avec les dents et s’était nourri de ses globes oculaires encore coulants de larmes. Cela avait été la première fois qu’un nouveau né orque commettait le parricide. L’acte en lui même n’avait rien de surprenant, puisqu’il s’agissait du rituel de passage à l’âge adulte pour les adolescents orques. Mais la précocité avec laquelle ce petit bout de chair verte avait reproduit un acte initiatique que les shamanes orques enseignaient, avec force drogues et lavages de cervelle, à tous les enfants orques, avait été le balbutiement fondateur d’une grandiose destinée.

Bien sûr, lorsque la nouvelle s’était répandue à travers les tribus, tous les chefs de guerre qui se querellaient pour le pouvoir avaient vu d’un mauvais œil ce précoce belligérant. Fait assez rare pour être mentionné, plusieurs alliances avaient été conclues entre tribus ennemis afin de se débarrasser de ce marmot braillard, dont les augures murmuraient qu’il deviendrait le guerrier le plus redoutable que la race peau verte ait connu.

La mère de Gorhmog, ayant eu vent des conspirations contre son fils, l’avait confié au shamane de sa tribu, une vieux fou du nom de Khortog. Ensemble, ils s’étaient exilés dans les steppes glaciales de Laponi. Ils avaient mené une vie de paria, nomade et solitaire, rythmée par la chasse, les meurtres, et l’apprentissage des rudiments de la magie et des armes blanches.

Gorhmog avait vécu un enfer pendant son enfance. Cela avait décuplé sa rage, sa force et son appétit pour le pouvoir. Signe avant coureur de sa future domination sur ses semblables, il faisait à l’âge de cinq ans la taille et le poids d’un orque adulte. À dix ans, il était capable de vaincre un ours à mains nues. À vingt, il avait gravi, nu, la montagne blanche où il avait capturé un œuf de vouivre directement dans l’antre de sa mère. Sur le chemin du retour, il avait tué le monstre revanchard à l’aide d’un unique pic à glace. Pendant ce temps, Khortog avait profité de son anonymat pour transmettre les exploits du fléau des orques aux tribus du royaume, instiguant la crainte dans le cœur des chefs de clan et imposant le respect à leurs sous fifres, dont le destin avait été de tomber sous son joug.

Le jour de ses trente ans, Gorhmog avait été prêt. Il faisait alors trois fois la taille d’un orque deux fois plus âgé que lui. Sa musculature était celle d’un troll centenaire, sa peau était dure comme la pierre de la plus vénérable des montagnes, ses paumes calleuses pouvaient réduire en poussière la muraille d’un château ou aplatir un gobelin sans effort. Il maniait une hache de guerre titanesque qu’il avait forgée et enchantée lui même au cœur d’un volcan. Il avait vaincu le géant du pic de la Méduse en duel, et il revêtait l’armure magique prise sur sa dépouille. Ses pouvoirs faisaient dévier les coups de toutes les armes non-magiques. Il avait poussé la maîtrise de la magie orque à son paroxysme et pouvait se mettre dans une transe frénétique qui décuplait sa force physique tout en le rendant insensible à la moindre douleur. À lui seul, il était plus dangereux que n’importe quel bataillon de peaux vertes.

La première victime de sa hache de guerre avait été Khortog. Il lui avait fendu le haut du crâne avant de dévorer son cerveau encore chaud et de boire son sang à la paille. Il avait ensuite entamé son inexorable épopée en confrontant tour à tour tous les chefs de guerre du royaume. Il avait commencé par ceux qui avaient conspiré pour sa mort. Il avait démoli leurs bastions, massacré leurs armées, puis, après les avoir écorchés vifs et attachés en croix à un poteau sacrificiel, il les avait obligés à le regarder violer, torturer puis faire rôtir les corps sacrifiés de tous les membres de leurs familles. Enfin, il avait usé d’un sortilège de régénération pour les maintenir en vie et il avait laissé leurs silhouette mugissante de haine se faire dévorer par corbeaux et vautours. La plupart avaient sombré dans la démence avant de trépasser, mais les plus résistants avaient pu ressentir la douleur de chaque bout de chair qui se décrochait de leur corps, chaque fouissement de bec dans leurs entrailles, chaque grouillement d’asticots après que leurs plaies furent infectées, la brûlure de chaque rayon de soleil qui avait blanchi leur peau et les avait desséchés comme l’arbre privé de sève.

En moins d’un an, il avait unifié tous les territoires peaux vertes sous sa bannière. Il menait d’une poigne de fer une horde de plusieurs milliers de créatures écumantes, dont les instincts guerriers étaient décuplée par le charisme de leur divinité auto-proclamée.

Mais l’ambition de Gorhmog ne se bornait pas aux royaumes peaux vertes. Il était omnipotent. Il se devait de diriger l’univers. Dans son entièreté.

C’est ainsi que rapidement, l’ambition conquérante de Gorhmog s’était déportée sur les terres sudistes, contrôlées par une race de créatures fragiles et pleutres, à l’ espérance de vie ridiculement courte, appelée humains. À la tête de sa horde, il avait marché sur sa nouvelle conquête, avec la certitude d’écraser toute résistance. Il en avait été ainsi durant sa vie entière.

Sous les yeux de Gorhmog, une légion infinie de créatures à la peau verte s’étalait. Sur le flanc est du bivouac, des gobelins chétifs, au nez crochu, piaillaient et se chamaillaient les pièces d’équipement : massues à pointes et boucliers, que l’état major leur avait distribué. Ils ressemblaient à des nuées de mouches voltigeant autour d’une bouse de yacht. Leur faiblesse individuelle était une malédiction de la nature, mais ils compensaient cette affliction par leur férocité grégaire et leur reproduction rapide qui, à l’instar des rats, si on ne la maîtrisait pas par des purges, pouvait mener à une surpopulation qui se traduisait par des excès de confiance et des comportements violents envers leurs aînés orques.

Sur le flanc ouest, une colonie d’araignées géantes, aux mandibules luisantes de venin, décoraient le paysage neigeux de guirlandes de toiles soyeuses. De solides cocons grouillaient de vermine, tandis que les matriarches, des créatures énormes, aux appendices bouffis par de perpétuelles gestations, accouchaient bruyamment, dans des cascades de fluides poisseux et filamenteux. Les nouveaux nés qui avaient le temps de se réfugier dans un cocon pourraient se développer jusqu’à l’age adulte, mais la plupart se faisaient avaler par leurs congénères affamées. C’était d’ailleurs ce qui garantissait l’auto-régulation de l’espèce. Tout comme pour les gobelins, un trop grand nombre d’araignées aurait pu déboucher sur de l’insurrection. Le panthéon des anciens dieux orques avait bien fait les choses.

Enfin, au centre, se tenait l’élite de la race peau verte : les orques. Massifs, musculeux, brutaux, ils compensaient une faible intelligence par leur sauvagerie et leurs talents martiaux innés. Ils brandissaient les meilleures pièces d’armes du contingent : de lourds marteaux de guerre cerclés de fer. Ils étaient la figure de proue de toute armée peau verte, et ils occupaient toujours les points stratégiques du champ de bataille.

Gorhmog se gonfla de vanité à la vue des multitudes qui obéissaient à ses ordres. Ils n’étaient que les pions sur l’échiquier de sa gloire personnelle, mais il était impossible de nier leur utilité sur un champ de bataille.

Leur objectif était Wolfstadt, une cité humaine construite à flanc de colline et surmontée d’une citadelle sur laquelle flottait un drapeau jaune brodée d’armoiries à l’effigie de deux épées s’entrecroisant et d’une hache à double lame.

La nuit précèdent l’assaut, ses shamanes avaient mis Gorhmog en garde au cours de leur transe prédicatrice : si les humains étaient des créatures mortelles et d’apparence fébriles, elles compensaient leurs faiblesses par la ruse et par une magie blanche dévastatrice inconnue du peuple peau verte.

Gorhmog avait fait jeter au bûcher ces charlatans. Quelle magie pouvait vaincre un Dieu de son envergure et de sa toute-puissance ?

Il avança au cœur de ses troupes, impatientes d’en découdre. À sa ceinture, les crânes de ses anciens ennemis se balançaient en cadence. Il invoqua sa magie et les tatouages qui couvraient son torse scintillèrent d’une lueur rougeâtre. Orques, gobelins et araignées détournèrent le regard devant cette démonstration de puissance. Ils savaient qu’au moindre faux pas, un éclair vengeur les désintégrerait.

Le chemin qui menait à la ville humaine descendait en lacet à flanc de montagne. La neige avait recouvert le paysage d’un coup de pinceau blanc, et Gorhmog esquissa un rictus satisfait en pensant que cette douceur immaculée se transformerait bientôt en un chaos de sang, de viscères et de flammes.

Il porta à sa bouche le Cor de Morkhar, artefact légendaire des peaux vertes, et y souffla puissamment. Un tsunami de rugissements répondit à la note grave du cor. Les vibrations magiques qui en émanaient faisaient entrer les peaux vertes dans une frénésie dévastatrice. À présent, ils se mordaient, s’insultaient, se bousculaient, incapables de contenir davantage leur soif de carnage et de destruction. Des rixes éclatèrent sur les rangées que partageaient orques et gobelins, mais cela n’inquiéta pas Gorhmog. Qu’ils s’étripent, la victoire était déjà assurée. S’il ne s’occupait pas des humains personnellement, c’était uniquement pour contenter ses troupes, qui n’avaient pas combattu depuis plusieurs semaines. Tant que ses sujets pouvaient transférer leur bestialité sur une cible commune, ils ne leur viendrait pas à l’idée de se rebeller ou de contester son hégémonie.

Non pas qu’il puisse être vaincu en duel, ou être victime d’un coup d’état. Mais on n’était jamais trop prudent.

Un bataillon d’orques se déversa sur le chemin qui serpentait vers Wolfstadt. Leurs mâchoires distendues claquaient en signe de défi. Leur bedaine épaisse rebondissait au rythme de leur cavalcade, tandis que leurs marteaux de guerre se levaient et s’abaissaient en cadence. Une cohorte d’araignées géantes leur emboîta le pas et les dépassa. Leurs pattes velues labouraient la terre. Elles avaient le dard écarlate, signe qu’elles étaient en chasse.

Alors qu’ils longeaient un massif inextricable de ronces géantes, Gorhmog aperçut un détail qu’il n’avait jusqu’à présent pas considéré : une tourelle luisant d’une aura magique jaune était construite aux abords de la route. Un cortège de chariots remplis de boulets métalliques était parqué devant. Les obus étaient chargés à l’intérieur par des humains malingres, au visage étrangement serein, guilleret même. Il réprima un juron. Comment cela se faisait-il que ces misérables pourceaux ne soient pas glacés de terreur devant la charge brutale de son ost implacable ?

Le visage de Gorhmog se déforma tandis qu’il récitait une incantation tirée du Grand Almanach de Magie Verte qu’il avait ramassé sur la dépouille de son tuteur, Khortog, après l’avoir assassiné. Des nuages s’amoncelèrent au-dessus de sa tête tandis qu’il faisait tournoyer les vents de magie. Lorsqu’il prononça la dernière syllabe de la formule, les peaux vertes et les araignées furent entourés par un halo de lumière rouge. Le rituel de vélocité prit les humains totalement à revers. La colonie d’araignées passa en trombe devant la tour jaune sans subir de pertes et s’écrasa sur les portes de la ville avec fracas. Les lourds linteaux de bois ne purent résister à l’impact. Ils se disloquèrent, libérant l’accès aux ruelles de Wolfstadt aux arachnides déchaînés. Les orques suivaient d’un pas rapide, mais moins frénétiques, tandis que deux escadrons de Gobelins dévalaient la pente dans une cacophonie stridente.

Imbibé de magie des lobes d’oreille jusqu’aux orteils, Gorhmog invoqua un brouillard opaque sur la cité, gênant la perception des défenseurs sur la progression de ses troupes. Il explosa d’un rire tonitruant lorsque les orques de l’avant-garde rejoignirent les araignées et portèrent les combats jusqu’aux abords de la citadelle. Trop occupé à se gargariser de son irréversibilité, il ne vit pas que les soldats en faction dans la tour jaune avaient redoublé d’ardeur et amélioré la structure. À présent, elle dégageait des ondes qui stoppaient la progression des troupes passant à proximité. Gobelins, orques et araignées avaient beau gesticuler avec hargne, ils étaient comme retenus pour une barrière invisible.

Gorhmog éructa de rage. Il démembra l’un de ses subalternes pour calmer son accès de fureur. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Il voyait la route menant au château s’allonger de plusieurs dizaines de mètres. Tout Wolfstadt semblait se mouvoir, reculer. C’était impossible ! Comment des créatures aussi faibles pouvaient elles maîtriser des sorts que lui même, shamane émérite d’une race dominante, ne saurait accomplir…


Alors qu’orques et gobelins noircissaient les pentes de la montagne, la tour jaune fit feu. Elle décima tout un bataillon arachnide. Humilié, Gorhmog puisa dans ses réservés magiques et il invoqua quatre nouveaux bataillons de peaux vertes, qui vinrent grossir les rangs de sa légion déjà innombrable. Vous pouvez reculer, mugit-il, en constatant que le chemin menant à la cité venait encore de s’agrandir, mais vous ne faites que retarder l’inéluctable. Votre destin est scellé. Je suis le prédateur ultime, l’incarnation terrestre du Dieu Gobb. Vous avez tort de me défier ! Dans un ouragan de colère, il fit tournoyer sa hache et coupa en deux une vingtaine de gobelins. Cela le soulagea. Un court instant.

Constatant l’embouteillage qui régnait à côté de la tourelle jaune, Gorhmog se dit qu’il était temps de régler le sort des humains par lui-même. Cette magie pitoyable enlisait la progression de son armée comme la boue gluante d’un marécage. Il récita une dernière incantation. Ses muscles gonflèrent, ses veines palpitèrent, son cœur pulsa dans sa poitrine tandis qu’il sentait que son endurance et sa robustesse augmentaient sous l’effet du sortilège. Il rugit une malédiction en direction de Wolfstadt. Les humains, couards parmi les couards, avaient fuit davantage. Ils ne faisaient que repousser l’ échéance. Il leur promettait une mort lente et douloureuse.

Il ne vit pas que certains gardes de la ville, qui avaient été tués par le premier assaut des peaux vertes, venaient d’être ramenés à la vie. Leurs bras et leurs jambes s’extirpaient de leur cercueil puis, ils se redressaient, protégés par un bouclier naturel sur lequel se heurtaient les quelques orques, gobelins et araignées qui guerroyaient encore dans la citadelle.

La tour jaune désintégra un nouvel essaim d’araignées sous les yeux de Gorhmog. Il fut frappé d’un sentiment qu’il n’arriva pas à identifier derechef, car il ne l’avait jamais ressenti auparavant : l’incertitude. Ces humains semblaient avoir une dose inépuisable de malice dans leur besace. De plus, chaque fois qu’ils détruisaient une poignée de leurs envahisseurs, cela générait des cristaux de pierres bleues dans les énormes sphères de verre qui gravitaient au-dessus de leurs défenses magiques, ainsi qu’en haut de ce qui ressemblait à une abbaye, sise au sein de la citadelle assiégée. C’est grâce à ce matériau que leurs résistance semblait gagner en hardiesse. Cela signifiait-il qu’a près avoir résisté à la première vague d’assaillants, ils étaient en train de se servir des troupes engluées au bas de la montagne pour recouvrer des forces ?

Alors que les rouages tortueux de son intellect se mettaient en branle pour répondre à ses interrogations, il ne put réprimer un hoquet de stupeur lorsque la tourelle jaune se volatilisa sous ses yeux, pour réapparaître aux abords de la cité. Près d’elle, une deuxième tour, nimbée de rouge, avait été érigée. Elle possédait deux canons aux cylindres brûlants. Deux canons, c’était mieux qu’un seul. Et cette perspective n’était pas rassurante.

Gorhmog tressaillit. Si une tour avait mis à mal la progression de la moitié de son armée, que fallait-il attendre de cet arsenal renforcé ? Et pourquoi diable ses troupes n’avaient-elles pas essayé de déloger les humains dans la tour jaune au lieu de tenter obstinément de la contourner et de filer droit dans les mailles de ses filets magiques. Les bons à rien qu’il commandait, enhardis par le succès de l’avant-garde, ne pensaient plus qu’a foncer tête baissée dans les ruelles de Wolfstadt. Heureusement, il était le stratège le plus réputé de toute la race orque. Il allait remettre de l’ordre dans ce foutoir, illico.

Une sensation s’apparentant à la froideur du doute s’insinua dans sa cervelle.

Il allait remettre de l’ordre.

Oui… Il allait remettre de l’ordre…

Enfin, c’était sans compter la lueur inquiétante de ces deux tourelles qui, sans qu’il ne sache comment, ternissaient son enthousiasme et fêlaient le diamant de sa confiance en soi, pourtant réputée incassable

Les dés étaient jetés. Toute la horde peau verte avait quitté les montagnes, laissant dans son sillage un plateau dévastée, polluée par les déjections, les crachats, et les toiles d’araignées.

Gorhmog progressait implacablement. Il tentait de garder une contenance malgré les événements qui ne se déroulaient pas exactement comme dans ses plans. Il entendit la prédiction nocturne des shamanes résonner à ses oreilles bourdonnantes. Ces oiseaux de mauvaise augure avaient fini par lui porter la guigne.

Sur le chemin de la cité, une troisième tour avait poussé. Sa rougeur ressemblait au chapeau vénéneux d’une amanite tue-mouches. La tourelle jaune se dressait à proximité, tel un phare luminescent. Elle continuait son travail de sape de la progression des peaux vertes.

Aucune perte n’aggrava cette actualité déjà peu engageante, mais un mauvais coup se préparait car, autour des murailles de la troisième tour, une cohue d’humains en guenilles transportait des boulets de canon dans ses étages supérieurs.

Tout allait de mal en pis. Une avalanche de contrariétés se déversait sur Gorhmog, qui sentait son inexpugnable splendeur se décomposé comme une falaise érodée par les vagues salées. Tout d’abord, une grêle de cristaux magiques s’abattit au dessus de Wolfstadt, intervention divine ou prouesse magique qui leur prodigua des ressources gratuites. Grâce à elles, les humains invoquèrent une brume à couper au couteau sur le champ de bataille. Sa densités était telle, que les peaux vertes eurent la sensation d’être plongés dans un sac de nœud indémêlable et s’en retrouvèrent immobilisés, cherchant à tâtons une sortie en poussant des grognements plaintifs. Même Gorhmog ne put se dépêtrer de cette mélasse. Par chance, cela semblait empêcher les tourelles humaines de faire feu, mais leurs ouvriers profitèrent de l’accalmie pour construire un quatrième édifice, bleu cette fois ci. Pire encore, alors que le brouillard se dissipait lentement, Gorhmog aperçut une bande de gobelins en train de prêter main forte aux humains et d’améliorer une de leur tourelle rouge. Deux généraux humains, la mine réjouie, faisaient passer dans les mains avides du négociateur gobelin une bourse d’or rebondie. Gorhmog poussa un hurlement déchira,t. Comment pouvait-on être aussi vénal et aussi stupide ? Ces traîtres à la nation peau verte paieraient pour cette infamie ! Il mettrait aux fers leur arbre généalogique entier et boirait leur sang à la petite cuillère jusqu’à ce qu’ils se repentent de ce crime abject.

Alors qu’une nouvelle colonne de gobelins venait d’être désintégrée par les rafales d’une tourelle rouge, un individu massif, aux cheveux et à la longue barbe blanche, sortit de la cité et toisa l’armée peau verte avec un regard dédaigneux. Il tenait une longue serpe druidique dans la main droite, et un seau, contenant un liquide miroitant d’une lueur chatoyante, dans la gauche. Il ne laissait transparaître aucun signe de crainte. Ses yeux, d’un noir de jais, lançaient des éclairs. Si Gorhmog ne possédait pas l’inébranlable assurance inhérente à son rang divin, il aurait presque trouvé cela intimidant.

D’un geste sec, le druide projeta le contenu du seau dans l’air. Des particules semblables à des paillettes dorées formèrent un pentacle translucide au-dessus du sol. Petit à petit, le pentacle se consolida en un tourbillon magique vengeur qui, lorsqu’il entra en collision avec l’armée peau verte, en fit reculer tous ses membres.

Secoué comme un cocotier dans un cyclone tropical, Gorhmog vacilla avant de s’écrouler comme une vulgaire brindille. Il était ridiculisé. Autour de lui, ses soldats jetaient des retards apeurés vers le mage humain, qui leur avait tourné le dos et rentrait comme si de rien n’était dans l’enceinte de la cité. Quelques orques aux larges épaules le regardèrent Gorhmog, qui crachai du sang et quelques, brisées dans sa chute, d’un œil torve. Il pouvait percevoir une lueur carnassière dans certains regards. En temps ordinaire, personne ne se permettait de le défier aussi impunément. Mais il avait d’autres chats à fouetter. Il corrigerait ces insolents une fois la cité humaine mise à sac.

Du moins, il l’espérait…

Que Gobb vomisse des torrents de lave et incinère ces humains de malheur ! vociféra Gorhmog, tandis que la cité s’éloignait encore de l’armée orque par le biais d’un rituel infernal. Comment un assaut aussi bénin avait pu lui échapper à ce point ? Il se sentait impuissant, incapable de rivaliser avec l’habilité des mages humains. La sauvagerie bestiale du peuple peau verte n’était-elle pas le gage d’une domination totale des autres races ? Était il possible que l’être le plus puissant que la race orque ait jamais engendrée ne soit qu’un vermisseau que des oiseaux de proie plus majestueux soient capables de balayer d’un coup de bec nonchalant ?

Une sueur froide glissa le long de l’échine de Gorhmog. Et tandis qu’il remettait en question toutes les croyances qui l’avaient porté durant son existence, il la sentit. D’abord, ce ne fut qu’un léger fourmillement. Imperceptible. Presque une chimère. Puis, elle se répandit. Telle la moisissure qui envahissait une cloison humide, elle s’empara de tout son être, si bien qu’il ne fut plus capable de penser, de ressentir autre chose.

C’était donc cela, la douleur. Cette sensation qu’il pensait l’apanage des faibles et des victimes. Une chose à laquelle il n’avait jamais été confronté, et qu’il ne savait, à vrai dire, pas gérer.

Et soudain, il prit peur. Il comprit. Il comprit qu’il était mortel, que l’impunité dans laquelle il avait grandi n’était qu’une illusion. Il en voulut à sa mère de l’avoir mis au monde. Il en voulut à Khortog de l’avait protégé, enfant, tout en le persuadant qu’il était un Dieu que rien ni personne ne pouvait atteindre. Il en voulut aux peaux vertes d’être une race aussi barbare. Il s’en voulut à lui même de s’être laissé berner par une prophétie prononcée par shamanes drogués et alcoolisés, qui n’étaient que le reflet d’une race obtus et décadente. Quatre tourelles magiques et une poignée de mages humains avaient suffi à anéantir l’ost peau verte le plus fabuleux jamais constitué. Il était la lie du monde entier, l’exemple de tout ce qu’il ne fallait pas suivre, une idole, sacrifiée devant l’autel de la bêtise et de la brutalité servile.
Ses doigts, crispés autour de sa hache de guerre, tremblaient. Sa respiration était saccadée. Non… Cela ne pouvait pas se terminer ainsi… Pas après que les portes du panthéon divin des peaux vertes se soient entrouvertes devant lui. Il n’était peut-être pas un Dieu en dehors de sa race, mais il était un guerrier, aguerri, résilient, et obstiné. Un guerrier ne reculait pas. S’il fléchissait, c’était toute l’armée peau verte qui tournerait le dos. Il ne pouvait le concevoir.

Lentement, il fit tournoyer les dernières étincelles de magie qui se subsistaient en lui, et il reprit sa marche en direction de la cité humaine. Le spectre d’une haine incommensurable lui emboîta le pas.

Elles étaient six à présent. Ses six Némésis. Sous le feu continu des tourelles, Gorhmog avançait. Le champ d’énergie magique de la tour jaune ralentissait encore et toujours ses sbires, mais elle ne l’affectait pas. Il voyait se profiler, au détour d’une bifurcations du chemin, les portes fracassées de la cité. Des barricades de fortune y avaient été érigées. Derrière elles, une mer de lances, hallebarde, et autres faucilles, se profilait. Gorhmog eut un rictus de mépris. Ces cure-dents insignifiants ne perceraient jamais son armure magique. Encore un petit effort, et il ferait de Wolfstadt un charnier de corps déchiquetés et de veuves éplorées.

Son esprit était au-delà de toute douleur. Il avait un bras en lambeaux, les épaules écorchées vives. D’un trou, percé dans son abdomen par un éclat d’obus, son intestin grêle tentait une percée. Il pendait mollement à la manière d’une saucisse dans un garde-manger, menaçant de quitter sa cavité naturelle à la moindre secousse.

Un instant, il crut que son engeance divine reprenait le dessus. Il crut qu’il était au dessus de la souffrance. Mais il se rappela que le corps d’une poule décapitée était capable de se mouvoir comme un automate et se dit qu’en fait, son insensibilité était le signe annonciateur de son décès. Peut-être même était il déjà mort.

En arrière garde, les tourelles magiques avaient eu raison de tous les gobelins de l’armée peau verte. Les orques, lourdauds, tentaient de s’extirper de la nasse tendue par la tourelle jaune, incapables de prendre le dessus. La tourelle bleue les achevait en les cueillant comme des fruits mûrs.

Tout cela, Gorhmog n’en avait cure. Il y était enfin. Les murailles de la cité. Sa hache de guerre s’abattait avec frénésie, faisant éclater la pierre, laminant les larbins que l’on envoyait à sa rencontre. Il était devenu une bête féroce, animée par la destruction. Et rien ne pouvait l’arrêter…

Rien ?

Dans la poussière des combats, un chevalier s’avança. Il portait une cotte de mailles, en dessous d’un surcot de soie bleue. Des brassards et des plaques argentées protégeaient ses avant-bras et ses épaules. Ses jambières étaient maintenues par des lanières qui traversaient son poitrail en diagonale. Il avait le visage inexpressif et il avançait avec flegme, comme si la présence, devant lui, d’un chef de guerre orque haut de six mètres était une banalité. Derrière lui, le druide à la serpe suivait.

Le coeur de Gorhmog flancha. Et lorsque les deux héros humains unirent leurs forces pour le propulser en dehors de la cité, il dut réprimer un sanglot. Le constat de son impuissance était cuisant, insoutenable. Pourtant, il se releva encore. Son tibia sortait de sa jambe droite décharnée et il boitait, mais même s’il devait ramper, se hisser, ahaner tel une bête de somme, il mourrait comme un combattant.

Par Gobb… ! Il l’avait fait…

À genoux au milieu de la ville en cendres, les corps du druide et du chevalier agonisant devant lui, Gorhmog avait du mal à y croire. De Wolfstadt, il ne restait qu’un amas de rocs, des maisons effondrées, et des foyers d’incendie en train de consumer leurs dernières braises. Il s’appuya sur le manche de sa hache, mais il était incapable de se relever. Les tourelles magiques avaient exterminés l’intégralité des tribus unifiées. Le constat était implacable : il avait mené sa propre race à l’extinction.

Livide, se vidant de ses fluides vitaux, il leva un œil hagard vers le ciel nuageux. Un crépuscule verdâtre tombait sur la terre. Une étoile filante passa dans son champ de vision. Il la reconnut. La comète à deux queues. Celle-là même qui avait illuminée le ciel le jour de sa naissance.

Gobb… Petit plaisantin…

Il esquissa un sourire goguenard tandis que les hululements des hiboux annonçaient la tombée de la nuit…, et la fin de son règne.

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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