Minerva et Frédégonde sont deux chevalières errantes du royaume de Kingdomino. Intrépides, incorruptibles, elles sont connues pour leurs exploits. Ensemble, elles ont combattu le Dragon Cracheur de Feu de la plaine aux moutons, les Araignées Géantes de la forêt enchantée, le Loup du bois Meunier, le Caïman Serpentiforme de la tourbière infernale et le Plésiosaurus de la mer infinie.

Depuis leur formation d’écuyère à la cour du roi Clotaire, elles sont à égalité. Nul n’a jamais réussi à les départager. Corvée de vaisselle, nettoyage de la cour au balai, astiquage d’armures, tir à l’arc ou combat à l’épée, elles sont ex-æquo dans toutes leurs activités. Si bien que lors de leur adoubement, le roi lui-même les a confondues.
Un jour, elles décident que la plaisanterie a assez duré. Elles demandent une audience au Roi.
– Messire, s’exclame Minerva. C’en est trop ! Nous en avons plein le dos !
– Nous ne sommes pas des identiques ! Il faut faire taire les critiques ! ajoute Frénégonde, remontée.
Devant une telle véhémence, le Roi demande :
– Êtes-vous certaines de vouloir quémander un moyen de vous départager ? Si je me mêle de vos affaires, pour vous pas de retour en arrière.
Les deux chevalières acquiescent.
– Je décide donc de vous léguer un lopin de terre près de la frontière.
– Un lopin de terre, que diable allons-nous en faire ? s’indigne Minerva.
– Nous sommes des chevalières, pas de simples roturières, peste Frénégonde.
– Je vous ferai accompagner de toute une assemblée. Paysans, pêcheurs, bûcherons et magiciens. Ils vous aideront à accomplir ce dessein. Dans six mois, je veux que votre domaine, soit le plus beau de toute la plaine. Comme fondation de départ, vous posséderez un manoir, et un terrain de cinq hectares. Façonnez-le à votre goût, soyez malines et sûres de vous. Car quand je vous rendrais visite, vous ne pourrez prendre la fuite. Le domaine qui aura connu le plus bel essor, verra sa propriétaire couverte d’or. Quant à celui qui sera le moins joli, il verra sa propriétaire bannie.
Ce n’est pas exactement ce à quoi Minerva et Frénégonde se sont attendues, mais leur esprit de compétition prend le dessus.
– Marché conclu. Foi de Minerva, je construirai un domaine qui vous laissera pantois.
– Tu n’as aucune chance, réplique Frénégonde. J’ai toujours été meilleure que toi. Je le prouverai nouvelle fois.
– Qu’il en soit ainsi, déclare le Roi.

Mois 1
Minerva observe l’effervescence qui règne sur son domaine. Les premiers champs de blé ont déjà poussé. Elle peut y observer des coquelicots et le vol des corbeaux qui se gavent de graines. Une mine d’or est en cours d’exploitation. Elle espère bien que cela épatera le Roi. Elle a aussi fait construire un premier baraquement pour les pêcheurs.
Mais du haut de sa tour, elle enrage. Cette copieuse de Frénégonde a construit les mêmes bâtiments ! Pas au même endroit, mais dans le même ordre. C’est scandaleux ! Comment peuvent-elles être départagées si elles n’arrêtent pas de s’imiter l’une l’autre ? Elle doit redoubler d’ingéniosité et de malice si elle veut recevoir la grâce du Roi et rétablir sa réputation.

Frénégonde est silencieuse. Elle observe le drapeau jaune qui se contorsionne sur le toit du manoir de Minerva. Elle se demande si elles ont bien fait de se lancer dans cette entreprise périlleuse. Risquer l’exil pour quelques marauds qui les appellent par le nom d’une autre. Est-ce vraiment ce qu’elles cherchaient en se rendant auprès du Roi ? Elle repense à tous leurs moments partagés : aux quêtes, aux joutes à cheval, aux beuveries dans les tavernes. Dans cinq mois, ce ne sera plus possible. Elle doit se retenir de pleurer, et elle maudit leur orgueil et leur impulsivité.

Mois 2
Minerva jubile. Sa mine d’or s’est agrandie. Le filon est profond et abondant, si bien que ses serfs travaillent nuit et jour à l’extraction du précieux métal. Elle imagine la réaction de Frénégonde quand elle verra les richesses qu’elle aura amassées d’ici quatre mois. Elle est sûre que le Roi n’y sera pas insensible. Comment pourrait-il bannir une sujette qui lui rapportera autant de richesses ?
Dans le même temps, elle a doublé la capacité de son port de pêche. Les filets débordent de poisson, et la cour du manoir est embaumée de l’odeur des brochets, des bars, et des truites que l’on fait griller chaque soir à la broche.
Des coffres pleins à craquer et des banquets illimités. Son entreprise de séduction est en bonne voie.

Les nuits sont glaciales et les journées sont mornes quand on est loin de sa meilleure amie. Frénégonde est lasse et mélancolique. Elle voit son domaine s’agrandir, mais cela ne comble pas le vide que son cœur ressent depuis deux mois. Elle a essayé d’en parler à Minerva, mais elle connaît son esprit de compétition ravageur. Elle l’a vu fiévreuse, le regard habité par le démon de l’ambition, hurler des ordres à ses serviteurs pour qu’ils fassent mieux, toujours mieux, que leurs concurrents.
Frénégonde est terrifiée à l’idée que leurs chemins soient sur le point de se séparer définitivement. Elle l’avoue, la situation était devenue calamiteuse. Elles étaient persuadées qu’être confondues l’une l’autre était l’épreuve la plus insupportable à laquelle elles étaient confrontées. À présent, Frénégonde pressent qu’elles se sont fourvoyées. Elle sait qu’elles ont fait preuve d’immaturité et d’égoïsme. Mais il est trop tard. Le rouage d’un mécanisme inarrêtable a été enclenché.

Mois 3
Minerva exulte. Son domaine est splendide. Elle a des champs de blé dont les épis montent jusqu’au visage. Des mines d’or qui dégorgent de métal doré. Un sous-bois où poussent les fraises et la menthe poivrée. Des zones de pêche qui pourraient nourrir l’ensemble du royaume. Et maintenant, une bergerie, qui verra la naissance de milliers d’agneaux destinés à l’abattage. Elle ajoutera à son empire des merceries, des boucheries et des fromageries qui inonderont la population de produits artisanaux savoureux. Elle se voit déjà reconvertie dans le négoce, vêtue d’un pourpoint de soie, d’une robe bouffante brodée de fil d’or, et d’un chapeau en satin orné d’une plume de paon sauvage.

Frénégonde est furieuse. Minerva l’a ignorée. Pas un regard complice, pas même une amabilité de façade. Mais pour qui se prend-elle cette opportuniste ? Elle croit qu’on peut jouer avec les sentiments comme un chat joue avec un mulot ?
Tu veux la guerre ? Tu vas l’avoir ! Te pavaner à mes frontières sur un cheval que nous avons élevé ensemble. C’est une outrecuidance que tu vas regretter ! Je vais t’en donner, moi, de la fanfaronnade ! Quand tu verras mon domaine achevé, dans trois mois, tu auras de quoi méditer sur les raisons de ton échec jusqu’à la fin de tes jours.

Mois 4
Depuis quelques jours, Minerva est en proie au doute. Elle voit Frénégonde qui redouble d’ardeur dans l’harmonisation de son domaine. Elle sent que quelque chose lui a échappé. Durant les trois premiers mois, elle n’a cessé de la provoquer, que ce soit en organisant des festins bien en vue de ses meurtrières, en faisant parader des convois chargés d’or plusieurs fois par jour sur le chemin qui jouxtait sa frontière. Elle se demande à quel moment elle a dépassé les bornes. D’autant qu’elle a mis tellement d’énergie à lui causer du tort qu’elle en a oublié leur mission principale. Elle a l’impression d’avoir perdu l’avance qu’elle avait consolidée.
Elle consulte la carte de son domaine et tressaille. Que fait cette prairie à l’opposé de la bergerie, isolée, et inutile ? Il faut qu’elle secoue les ouvriers, ou elle n’a plus qu’à préparer son baluchon et à dire au revoir à tous ces privilèges qu’elle convoite tant.

Frénégonde est animée par une énergie vengeresse qui déteint sur ses serfs. Ils ont fait les bons choix. Elle le sait. Tout s’imbrique comme elle l’a anticipé. Elle n’a peut-être pas tout l’or de Minerva, mais elle a désormais un plus grand rendement dans ses ports de pêche. L’ébénisterie, la chasse et le commerce du bois sont en plein essor, et elle sait qu’elle va bientôt égaler sa concurrente dans la production de céréales. Plus que deux mois, deux mois avant de s’esclaffer devant sa mine déconfite et de lui rendre la monnaie de sa pièce.

Mois 5
Rien ne va plus chez Minerva. Elle rumine son comportement de ces derniers mois. La journée, elle a la migraine. La nuit, elle a des insomnies, du crépuscule jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Tout lui apparaît insipide : de la décoration fastueuse de son manoir, à la finalisation des travaux du domaine, qui seront achevés sous peu. Elle n’a même pas réprimandé les ouvriers qui ont fait pousser une forêt juste en dessous du port, alors qu’elle n’a rien à y faire, et que ce sera probablement une bourde qui lui desservira face au jugement final de son souverain.
A-t-elle eu tort ? De négliger aussi ardemment sa comparse de toujours ? De la pousser dans ses retranchements ? De rester hermétique à ses appels à l’aide ? Elle a ressenti son mal être durant les premières semaines de ce défi irrationnel qu’elles se sont lancées. Mais elle l’a ignoré. Elle a préféré se concentrer sur ses propres ambitions, s’enfermer telle une ermite dans sa propre solitude. Elle en paie le prix aujourd’hui.

Elle est venue ce matin. Seule. Un pauvre hère prisonnier de la brume matinale. Frénégonde a vu son visage défait à travers les volutes de brouillard. Son cœur à lutté pour ne pas céder. Elle a voulu lui ouvrir la herse du manoir, l’accueillir à bras ouverts, lui pardonner, tout oublier. Mais aussitôt, elle s’est souvenue de son mépris, de sa méchanceté, de son ostentation, et elle a ravalé sa gentillesse pour ne laisser place qu’à la froideur de sa colère.
Il est trop tard. Tu aurais dû y penser avant, quand c’était moi qui avais besoin de ta présence et de ton soutien. Nous étions deux sœurs. On nous confondait tous le temps car nous étions inséparables. Nous avons cru que c’était un affront, alors que c’est ce qui nous a construit et nous a renforcé.
Ce lien, nous l’avons brisé dès l’instant où nous avons accepté de nous mettre en compétition l’une vis-à-vis de l’autre. Il n’y a plus d’autre issue que le sacrement de l’une, et le bannissement de l’autre. Ni la richesse ni l’indigence ne nous feront oublier ce monstre que nous avons créé. Et ce pêché d’orgueil, qui nous consume depuis ces six derniers mois, nous hantera jusqu’à notre trépas.
Nous étions sœurs. Nous ne sommes plus que des fantômes, vides et las.

Mois 6

Score
Minerva 51
Frédégonde 33
Minerva regarde Frénégonde qui s’éloigne sur le dos de son destrier. Ses cheveux ondulent dans la fraîcheur de la bise matinale. Elle a sur son épaule un ballot rempli de quelques affaires personnelles et de rations de nourriture : jambon sec, gruyère et quignon de pain. Elle part sans se retourner, sans même un regard pour son ancienne coéquipière.
Minerva regarde son domaine, ces champs de blé rutilants, ces eaux limpides et ces forêts luxuriantes. Sa victoire lui a fait comprendre, un peu tard, que ce n’est pas le regard des autres qui nous comble, mais celui des personnes que l’on aime. Elle sait désormais que, jusqu’à la fin de ses jours, subsistera en elle un manque, qu’elle ne pourra combler. Une présence qu’elle a cru oppressante mais qui lui est indispensable. Celle d’une sœur d’armes, amie et confidente. Une sœur d’armes, dont sa bêtise vient de sceller l’infortune.
Elle s’en retourne dans les pièces vides de son manoir. Et alors qu’elle marche en plein jour comme une somnambule, le bruit de ses pas résonne sur les pierres du bâtiment en même temps que dans son cœur, qui vient de se vider à tout jamais.