[Histoire de Meeples #7] It’s A Wonderful World

– Bienvenu parmi nous Johnson. Content de vous voir.

Johnson se rendit compte qu’il était allongé au sol de tout son long. Il se redressa et tenta de reprendre une contenance. Il avait l’impression que son corps pesait des tonnes et que sa tête était passée sous un rouleau compresseur. Un grésillement continu lui vrillait les tympans, mais sa vision était encore trop floue pour qu’il comprenne d’où cela provenait.

Il cracha sur le sol.

– Quarante ans, et toujours pas acquis les bonnes manières, s’esclaffa la voix devant lui.

Quarante ans… Il se souvenait maintenant. C’était impossible. Pas maintenant… Pas comme ça. Une colère mêlée de tristesse déferla dans tout son corps, mais il n’en laissa rien transparaître et déclara avec enthousiasme :

– Content d’être de retour au bercail, euh… ?

– Princeton, agent Princeton, services secrets.

Un hologramme se matérialisa dans les airs avec le numéro d’identification de l’agent Princeton. Il provenait d’une minuscule lentille implantée dans sa rétine dont le faisceau vert se réfléchissait sur les grains de poussière volatiles de l’endroit.

La diction de Princeton était étrangement monocorde, son flux de paroles saccadé. Il s’exprimait presque comme un automate ou… comme un ordinateur. L’intelligence artificielle avait-elle bondi à ce point ? se demanda Johnson. Il avait de vagues souvenirs de la société d’il y avait quarante ans. La robotique était déjà omniprésente mais, à l’époque, les robots n’étaient des subalternes, des tas de ferraille juste bons à remplir les tâches ingrates que les hommes ne souhaitaient plus accomplir.

Les dents de Princeton étaient décidément trop blanches et trop bien alignées. Sa chemise bleu ciel était boutonnée trop parfaitement. Qui, hormis les membres des sectes religieuses depuis longtemps démantelées, affichait une tenue aussi guindée et aussi soignée ? Détail plus qu’étrange : la montre qu’il portait au poignet droit n’avait pas d’aiguilles, comme s’il s’agissait d’un trompe l’œil essayant de justifier jusqu’à l’excès une humanité factice.

Johnson passa sa main sur sa nuque. Il devait s’assurer de quelque chose.

Elle était là. Par quelle malédiction elle était réapparue, il ne le savait pas. Une bosse, pas plus épaisse qu’une cosse de pois, à quelques millimètres de son oreille droite. La puce de contrôle gouvernementale. Celle qui transmettait en temps réel aux services d’espionnage de l’état tout ce que son hôte observait. Le moyen pour le pouvoir de disséquer intégralement les moindres faits et gestes de ses concitoyens. Le moindre regard détourné, répété ou trop appuyé sur un objet, lieu, ou une personne suspecte pouvait vous conduire dans les geôles du ministère de la défense.

– Vous pouvez être rassuré, votre puce est bien là, dit Princeton d’un air ravi.

Puis, il contourna Johnson et passa une main glaciale dans son cou, soulevant le col de sa chemise blanche.

– Parfait, murmura Princeton entre ses dents.

Johnson comprit ce que cela signifiait. La carte d’identité de chaque citoyen, un code-barres tatoué entre ses omoplates, n’avait pas été effacée. Ce système était aujourd’hui obsolète, car l’évolution des technologies de surveillance avait multiplié les caméras à reconnaissance faciale. L’identification des personnes était instantanée. Mais le Père de la Nation chérissait toujours cette pratique, mise en place au début de son premier quinquennat présumé – qui durait aujourd’hui depuis soixante ans – et qu’il appliquait toujours au sein des maternités. Combien de nouveaux nés étaient morts après être passés sous l’aiguille infernale d’un boucher du régime ? Aucun statistique ne le disait, mais Johnson savait que de son temps, beaucoup de mères éplorées disparaissaient étrangement peu après leur accouchement, pour finir exécutées ou enfermées dans les camps de travaux forcés du cercle polaire.

Le portail interdimensionnel par lequel Johnson était apparu se trouvait à sa droite. Il avait l’aspect d’une simple porte, mais il était la résultante d’une prouesse technologique complexe, même pour l’époque actuelle. Il était le fruit des fantasmes du Père de la Nation qui, après avoir dominé les hommes et la technologie, s’était mis en tête de dominer le temps. Le développement du portail avait mis plusieurs années, demandé des sacrifices humains considérables. Avant que Johnson ne le traversât sans heurts, des centaines de cobayes avaient été les victimes d’une technologie de fractionnement cellulaire encore non maîtrisée.

Il se trouvait dans un hangar, vaste et presque désert. Le portail trônait au milieu du sous-sol, vide de tout ameublement. Le toit formait un dôme sphérique sur lequel était accroché des lampes luminothérapeutiques. Elles imitaient les rayons du soleil et dégageaient une lueur bienfaisante.

Les parois du hangar étaient garnies de passerelles étroites, reliées entre elles par des escaliers métalliques. Des soldats du régime y faisaient leur ronde, protégés par des combinaisons en polyéthylène, sorte de scaphandres en plastique blanc pourvus d’un hublot sur lequel des écritures binaires défilaient. Ils portaient à deux mains un lourd fusil d’assaut à photons, dont le chargeur était une citerne dans laquelle crépitaient des éclairs d’énergie quantique. Johnson n’avait encore jamais vu un arsenal militaire aussi sophistiqué. Il se doutait que la technologie martiale avait fait un bond spectaculaire pendant ses années d’exil.

Derrière Princeton, un attroupement de scientifiques en blouses blanches était en pleine conversation. Ils étaient âgés d’une soixantaine d’années, ou en tout cas le paraissaient-ils. Trois femmes, deux hommes – mais étaient-ils réellement humains ? Ils portaient tous des lunettes aux reflets irisés. Ils tenaient dans les mains des calepins débordant de notes manuscrites, accessoires qui paraissaient anachroniques tant l’automatisation systémique avait remplacé depuis longtemps les anciennes corvées manuelles. Johnson avait un mauvais pressentiment. Le recours au papier et à l’encre ne pouvait signifier qu’une chose : l’état major ne voulait pas de trace informatique des rapports. C’était la précaution ultime, destinée aux dossiers les plus complexes, les plus dangereux, ou les plus embarrassants…

– Il va falloir y aller. On n’est pas ici en villégiature, s’exclama Princeton, dérangeant Johnson dans ses observations.

– Pour aller où ?

Il avait dit cela par principe. Il ne s’attendait pas à avoir une réponse.

– Notez ! ordonna l’agent secret alors qu’ils frôlaient les scientifiques. Le sujet est maître de ses moyens. Sa puce de contrôle et son code d’identification sont fonctionnels. Et, oui… il n’a pas l’air d’avoir vieilli depuis quarante ans. Veinard, ajouta-t-il en faisant un clin d’œil au concerné.

Ce trait d’humour cordial était irréel quand on savait qu’il émanait probablement de la bouche d’une intelligence artificielle immortelle engoncée dans une carcasse bionique dernier cri.

Ils déambulèrent dans des conduits tous similaires pendant ce qui parut à Johnson une éternité. Ils montaient, descendaient, bifurquaient, faisaient demi-retour. Princeton activait des passages secrets dissimulés dans les parois, faisait coulisser des portes translucides grâce à un système de reconnaissance rétinienne. Ils empruntèrent des téléporteurs, plus rapides et moins douloureux que ceux que Johnson avait connus dans sa jeunesse. Il savait que Princeton faisait durer le plaisir simplement pour brouiller ses repères et l’empêcher de retrouver par lui-même le chemin menant au portail interdimensionnel. Prudence était mère de sûreté. Ce dicton était d’autant plus vrai dans un régime comme le leur.

Johnson fut frappé par l’absence de personnel dans les tunnels du complexe. Princeton et lui ne croisèrent aucune âme qui vive. Était-ce une consigne destinée à le mettre en contact avec un minimum de visages ? Ou un hasard ? Après tout, cet entrepôt souterrain avait l’air de s’étendre sur des kilomètres. Il était logique que l’activité n’y fût pas aussi soutenue que dans les rues bondées de la mégapole qui s’étalait au-dessus de leurs têtes.

Leur promenade se termina sur un balcon qui dominait la ville. Le soleil était haut dans le ciel. Il devait être aux environs de midi.

– Philadelphia, la ville lumière, s’exclama Princeton en s’approchant de la balustrade vitrée. Avouez que cette splendeur vous avait manqué.

En effet, le spectacle était à couper le souffle. Une immensité de verre et d’acier courait à perte de vue. Le trafic y était dense et sonore. Les passants formaient une fourmilière compacte et disciplinée, qui vaquait à ses occupations comme des automates. Dans le ciel, des véhicules vrombissants passaient sans discontinuer. Il y avait des vedettes biplaces conduites par des robots, qui emportaient les riches magnats de la finance dans leurs bureaux situés dans les étages supérieurs de gigantesques buildings dont les cimes chromées disparaissaient dans les nuages. Il y avait des drones de surveillance et des avions de chasse de l’armée. Il y avait des véhicules de transport, qui ressemblaient à des baleines ferrailleuses et dont le vol stationnaire au-dessus des zones industrielles annonçait un largué de travailleurs. Routes et voies ferrées s’entrelaçaient dans un réseau labyrinthique. Les terminus débordaient de voyageurs. Des embouteillages de plusieurs kilomètres engorgeaient les bretelles d’autoroute barrées de checkpoints tenus par des automates de contrôle. Des rails, suspendus à plusieurs mètres du sol, soutenaient le passage de trains magnétiques filiformes à la vitesse prodigieuse. Partout, des enseignes lumineuses clignotaient, des phares éblouissaient le regard.

Même si Johnson n’était pas complètement dépaysé, il devait admettre que beaucoup de choses avaient changé.

Il reconnut les quartiers militarisés, au sud, remplis de baraquements rectangulaires sinistres. Le drapeau national flottait à chaque fenêtre, tandis que les chars d’assaut et les batteries de missiles air-sol y patrouillaient avec zèle. Chaque intersection de rue était protégée par un barrage lourdement fortifié. Il fallait montrer patte blanche pour avoir le privilège d’accéder au ministère de la guerre, un énorme complexe informe dont la façade était uniquement constituée de vitres sans teint. Il abritait quelques-uns des plus hauts dignitaires de la nation.

À l’ouest, la fumée des quartiers industriels montait en volutes épaisses et crasseuses. Sa zone septentrionale était composée d’usines de carburants, de pétrochimie, de matériel militaire ou encore d’agro-alimentaire. C’était là que trimaient les populations les plus pauvres. Leur existence était une parodie, même s’ils n’en étaient pas conscients. La propagande du régime les maintenait dans un état d’insouciance végétative et ils accomplissaient leur sacerdoce avec une spontanéité qui n’avait d’égale que leur asservissement. Sa zone méridionale était résidentielle. Elle était proche des usines mais, ses habitants aisés étaient à l’abri de leur toxicité, car le vent soufflait vers le nord-ouest et draguait les immondices vers les terres. Le seul danger qui aurait pu les importuner était la centrale nucléaire construite sur les bords du lac Delaware. Mais la fusion nucléaire était un processus maîtrisé depuis si longtemps que la vision des cheminées nucléaires ne suscitait plus la crainte que des incultes et des conspirationnistes. D’ailleurs, Johnson pouvait voir clairement des familles se prélasser sur les plages à proximité de la centrale. Le soleil se reflétait étrangement sur leur peau basanée. Il se demanda s’il ne s’agissait pas encore une fois de cette nouvelle race invasive d’humanoïdes dont il soupçonnait Princeton de faire partie.

– Vous voyez comme ils ont l’air heureux ?

Décidément, l’agent secret était un compagnon bien trop intrusif.

– Notre Suprême Dirigeant a toujours fait preuve d’une extrême munificence, répondit-il en bon patriote.

Princeton sourit.

– Avez-vous vu notre barrage hydroélectrique ? Inauguré il y a 10 ans. Fabuleux n’est-ce pas ?

Johnson porta son regard vers l’horizon. Il le vit. Une construction gigantesque, longue d’un kilomètre au bas mot, dont les huit gueules écumantes déversaient des cascades rugissantes d’eau claire.

– Il fournit en électricité la moitié de la ville. Pas mal, hein ?

On aurait dit que les éloges de Princeton avaient toujours besoin de l’assentiment de Johnson pour être validées. Peut-être était ce un paramétrage de son idiome ? Ou une facétie de son programmeur ? Ou un outil que le régime utilisait pour que ses agents robotiques impliquent continuellement leurs interlocuteurs dans leurs dithyrambes, et participent, par la même occasion, à leur embrigadement.

Johnson se détourna de sa baby-sitter, faisant face aux quartiers maritimes, à l’est. A l’image de la mégapole, le port maritime était titanesque. Des cargos gros comme des bâtiments déversaient des conteneurs multicolores de leurs cales bondées. Les grues semblaient ne jamais d’arrêter de fonctionner tandis que des camions dépourvus de roues lévitaient à la file indienne sur les quais avant de repartir chargés de matériaux ou de marchandises. Une seconde centrale nucléaire, plus petite, était destinée à alimenter en énergie cette zone, vitale pour le respect des rendements inhérents à une économie productiviste globalisante.

– Regardez.

Princeton s’était posté aux côtés de Johnson. Il pointait du doigt le périscope d’un sous-marin qui venait de surgir dans l’eau du port.

– Ça, c’est une escouade qui revient d’une de nos plateformes pétrolières en haute mer. Le Suprême Dirigeant en a fait pousser comme des champignons. Notre productivité n’a jamais été aussi élevée. Nous sommes leaders de l’industrie militaire. Nous inondons le monde de nos armes. Je vous rassure, ajouta t-il en voyant la moue dubitative de Johnson, les meilleures innovations sont conservées jalousement par le régime. Elles ne serviront qu’à la défense contre les invasions. Malin, n’est-ce pas ?

– Je n’ai jamais douté de la pertinence des décisions de notre père fondateur, souffla Johnson.

Il avait l’impression que sa gorge déversait une bile aigre-douce dont il ne pensait aucun mot . Acteur émérite, il paraissait cependant crédible. Son ton débordait d’une ferveur patriotique indiscutable.

– Le meilleur pour la fin, s’extasia Princeton en se tournant vers le nord de la ville. Grandiose, n’est-ce pas ?

Sur les hauteurs de Philadelphia se dressaient les quartiers financiers et administratifs. Ici, le nom de gratte-ciel n’était pas galvaudé. Des tours géantes semblables à des fusées grimpaient jusqu’à la voûte céleste. Leurs jardins panoramiques, sis au dernier étage, bénéficiaient d’un point de vue mirifique sur une mer de nuages ouatée transpercée ça et là par les nez d’autres tours géantes. Aux pieds des buildings, des bouches de métro dégorgeaient de fonctionnaires en costumes râpeux et attaché-case délavés. Des automates déambulaient dans la foule, scannant les tatouages des passants, procédant à des fouilles arbitraires. Un homme d’une cinquantaine d’années, affublé d’une épaisse moustache et portant un chapeau à visière ronde, venait de se faire plaquer au sol par deux robots. Le masque qui leur servait d’yeux projeta un éclair, paralysant le malheureux qui se débattait avec l’énergie du désespoir. Quelques secondes plus tard, un fourgon noir conduit par deux humanoïdes se gara à proximité et embarqua l’inconscient. Autour, les gens vaquaient à leurs occupations comme si tout cela était normal. La plupart étaient lobotomisés et ne s’en rendaient même pas compte. Ceux à qui il restait une bribe de conscience savaient qu’ils ne devaient absolument pas s’immiscer dans les affaires de la police d’état, que ce soit par un regard réprobateur, un clignement de paupières équivoque ou un changement dans le rythme cardiaque qui sous-entendrait qu’ils avaient prêté attention criminelle à la scène. Pour un humain, ressentir une émotion était devenu un signe ostentatoire assimilable à une trahison.

Les arrestations et disparitions d’individus étaient une routine. Chaque jour, les articles du journal national relayaient les crimes commis la veille par les concitoyens. Chaque jour, les raisons invoquées étaient la conspiration ou l’insurrection envers le régime. Chaque jour, la conclusion était la même : le sort des traîtres à la nation était mérité. Tout ce qui allait à l’encontre des hégémonies militaire et banquière était balayé d’un revers de main.

Dans l’ombre vorace des administrations, des bâtiments plus modestes, dominés par d’énormes reproductions sculptées du visage du Père de la Nation, formaient une enclave agitée. Des bus jaunes, reliques d’une époque contemporaine révolue, y déposaient des masses d’enfants vêtus de l’uniforme réglementaire : un short ou une jupette blanche, un polo bleu marine et un cartable azuré. Ils tenaient tous des fanions, drapeau national miniature, qu’ils agitaient avec une joie dévote. Des écoles. Ou plutôt, des centres de propagande destinés à la jeunesse du pays. Le contrôle des masses passait par deux biais : l’aliénation des adultes et la programmation neuronale des enfants. Ils étaient victimes de bourrages de crânes quotidiens couplés à des expériences scientifiques douteuses. Ils macéraient dans le culte de la personnalité du Suprême Dirigeant comme des organes dans un bocal de formol. Lorsqu’ils étaient totalement imprégnés par les enseignements du régime, ils rejoignaient la fourmilière : ouvriers, agents d’entretien, employés, scientifiques, banquiers ou militaires…

Esclaves. Tous dans la même galère.

Dominant le quartier et la ville toute entière, un monument grandiloquent, que Johnson ne connaissait pas, faisait étalage de sa splendeur. Taillé dans le granit d’une falaise, un vaisseau spatial dardait son cockpit vers la voie lactée. Il était entouré des quatre piliers de la nation : l’ouvrier, le militaire, le banquier et le robot. Tous affichaient une expression de candeur bienheureuse.

– Le monument national. Érigé pendant la conquête de la Lune.

Johnson était bouche bée. La conquête de la Lune… Le Père de la Nation avait toujours eu ce rêve en tête. Il avait donc accompli cet exploit. C’était impressionnant, si on omettait le nombre de vies humaines qui avaient dû être sacrifiées pour atteindre cet eldorado.

– Quand ? Quand s’est-produite la conquête spatiale ? demanda Johnson avec un peu trop de précipitation.

– Pas plus tard que cette année. Notre Suprême Dirigeant est un visionnaire entêté. Il a investi dans ce projet sans en démordre une seconde. Grâce à son omniscience, nous possédons désormais une base lunaire peuplée d’une centaine de scientifiques. Nous contrôlons plusieurs satellites qui nous informent des agissements de tous nos ennemis. Je ne devrais pas vous le dire mais…, nous avons amassé assez de ressources et de connaissances pour dupliquer notre canon solaire à l’infini. D’ici cinq années, notre nation régnera sur le monde. C’est la prédiction du Père de la Nation. Et ses prédictions s’accomplissent toujours. De gré ou de force.

Je ne devrais pas te le dire… Pauvre idiot, se dit Johnson intérieurement. Aucune confidence n’était gratuite, surtout venant d’un membre des services secrets programmé par ordinateur. Le jeu du bon flic et du mauvais flic était une technique de déstabilisation vieille comme le monde. Il ne tomberait pas dans ce piège grossier. Il garda un visage impavide et récita la litanie qu’il maîtrisait par cœur.

– Nul ne peut s’opposer à notre Suprême Dirigeant. Lui seul est le guide qui mènera l’humanité à la lumière.

Cette réponse, proférée dans la plus sincère des vénérations, eut l’air de ravir son interlocuteur. Il cilla puis, désigna une forêt de gratte-ciels lumineux à l’ouest.

– Ça non plus, vous ne l’avez jamais vu. La ville-casino. Extraordinaire, hein ?

La ville-casino répéta Johnson. Quelle était cette nouvelle machination ?

– Comme dit le proverbe, un bon citoyen est un citoyen diverti. Mais, s’il peut se divertir en dilapidant ses économies, c’est encore mieux. Maintenir la populace dans une servilité inconsciente, voilà une quête qui demande beaucoup d’astuce. Nos caisses d’impôts sont ravies de recueillir les économies dilapidées par tous les prolétaires qui pensent que jouer au casino est la promesse de gains aisés et abondants.

Pourquoi me confie-t-il tout cela ? se demanda Johnson. C’était tout, sauf rationnel. Jamais un agent secret ne se permettrait de divulguer de tels stratagèmes scandaleux à haute voix, surtout dans un monde aussi connecté que le leur.

Johnson était de moins en moins rassuré. Les seules personnes à qui on faisait l’honneur de la sincérité étaient celles que l’on était sur le point d’exécuter. C’était bien connu : un cadavre ne révélait pas les secrets.

Subitement, une alarme retentit dans toute la ville. Elle se répercuta en écho entre les bâtiments. Le vacarme était assourdissant.

– C’est l’heure de la grande parade, s’exclama Princeton avec un sourire jusqu’aux oreilles. Je ne pouvais pas vous faire manquer ça.

Dans les rues, tous les citoyens s’étaient figés dans la même posture. La grande parade… Johnson se souvenait de cette démonstration de puissance à laquelle les petites gens étaient astreints chaque jour. Elle était là pour leur rappeler que l’armée était le bouclier de la nation face aux envahisseurs qui assaillaient leurs frontières, mais elle avait surtout une fonction d’intimidation et de maintien de l’ordre.

Un escadron de soucoupes volantes passa au-dessus de la rue principale. En dehors du centre, dans les rues secondaires, des écrans retransmettaient ce spectacle grandiose à tous les habitants. Puis, suivirent les jeunesses de la nation, des adolescents en tenue militaire qui défilaient dans une chorégraphie impeccable. Leurs bottes cloutées frappaient le bitume à l’unisson tandis que leurs visages possédés fixaient avec servitude la grande peinture, large de soixante mètres, du Père de la Nation, qui décorait la façade de la résidence présidentielle située à l’angle du carrefour central de la ville.

Suivirent les divisions blindées, fleuron de l’armée nationale. Des carapaces robustes, dotées de chenilles tout-terrains, d’une connectique à la pointe de la technologie et surtout, d’un canon-laser dont les rayons pouvaient trouer toute matière comme s’il était agi de carton. Leur défilé était un cérémonial sacré. Ils faisaient la gloire et la puissance du régime.

Au-dessus d’eux, des dirigeables projetaient leur ombre ovale sur la procession. Ils avaient un rôle de soutien et de transport lors des conflits. Leur ballon était doté d’un système de camouflage ultra perfectionné qui leur permettait, grâce à des champs électromagnétiques et un système de miroirs connexe, de se rendre invisibles pendant une courte durée. Cette fonction était utilisée pour l’extraction de troupes piétonnes en territoires ennemis, de déploiement armé hors des lignes de fronts habituelles ou simplement de retraite forcée. Cependant, la débauche d’énergie était telle qu’il fallait ensuite immobiliser les zeppelins des semaines pour réparer leurs générateurs à particule. Cela entraînait des dépenses considérables, que même un régime dont les comptes débordaient de milliards de dollars ne pouvaient se permettre de cumuler. Cette option tactique était donc gérée avec parcimonie. Elle avait été utilisée moins de dix fois en combat réel.

Johnson sursauta. Princeton venait de lui fouailler les côtes d’une bourrade légère.

– Matez un peu ça vous voulez…

La mâchoire de Johnson faillit se distendre. Un véhicule gargantuesque constituait l’arrière-garde. Il était aussi gros qu’un porte-avions. Le bruit de ses moteurs faisait trembler tout le centre ville. Sa face avant était constituée de lames de bulldozer de la taille d’une maison. Une mitrailleuse automatique, dont le tube avait la circonférence d’un pipeline océanique, armait l’avant de la machine surmonté d’une cabine de contrôle grouillante de militaires. Sur le toit de l’état-major, deux gigantesques batteries de missiles anti-aériens tournaient comme des antennes. Chaque flanc était équipé de deux double-canons à protons et de deux missiles atomiques trônant fièrement dans un socle à triple-blindage.

Mais le clou du spectacle, chef d’œuvre d’une folie militaire à son apogée, était au dernier étage de ce monstre d’acier. Un canon-laser à quatre tubes, pivotant à 360° et dominant la parade de toute sa majesté.

– Je vous présente le Juggernaut, dit Princeton avec une émotion non dissimulée dans la voix. Quinze années de développement, plusieurs tonnes de krystallium et d’acier. Sa force de frappe est égale à celle de l’intégralité de nos escadrons blindés. Ses lasers peuvent atteindre un satellite en orbite ou toucher une cible à travers une montagne. Ses missiles téléguidés ont une autonomie de vingt-quatre heures. Ils pourraient faire douze fois le tour de la terre qu’ils atteindraient tout de même leur cible. N’avez-vous jamais rien vu d’aussi impressionnant ?

– C’est extraordinaire…, souffla Johnson, hébété.

Cette fois, il n’avait pas besoin de jouer la comédie. Son émoi était bien réel.

Alors que le Juggernaut disparaissait à l’horizon et que les citoyens de Philadelphia scandaient l’hymne de la nation à l’unisson, Princeton porta une main à sa bouche et lança :

– Vous pouvez venir nous chercher.

Se tournant vers Johnson, il ajouta :

– C’est l’heure. Nous sommes attendus.

Quelques minutes plus tard, un hélicoptère doté de quatre hélices latérales se mit en vol stationnaire au-dessus de leurs têtes. Deux cabines sphériques s’ouvrirent sur son flanc et les hélitreuilla à l’aide d’un champ magnétique. Ils se retrouvèrent dans des sièges en cuir, d’où ils bénéficiaient d’une vue imprenable sur la ville.

– Direction la maison ! cria Princeton, insupportable d’exubérance.

Leur vol dura une vingtaine de minutes. On les débarqua directement sur l’héliport d’une des résidences secondaires du Suprême Dirigeant, une villa bâtie dans un parc privé des abords du monument national. Elle était entourée de barrières électrifiées et de miradors à détection thermique. Dans ses jardins patrouillaient des drones de combat et des animorphes, des robots-animaux à l’aspect félin aussi massifs que des tigres.

Une escorte de soldats les amena en voiturette volante aux abords d’une immense piscine située à l’arrière de la villa. Là, assis à une table débordante de dossiers et de plans, se tenaient les quatre personnalités les plus importantes de la nation.

Il y avait d’abord un personnage malingre et recourbé. Il bougeait d’avant en arrière, comme s’il était sur un siège à bascule. Son regard était torve et malveillant. Il s’agissait du Grand Vizir, le conseiller personnel du Père de la Nation. C’était un humain, retors et rusé, qui compensait son apparence maladive par un intellect machiavélique.

Derrière lui, debout, un homme en costard bleu était en train de fumer le plus gros cigare que Johnson ait jamais vu. Il tenait également une coupe de champagne. Il alternait alcool et tabac avec une gestuelle lascive. Il avait le port altier, ses cheveux étaient gominés avec soin mais, en dehors de cette apparence impeccable, il dégageait une aura de malaise et de vice presque palpable. Sa bouche était un rictus, mélange de sournoiserie et de cupidité.

En bout de table, les jambes croisées, une femme en tenue militaire fixait l’approche des nouveaux venus. Ses épaulettes étaient décorées de cinq étoiles blanches, ce qui la définissait comme la générale de l’armée nationale. C’était le rang hiérarchique le plus élevé après celui du Suprême Dirigeant, dont le costume militaire arborait une sixième étoile. Ses cheveux auburn étaient coupés courts et, bien que ses traits ressemblassent étrangement à ceux du financier, elle dégageait une beauté teintée de charisme qui avait quelque chose d’envoûtant. Johnson dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas rougir. Son charme était aussi fort qu’elle semblait dangereuse.

Enfin, le Suprême Dirigeant était assis au centre de la table. Il portait un peignoir, ouvert sur son torse nu. Immédiatement, Johnson remarqua que quelque chose clochait. Ce n’était pas de chair qu’était faite sa cage thoracique. Elle était en krystallium, entièrement bionique, tout comme ses bras, et ses jambes. Seul son visage paraissait humain mais, en y regardant de plus près, on voyait que son crâne n’était qu’une membrane translucide dans laquelle flottait un ersatz de cerveau percé de tubes métalliques et de fils électriques.

– Général Johnson, heureux de vous revoir en chair et en os !

Le ton du Suprême Dirigeant était cordial, presque paternel, mais le terme qu’il venait d’employer donna l’impression à Johnson de se prendre un coup de poing dans l’estomac.

Général ? Comment…

Parmi toutes les informations dont il se souvenait de sa vie d’avant l’expérience interdimensionnelle, il avait oublié son ancienne position hiérarchique… Il comprenait maintenant pourquoi il avait une telle maîtrise de la déontologie, pourquoi Princeton l’avait traité avec tant d’égard. C’était comme si on venait de réparer l’ampoule qui avait grillé dans sa mémoire.

– Je vous présente les jumeaux Harrisson. Ils ont pris votre place, en quelque sorte. Je tenais impérativement à ce qu’ils accueillent le héros national que vous êtes. Tout le monde vous a cru mort. Ou du moins disparu.

– Je n’ai cessé de chercher un moyen pour revenir, mentit Johnson.

– Je n’en doute pas, je n’en doute pas, babilla le Suprême Dirigeant. Maudite soit cette technologie imparfaite. Mais rassurez-vous, tous les scientifiques qui ont travaillé sur ce portail ont été mis aux fers. La plupart sont morts dans les camps de travail du cercle polaire. Notre nation n’a pas besoin de crétins et d’incompétents.

Le Suprême Dirigeant se leva et fit une franche accolade à Johnson. Son enveloppe métallique était glacée. Les jumeaux Harrisson regardèrent la scène avec un mélange de morgue et de jalousie. Johnson fit comme si de rien n’était et, tandis qu’il rendait son geste à son dirigeant, il remarqua que le bras droit de la générale était bionique, tout comme le bras gauche du financier.

– Assez parlé… Champagne ? proposa le Suprême Dirigeant.

Alors qu’un robot domestique était déjà en train d’apporter un mini frigo rempli des meilleurs crus de la nation, la jumelle Harrisson se releva brusquement et s’exclama :

– Votre munificence, un nouvel attentat ! Une bombe dans une plateforme pétrolière !

Le Père de la Nation poussa un cri de rage. Il s’empara d’une bouteille millésimée et l’explosa sur le carrelage de la piscine.

– Les fourbes ! Les ingrats ! Ils n’ont pas le droit ! Pas le jour du retour du général Johnson !

Sa lèvre supérieure tremblait, lui conférait un aspect presque humain.

– Votre grâce ne devrait pas se mettre dans de tels états de nerf, persifla la voix du Grand Vizir.

Aussitôt, la crise du Suprême Dirigeant se calma. C’était comme s’il avait été mis en veille.

Johnson réprima un frisson. Il avait un mauvais pressentiment. Si l’hospitalité de son dirigeant semblait sincère, il n’avait pas d’autre allié autour de cette table.

– Comme vous avez l’air de vous en douter, nous ne partageons pas l’enthousiasme du Suprême Dirigeant à propos de votre retour.

La voix du Grand Vizir était tranchante comme un rasoir. Son regard était venimeux.

– Quarante années… Et vous réapparaissez indemne, sans que le temps n’ait eu d’emprise sur vous. Si vous étiez bien vivant, pourquoi ne pas avoir donné signe de vie ? Pourquoi ne pas avoir essayé de revenir ?

– Que voulez-vous que je vous dise ? J’ai atterri dans une dimension parallèle, certes. Mais le monde où j’ai vécu était technologiquement arriéré. Je n’avais aucun moyen de contacter quiconque à travers les dimensions.

– Technologiquement arriéré ? Et pourtant, vous revenez avec la fraîcheur de vos quarante ans… Alors que vous aviez le même âge lorsque vous êtes partis… Regardez ma vieille dépouille. Je suis un humain, comme vous. La vie éternelle n’est qu’une chimère que nous poursuivons depuis des millénaires. Sans succès. Nous avons recours à la robotique car nous sommes incapables de cette prouesse. Dites-moi, où croyez-vous que le corps de notre Suprême Dirigeant se trouve à l’heure actuelle ?

– Je n’en sais rien.

– Dans un sas de cryogénisation. Son cerveau est relié à cette enveloppe bionique par des capteurs à ondes grande distance créés par nos chercheurs les plus doués. Il nous a demandés de le tirer de son sommeil artificiel uniquement lorsque l’humanité aura découvert le secret de la vie éternelle. En attendant, il restera un robot, car sous cet aspect, il ne vieillit pas, et nous pouvons faire croire à la nation entière que les affres du temps ne l’atteignent pas. La poursuite de cette mystification des masses est notre priorité.

Les lèvres du Grand Vizir se déformèrent en un sourire enfiellé.

– Pourtant, enchaîna-t-il, nous savons que les voyages dans le temps continuent d’affecter le vieillissement des hommes. Même après avoir maîtrisé la technologie des failles temporelles qui permettent de retourner dans le passé, nous n’avons pu ouvrir celles du futur. Et vous voilà, quarante ans plus tard, de retour d’une planète… comment dites-vous … ? arriérée… en possession de ce pouvoir qu’une civilisation entière n’a pas su conquérir. Êtes-vous, général Johnson, en train de nous prendre pour des imbéciles ?

Johnson sentit que son visage blêmissait, cette fois sans qu’il ne pût contrôler ses émotions. Les jumeaux Harrisson se regardèrent. Comme s’ils savaient.

– Eu égard à votre ancien statut, nous ne vous tuerons pas sur le champ, poursuivit le Grand Vizir. Vous nous devez de toute façon des explications. Nous vous les arracherons. Que vous le vouliez ou non. Mais avant cela, nous devons nous occuper de… de quelques formalités urgentes…

Johnson eut un sourire sardonique. Le Grand Vizir faisait probablement référence à l’interruption de la jumelle Harrisson.

– Emmenez-le en cellule d’isolement !

*

Escorté par une dizaine de super-soldats en masque à gaz et tenue bionique, Johnson réfléchissait à la situation. Ainsi, certains habitants de Philadelphia avaient réussi à s’ériger en contre-pouvoir, malgré la surveillance, malgré la robotique, malgré la propagande et le lavage de cerveau scolaire et médiatique qui les étouffait depuis l’enfance. Que ce pouvoir ait des failles, même infimes, lui donnait un peu de baume au cœur.

Il repensa à sa conversation avec le Grand Vizir et il frémit. Évidemment, il avait menti. Ce, depuis que Princeton l’avait accueilli au pied du portail interdimensionnel. Il ne pouvait pas révéler son secret. Il ne pouvait pas les mettre en danger.

Bientôt, l’escouade s’immobilisa. Le sergent ôta les lunettes aveuglantes posées sur le nez de Johnson. Il fut ébloui par une lumière vivace. Il se trouvait devant une immense pièce rectangulaire, dont les murs étaient entièrement en verre bleuté. À l’intérieur, on distinguait une dizaine de détenus en blouse orange. Certains étaient allongés sur le sol en position fœtale, d’autres se tenaient debout et tanguaient d’avant en arrière. Leurs regards étaient perdus dans le vague, signe explicite qu’ils avaient subi, à minima, des supplices psychiques.

– Entrez, ordonna le sergent. Nous allons revenir vous chercher.

Johnson se doutait que cet espace n’était pas la cellule d’isolement que le Grand Vizir lui avait promis. Résigné, il s’engouffra dans la porte invisible qui venait de s’ouvrir dans la structure de verre, et qui se referma dès qu’il fut passé. Les murs étaient lisses. Aucun joint, aucune aspérité ne donnait un espoir, même minime, d’évasion.

Johnson remarqua alors quelque chose qui le troubla. Sur sa droite, un homme, assis en tailleur, comme s’il méditait, le dévisageait sans même tenter d’être discret.

– Johnson ? Général Johnson ?

Johnson regarda autour de lui. Des caméras thermiques balayaient la surface de la prison.

– N’ayez crainte. Ils ont désactivé la fonction audio. Ils en avaient assez d’entendre les cris de tous ces tarés dans leurs hauts parleurs.

L’homme désigna leurs compagnons d’infortune. Il semblait lucide et sain d’esprit.

– Comment me connaissez-vous ?

L’homme éclata d’un rire moqueur.

– Comment je vous connais ? Vous êtes une légende. Le général Johnson, boucher de la Nation. Le héros qui a sacrifié jusqu’à son rang et sa famille par dévouement patriotique. Vous êtes la figure de proue de la propagande d’état de ces quarante dernières années. Un exemple de piété filiale envers le Père de la Nation.

– Vous avez dit boucher ? Boucher de… de la nation…

Johnson avait la gorge sèche… Général… Maintenant, tortionnaire génocidaire… C’était comme si son voyage interdimensionnel avait isolé dans un coin de son cerveau tous les détails sordides de sa vie passée, un mécanisme de défense mis en place pour oublier les crimes dont il était coupable. Malheureusement, même le corps le mieux enfoui refait surface un jour où l’autre.

– Quarante ans… Et pas un seul souvenir, c’est ça ?

– Que… Qu’ai-je fait de si terrible pour mériter ce surnom ?

– Oh… Rien de plus que n’importe quel militaire zélé. Sauf que vous aviez un peu plus de pouvoir qu’un simple troufion. Beaucoup de nos concitoyens vous maudissent encore en secret… Il faut dire que vous avez un CV bien rempli. La méga bombe, c’est vous. La démocratisation de l’espionnage, c’est vous. Les camps de travail dans le cercle polaire, c’est vous. Les bateaux suicides, chargés d’opposants politiques et expédiés dans le triangle des Bermudes, c’est vous. On peut dire que vous ne manquiez pas de créativité. Même si le destin est bien fait et que votre égocentrisme vous a mené à votre perte, vous en avez fait du mal aux citoyens de cette nation, croyez-moi…

– Je… je suis désolé, murmura Johnson avec une sincérité qui paraissait bien dérisoire.

Comment avait-il pu oublier tout cela ? Il repensa au dégoût qu’il avait ressenti en observant Philadelphia en compagnie de Princeton. Ce sentiment de honte avait été franc. Il avait changé. Son moi d’il y avait quarante ans n’était plus celui qu’il était devenu. Mais comment, comment pourrait-il jamais justifier ses actes passés ?

Il s’affala sur le sol froid, en proie au plus fatal des désespoirs. Non seulement il était l’ennemi du peuple, mais il venait de devenir l’ennemi du Père de la Nation… Un paria, dans une société gangrenée par l’argent et le pouvoir. La mort ne serait pour lui qu’une douce délivrance.

– Sais-tu ce qu’il s’est passé pendant mon exil ?

Il ne mourrait pas ignorant.

– Si je sais… ? Oui…  Dans les grandes lignes… Après votre disparition, le Suprême Dirigeant a décidé de mettre fin au programme de voyage interdimensionnel. Il a fait arrêter toutes les personnes qui avaient travaillé sur le projet, du mécanicien au directeur de cabinet, et il les a transférés au cercle polaire. Un hommage à votre œuvre sans doute… Une année de deuil national à été décrétée et puis, notre souverain s’est piqué d’une nouvelle lubie.

– Conquête spatiale ?

– Bingo. Il s’était donne pour objectif la construction de la première base lunaire de l’époque post-contemporaine et la prise de contact avec les civilisations extraterrestres dont les satellites dernière génération avaient détecté la trace quelques mois auparavant. En 2145, il a investi des milliards dans la recherche. Et devinez comment il a baptisé le programme ?

– Je l’ignore. Comment ?

– Johnson II. Le programme Johnson II.

Johnson grimaça. Il avait dû être un sacré tyran pour avoir été ainsi honoré par le Suprême Dirigeant.

– Ça a démarré doucement. Il faut dire que trois quarts des meilleurs scientifiques de la nation venaient d’être déportés, et je crois que ça n’avait pas été bien pris en compte… Des investissements financiers colossaux ont été placés dans la construction d’un laboratoire. Les méga-corporations ont apporté leur soutien, notamment les firmes Harrisson et Barnes, premiers acteurs de l’industrie, mais ils ont posé leurs conditions. C’est pour ça que vous avez eu deux successeurs : les jumeaux Harrisson. Jumeaux, c’est leur sobriquet. Parce qu’ils n’ont rien de jumeaux… Ce sont des intelligences artificielles mises au service des magnats de l’industrie dans le but de contrôler encore plus les rênes du pouvoir et de faire du profit. La sempiternelle ritournelle…

L’espace d’une seconde, ses yeux donnèrent l’impression de fixer un fantôme.

– Durant les cinq premières années, tous les efforts ont été concentrés sur le laboratoire qui devait préparer les outils pour interagir avec les extraterrestres tout en élaborant les plans de la future base lunaire. En parallèle, le Suprême Dirigeant a demandé à ce qu’un programme de robots de compagnie soit développé, mais uniquement à destination des scientifiques et de leurs familles. Prendre aux pauvres pour distribuer aux riches, vous connaissez la chanson… Tant de petites gens triment à l’usine pour maintenir ce système véreux en état de marche… Le laboratoire à été inauguré en 2154. Ils en ont fait la une du journal télévisé pendant six semaines. Les robots de compagnie étaient également opérationnels. Ça a boosté la productivité et un nouveau centre de recherches dédié à l’innovation à été lancé. Quant aux investisseurs, ils se frottaient les mains. Les actions de Harrisson et de Barnes avaient triplé de valeur. Leur marionnette placée au pouvoir était la coqueluche des places financières.

– À partir de 2155, tout s’est accéléré. Le nouveau centre de recherches a vu le jour, et la construction d’une centrale nucléaire a été lancée sous les complexes industriels. Le Suprême Dirigeant a signé un décret autorisant l’utilisation de la téléportation pour les scientifiques, mais uniquement pour les trajets domicile-travail et le chantier a été lancé pour équiper leurs maisons de cette technologie. Du côté de Harrisson & Barnes, pression a été faite pour récupérer les brevets de la technologie du voyage temporel. Ils se sont servis des fonds publics pour envoyer des mercenaires a la recherche du trésor des Templiers, directement dans dans les années 1300.

– Dès 59, le programme de dimension parallèle dont vous avez été le cobaye à été réhabilité, soi disant parce que les chercheurs avaient décelé des signaux de vie dans le cosmos et qu’ils voulaient utiliser cette technologie pour leur envoyer des messages. Moi, je pense autrement. Harrisson & Barnes s’embourbait dans sa quête du trésor des Templiers. Ils ont gâché des millions. Ils ont maquillé l’augmentation des taxes auprès de la population par la nécessité d’un effort national de recherche et développement qui est tombé à pic pour renflouer leur trésorerie fragilisée. Pour calmer les quelques sceptiques, le Suprême Dirigeant à émis l’idée d’organiser un grand congrès de solidarité afin de mutualiser les efforts des nations du globe dans le défi de la conquête intergalactique. Venant d’un dirigeant qui n’a cessé de faire la guerre à ses voisins depuis qu’il est au pouvoir, ça a été une vaste fumisterie, comme d’habitude. En parallèle, la téléportation des scientifiques a tardé à se mettre en place et on n’a rien trouvé de mieux à faire que d’investir dans des laboratoires de clonage afin de décupler le nombre de scientifiques. Une parodie d’humanité, grotesque et sordide, mais qui allait de pair avec l’essor de la robotique et des intelligences artificielles, pour remplacer petit à petit le genre humain.

– Les cinq années qui ont suivi n’ont pas été palpitantes. Les mêmes projets, financés par le même racket. La populace crevait de faim et se brisait les reins sur les chaînes de production pendant que nos dirigeants ont gaspillé les ressources dans des problématiques métaphysiques insolubles. Un nouveau centre de recherches a vu le jour pour soutenir le premier et accélérer les programmes de téléportation et de dimension parallèle. Harrisson & Barnes ont déployé des fonds pour financer la base lunaire, dont les plans ont été dévoilés au printemps 68.

– Apres le fiasco de l’organisation du congrès mondial, le Suprême Dirigeant s’est piqué de l’idée d’accueillir une exposition universelle à Philadelphia. Les rumeurs disent qu’il a eu pour dessein de voler les technologies des autres Nations par ce biais. Ça n’est qu’a moitié étonnant. Il a aussi validé un programme dédie à la neuroscience, uniquement destiné à augmenter les capacités cérébrales des scientifiques impliqués dans le projet de la conquête spatiale. Je crois que tu connais mieux que moi le fonctionnement du régime : chaque avancée technologique majeure est réservée à l’élite, et doit servir les intérêts financiers des banques. Les citoyens n’en voient jamais les bénéfices.

– En 74, la téléportation et la neuroscience sont devenues une réalité pour le corps scientifique. Du côté de la bourse, Harrisson & Barnes ont continué d’engranger les bénéfices. Ils ont terminé de financer le projet de base lunaire, négociant des intérêts sur soixante ans et des dividendes exorbitants sur les bénéfices que l’état tirerait assurément de l’exploitation de la base. La centrale nucléaire a permis de commencer à développer les premières soucoupes volantes qui devaient amener les colons jusqu’à la Lune. En parallèle, une fusée de reconnaissance chargée de robots militaires a été envoyée en orbite pour commencer à paver les fondations de la conquête spatiale, qui se fortifiait d’année en année.

– De 75 à 79, la victoire n’a jamais semblé si proche. Le pouvoir n’a jamais été aussi exubérant dans sa propagande. Pendant cinq ans, le peuple à ingurgité jusqu’à l’indigestion une soupe quotidienne nauséabonde, mélange d’auto-congratulation étatique et de louange obscène à la gloire du Suprême Dirigeant. La recherche à été poussée dans ses derniers retranchements avec la construction d’un autre centre. Je crois bien que ça a été la seule période du règne du Suprême Dirigeant pendant laquelle le budget alloué à la recherche scientifique a été plus important que celui alloué à la recherche militaire.

– Jusqu’en 83, le régime a concentré tous ses efforts sur la finalisation du projet de base lunaire. Harrisson & Barnes a signé un chèque qui a débloqué le chantier tardif de l’exposition universelle, et le Suprême Dirigeant, insatiable, a demandé aux experts en armement de se lancer dans la duplication du canon solaire qui avait été utilisé lors d’un conflit militaire appelé la Campagne du Nord. Il arguait que cela permettrait de protéger la base lunaire d’invasions extraterrestres. Même l’espace intersidéral ne peut contenir sa paranoïa. C’est à vomir.

– Finalement, janvier 2184 est arrivé. Quarante années de tyrannie pour réaliser ce projet apocalyptique. La base lunaire est sur pied. Les chantiers autour des canons solaires progressent à vitesse grand V. Cerise sur le gâteau, les colons rapportent une source d’énergie extraterrestre sous la forme d’une relique hexagonale qui promet l’avènement d’une nouvelle décennie de progrès scientifiques. Harrison & Barnes sont plus riches et plus puissants que jamais. Ils ont extorqué les fonds de pension destinés à l’exposition universelle, qui n’a jamais eu lieu. La population est, quant à elle, de plus en plus exsangue, impuissante, destinée à être écrasée par les clones et les androïdes.

– Fin de l’histoire… Nous en sommes là. Joli conte de fées, n’est ce pas ?

– Tout s’est achevé il y a deux mois à peine, dit Johnson après quelques minutes d’un silence songeur. Et tu dis qu’ils ont relancé les recherches sur la dimension parallèle… ? Alors, c’est comme ça qu’ils m’ont retrouvé…

– Et toi, ou étais- tu pendant tout ce temps ? s’enquit le conteur. Je suppose que tout le monde se demande comment tu as pu revenir sous avoir pris une seule ride ?

Johnson baissa le regard.

– Tu peux parler sans langue de bois. Tu sais, demain, je suis mort. La trahison, ça ne pardonne pas.

L’homme était décidément touchant. Il cachait sa détresse derrière un masque d’ironie. Johnson se reconnaissait presque en lui.

– Vous êtes un sacré personnage ! Malgré tous les crimes que vous avez commis, je ressens en vous un repentir sincère. On dirait que… cet exil vous a bouleversé. Vous savez, contrairement à notre Suprême Dirigeant, je considère que chaque homme a droit à une seconde chance. Dans chacun de nous brûle la flamme de la bienveillance. Elle s’est éveillée en vous, c’est certain. Faites moi l’honneur de me dire comment.

Johnson s’éclaircit la gorge. Au point où il en était, il ne perdait rien à se confier à cet inconnu. Une séance de thérapie ante-mortem en quelque sorte.

– Contrairement à ce que tout le monde a l’air de penser, je n’étais pas dans une autre dimension. Enfin, pas à proprement parler. Le portail m’a conduit à Philadelphia. Mais pas le Philadelphia que toi et moi connaissons. Un Philadelphia pacifié, dépollué, républicain, où il fait bon vivre.

– Certaines constructions étaient au même endroit que celles que j’ai vues aujourd’hui : le barrage hydroélectrique, les tours géantes du quartier d’affaires, les réseaux routiers, le train magnétique. Mais les autres quartiers étaient aménagés différemment. Les quartiers industriels et résidentiels étaient calmes et propres, débarrassés du tumulte de nos usines bruyantes et polluantes. Le lac Delaware était couvert d’éoliennes. Reliées au barrage, elles permettaient d’alimenter les besoins en électricité de la ville entière. Au sud, les quartiers militaires avaient été remplacé par des usines de recyclage, fer de lance d’une industrie du bâtiment totalement revisitée, qui n’utilisait que des matériaux biodégradables. Dans les quartiers administratifs, la culture avait pris le pas sur l’obscurantisme totalitaire. On y trouvait des musées, des universités, des centres de recherche et d’innovation qui bénéficiaient à tous, et les tours géantes logeaient toutes les couches de la population, sans distinction sociale. La robotique et l’audiovisuel n’étaient pas utilisés à des fins de contrôle et de surveillance des masses. Les androïdes étaient aides-ménagers, nourrices, éboueurs, tandis que la technologie était utilisée a des fins de divertissement libre. La réalité virtuelle à la demande avait envahie les foyers. A l’est, la zone portuaire avait été rasée. On y produisait de l’énergie éolienne, et elle servait à l’entretien des aquacultures qui nourrissaient la population. Dans les fosses océaniques, des quartiers sous-marins étaient reliés à la terre par des navettes subaquatiques. Ce nouvel urbanisme avait permis de désengorger les centres villes et d’y implanter plus d’espaces verts.

– Le climat était doux toute l’année, car la ville était placée sous une cloche qui l’isolait des tempêtes radioactives et du réchauffement climatique, caniculaire en été, qui fait tant de victimes. Le gouvernement était une assemblée citoyenne, renouvelée tous les ans, et les réformes les plus importantes étaient toutes validées par référendum. Le débat démocratique était partout. Je n’avais jamais vu autant d’esprit d’analyse et de critique dans la bouche des citoyens auparavant.

– Quant à ma jeunesse éternelle, qui fait tant débat, elle est due à un concours de circonstances. Peu avant mon retour d’exil forcé, j’ai accepté de participer à une expérience – on ne se refait pas – visant à trouver un vaccin universel. Grâce à l’utilisation raisonnée du voyage temporel, les scientifiques avaient déniché l’emplacement de la légendaire Fontaine de Jouvence, joyau de la mythologie antique. Ils avaient élaboré un sérum à base de son eau, pariant sur ses propriétés régénératrices pour concocter un remède à toute maladie. Ils m’ont injecté quelques virus bénins dans le corps, puis m’ont administré le vaccin pour voir s’il les éradiquerait. Ce fut un succès en demi-teinte, puisque les virus ont résisté et m’ont cloué au lit plusieurs mois, mais dans le même temps, j’ai rajeuni de quarante ans. J’avais a l’époque quatre vingt ans.

– J’avais vécu une vie pleine et apaisée. Pour ne rien te cacher, ce résultat ne m’a pas enchanté. Notre passage sur terre n’a t-il pas cette saveur particulière de par son ephemérité ? Le prolonger éternellement est une lubie de fanatique. Si la société dans laquelle nous vivons permet de nous élever individuellement et de nous épanouir, notre départ se fait le cœur et l’esprit apaisé.

– Voilà… C’est ce qui m’a transformé. L’expérience d’une civilisation bienveillante et respectueuse des libertés fondamentales de l’être humain. Une nation où la technologie est mise au service des hommes, et non pas utilisée contre eux. J’en ai tiré la conclusion que j’ai atterri dans une dimension miroir à celle dans laquelle nous vivons. Une dimension qui a suivi une évolution similaire à la nôtre, mais qui, à un moment donné, a pris le chemin de la démocratie alors que nous sombrions dans la dictature.

– Ce… Non ! Ce n’est pas possible…

– Je… Qu’est ce qui n’est pas possible ? Je croyais que vous ne remettiez pas ma sincérité en question.

– Les dates… Le calendrier… Est-ce que les dates concordaient ? Est ce que vous avez atterri dans cette dimension miroir en 2144 ?

Le ton de l’homme avait changé. Il était habité, presque oppressif.

– À vrai dire, je… Je ne m’en souviens pas…

– Ess…essayons autre chose… Il faut… Il faut que vous…vous concentriez… Je veux dire… S’il vous plaît. C’est important. Vous souvenez vous du symbole ? Du symbole…cousu sur le drapeau de cette société miroir que vous venez de me décrire ?

Johnson fronça les sourcils.

Soudain, deux super-soldats, fusils à proton à la ceinture, apparurent à l’angle de la prison.

– Il faut faire vite… gémit l’homme.

Une sueur moite coulait de son front. On avait l’impression qu’il venait de contracter une maladie débilitante.

– Un globe… Un globe, entouré par un serpent… lâcha Johnson dans un souffle.

Le visage de l’homme se figea. Puis, il s’écroula sur le dos, parcouru d’un fou rire nerveux jubilatoire.

– Qu.’est-ce que… Je ne… comprends pas, bégaya Johnson.

– La prophétie, hurla l’homme en se relevant, défiant les super soldats qui venaient de pénétrer dans la cellule. Le Grand Dessein. Il va s’accomplir. C’est pour cette année. Ha ha ha…

Il entama une parodie de danse, tournoyant sur lui même, les yeux exorbités.

Johnson loucha en direction des gardes, qui dégainaient leurs fusils.

– Arrêtez-vous, ordonna-t-il à l’homme. Ils vont tirer.

– Qu’ils tirent les imbéciles, je suis mort de toute façon ! Vous ne comprenez pas ? Cette société… Ce n’est pas celle d’une dimension miroir… C’est la nôtre ! C’est aujourd’hui !

Lentement, les super soldats pointaient leur canon sur le criard. Deux points rouges s’immobilisèrent sur sa cage thoracique.

– Vous avez atterri dans le Philadelphia de 2184. La ville que vous avez dépeinte, elle est la copie conforme de celle décrite dans la prophétie. La confrérie avait raison. Nous allons gagner la lutte. Le monde est sur le point de muter. Nous sommes libr…

Juste avant que deux éclairs d’énergie photon ne désintègrent l’homme dans une odeur de soufre, Johnson aperçut sur son cou, minuscule, la marque d’un tatouage gravé au fer rouge. Il représentait un serpent lové autour d’un globe.

Un serpent lové autour d’un globe…

La coïncidence était troublante.

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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