Vous connaissez la fable des trois petits cochons ? Maisons de paille, de bois, de brique et grand méchant loup ? Deux frères insouciants, un ainé prévoyant, et une fratrie unie dans l’adversité ?
Rassurez-vous, la question était rhétorique. Je savais ce que vous alliez me répondre. Je ne vous blâmerais pas pour votre ignorance.
Les humains ont tendance à transformer les histoires les plus sérieuses en mythes et en contes qui lissent les aspects négatifs de la réalité et infantilisent le récit. Ainsi, vous percevez les frères cochons comme des victimes au caractère jovial et candide. Vous pensez que le loup est une créature assoiffée de chair, et vous n’aviez pas eu besoin des frères cochons pour diaboliser son image et terroriser des générations de bambins avec des discours falsifiés. Il a eu ses torts avec la chèvre de M. Seguin, et il y a des zones d’ombre non élucidées dans l’affaire du Petit Chaperon Rouge.
Avec les cochons… C’est différent. Dans la forêt de Grimms, tout le monde connaît la vérité.
Si vous voulez conserver votre crédulité intacte, je vous conseille de ne pas lire ce qui va suivre. Votre petit cœur fragile nourri aux contes pour enfants et aux dessins animés risque de ne pas le supporter. Car l’histoire des frères cochons est finalement bien triste, et elle n’a rien de glorieuse. L’avez-vous remarqué ? Jamais je ne les ai affublés de l’adjectif petit. Petits, ils ne l’ont jamais été. Que ce soit par la carrure, par leur rang social, ou par leur fourberie.
Les frères cochons sont fils d’une famille bourgeoise. Leur père a été le chef d’entreprise le plus influent de toute la forêt. Il possédait l’intégralité des terrains constructibles, avait la mainmise sur le marché, les carrières de brique, les champs et les exploitations forestières. On peut dire que c’était le magnat hégémonique de tout ce qui avait trait à l’industrie et au commerce dans la forêt. Sa fortune était infinie. Les habitants respectaient son dévouement et sa vision autant que son parcours. Il avait su s’extraire de sa petite condition porcine et avait bataillé plus de vingt ans pour bâtir son empire. Il avait commencé comme coursier, avait travaillé dans les vignes, puis il avait été embauché dans l’administration et s’y était fait repérer pour ses compétences. Tout ce qu’il avait obtenu l’avait été à la sueur de son front. Malheureusement, le respect qu’il inspirait aux habitants de la forêt, il n’avait jamais su l’obtenir de ses propres fils.
Les frères cochons sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, voire même tout le service à couverts. Ils étaient les héritiers d’un patrimoine gigantesque qui, même partagé en trois, les assuraient d’être plus riche que n’importe quel autre habitant de Grimms et ce, sans jamais avoir à travailler. Ils ont été innocents pendant un temps, comme tout chérubin qui se respecte, et puis un drame est survenu. Leur mère est morte d’une maladie foudroyante alors qu’ils avaient cinq, quatre et trois ans. Une tragédie, qui a affecté leur construction. D’autant que leur père s’est réfugié dans le travail afin d’oublier sa peine et qu’ils se sont retrouvés sans figure parentale stable pour les épauler et leur administrer les conseils que tous les enfants bien éduqués recevaient. Très vite, ils se sont acoquinés avec des petites frappes : renards, ratons-laveurs, loups et farfadets. Leur position sociale attisait bien des convoitises. Beaucoup d’animaux de basse extraction tentaient de les séduire pour pouvoir passer ne serait-ce qu’une seule journée en leur compagnie dans l’immense manoir de leur père, dont les thermes, le labyrinthe de verdure, ou encore les licorneries alimentaient bien des légendes.
Ainsi, la population honnête se rendit vite compte que les frères cochons filaient un mauvais coton. Au fur et à mesure de leur croissance, ils ont gagné en muscles, et cela leur a fait pousser des ailes. Ils passaient leur temps à négocier de nouveaux partenariats avec des malfrats toujours plus dangereux. Ils ont mis au point un trafic de poudre de fée avec la complicité de Clochette. Ils se sont alliés avec le troll du pont pour racketter les écoliers. Ils ont utilisé l’éloquence du loup et du renard pour monter des arnaques qui dépouillaient les faibles d’esprit. Ils ont espionné, corrompu, manigancé en toute impunité, et personne n’osait en parler à leur père. Depuis la perte de son épouse, il s’était enfermé dans une bulle. Il était devenu inaccessible, et ceux qui arrivaient encore à lui adresser la parole subissaient son intransigeance et son irascibilité. Quiconque tentait de dévier le sujet de conversation sur un sujet jugé déplacé était congédié sans ménagement.
Les frères cochons ne portaient pas leur père dans leur cœur. Cela pouvait se comprendre, car il était dur et froid comme la glace dans leurs interactions. Il se rendait bien compte que ses fils étaient indignes de prendre sa succession et, bien qu’il n’ait jamais questionné sa propre responsabilité dans leur paresse et leur inconséquence, il ne cessait de les rabaisser, de les menacer de leur couper les vivres, de faire passer leur égoïsme comme le responsable de la mort de leur mère. La crainte qu’ils avaient de leur géniteur explique probablement la propension qu’ils ont eu à se sentir supérieurs aux autres et à mépriser les faibles. Ils ont reproduit le seul schéma qu’ils ont connu dans leur vie : la domination par la force et l’humiliation qui donne une illusion de puissance. Ils n’ont jamais intégré qu’ils en étaient là uniquement grâce à la fortune de leur père et grâce à son aura auprès de la population. Ils se sont crus en totale impunité. Et ils l’ont été pendant longtemps. Mais un jour, ce qui devait arriver arriva. Leur père a été mis au parfum de leurs activités illégales et de leurs fréquentations douteuses.
En cochon d’affaires pragmatique, il ne s’est pas laissé emporter. Il a consulté ses comptes pour vérifier que les trous dans sa comptabilité étaient bien de la responsabilité de ses fils. Puis, il a sollicité Robin des Bois pour enquêter sur leurs exactions. Il a fait marcher son réseau, et s’est fait une opinion éclairée. Une fois qu’il a été prêt à démanteler chaque contre-argument qui aurait pu lui être exposé, il a convoqué ses fils. Il ne les a pas sermonnés, car il avait compris que leur attitude n’était qu’une réaction au deuil de leur mère et à son absence en tant que figure paternelle. Cette affaire a au moins eu le mérite de lui ouvrir les yeux et il a décidé de reprendre l’avenir de ses fils en main.
Il a envoyé l’aîné travailler à la briqueterie, le cadet à la bûcheronnerie, et le benjamin aux champs. Ils ont été traités comme n’importe quel ouvrier et ont dû suer sang et eau, dix heures par jour, sur les chantiers. La réalité de la vie les a frappés si durement qu’on raconte que, des semaines durant, ils pleuraient comme des chérubins dans leurs baraquements, le soir venu. Leur père a voulu leur inculquer des valeurs auxquelles ils n’avaient jamais été confrontés, une âpreté du quotidien qu’ils avaient toujours dédaigné. Ainsi, ils n’ont plus fait parler d’eux. Leur règne de terreur s’est stoppé, et tous les brigands dont ils étaient devenus les mécènes ont vu leur source se tarir. Les activités illicites ont petit à petit périclité, et Grimms est redevenu cette forêt enchantée et paisible qu’elle a toujours été.
À la mort de leur père, les frères cochons ont hérité de ses possessions à part égale. Ils avaient œuvré dans les carrières de brique, les bois et les champs sans broncher et leur exemplarité les avait fait rentrer dans les bonnes grâces de leur paternel. L’aîné a hérité des domaines qui jouxtaient les carrières de brique, un espace immense fait de pâturages, de champs de fleurs sauvages, de forêts de conifères, et où la Princesse Raiponce a installé son donjon. Le cadet a hérité des domaines connexes aux bûcheronneries, là où la rivière enchantée coule paisiblement, où les animaux s’égayent en toute liberté, où les haricots magiques poussent vers le firmament et où les étangs résonnent des coassements du Prince Grenouille et de sa descendance. Le benjamin a hérité des plaines vallonnées que l’on peut observer lorsque l’on travaille aux champs. Au printemps et en été, elles sont couvertes d’un océan de tiges dorées. A l’automne, les arbres transforment le paysage et le redessinent d’un coup de pinceau orange. Si l’on est assez curieux, on peut y trouver la maison de pain d’épice où Hansel et Gretel préparent les confiseries qu’ils vendent au marché.
Les habitants de la forêt ont cru que les frères cochons avaient tiré les leçons des enseignements de leur père. Mais ils se sont vite rendus compte que ce sursaut de parentalité avait été trop tardif, et que la haine qui rongeait leur cœur depuis l’enfance n’avait pas été refermée. Le premier indice a été leur absence à l’enterrement. Le deuxième, la destruction pure et simple du manoir familial. Le troisième, la reprise des jeux d’argent dans les tripots clandestins que l’on avait cru fermés depuis longtemps. Les loups et les renards se sont remis à roder à des endroits dans lesquels on ne les avait plus vus depuis des lustres. Petit à petit, la peur a de nouveau étreint le cœur des honnêtes citoyens de Grimms. Le cauchemar recommençait.
Bientôt, des informations ont filtré parmi les citoyens les mieux avisés ou les plus renseignés. Les frères cochons ne digéraient pas une ligne du testament paternel. En effet, le marché et la gestion de l’industrie alimentaire ne leur était pas revenus. Ils avaient été donnés au petit bonhomme de pain d’épice, qui avait été le bras droit de leur père pendant toute sa carrière. Être supplanté par un gâteau a été la goutte d’eau qui a fait déborder la cruche de leur manque affectif. Le marché est le cœur de l’activité économique de la forêt. En assurer la direction est l’une des fonctions les plus prestigieuses. Au lieu de cela, on les a maintenus à leur état de sous-fifres, tous juste bons à manier la pioche, la scie ou la faux. Leur fierté ne l’a pas supporté.
Certains redoutaient que les frères cochons n’intentent à la vie du petit bonhomme de pain d’épices, surtout depuis qu’ils avaient renoué des liens d’amitié avec les renards de la forêt, dont on disait qu’ils avaient dévorés plusieurs membres de la lignée des bonhommes de pains d’épice par le passé. Mais il n’en a rien été. Les trois frères se sont piqués d’un projet ambitieux : construire sur leur domaine un manoir encore plus majestueux que celui de leur père. Ils ont essayé de se prouver à eux-mêmes qu’ils étaient meilleurs que lui, une quête bien veine maintenant qu’il était parti, mais dans laquelle ils se sont plongés avec une abnégation remarquable.
Au début, tout s’est bien passé. Chacun se concentrait sur ses acquis. L’aîné a bâti les fondations d’une demeure de brique. Le cadet s’est focalisé sur l’utilisation du bois, et le benjamin s’est contenté de paille. Mais les frères cochons ont continué de fréquenter toutes sortes de malandrins aux paroles trompeuses. Ils se sont renfermés, se sont vus moins souvent, ont plus côtoyé les étrangers que ceux avec qui ils partageaient le lien du sang. Leurs cœurs se sont flétris comme une vieille pomme. Ils en sont venus à jalouser les réussites de leurs frères, à envier le matériau qu’ils utilisaient, à copier l’architecture de leurs projets. Par effet domino, ils se sont bientôt lancés dans une compétition acharnée pour savoir qui allait construire le plus beau manoir et qui allait l’achever en premier.
La première anicroche s’est déroulée peu après que les trois frères ont achevé les fondations de la partie centrale de leur bâtisse. Un matin, le cadet s’est levé de bonne humeur. Il avait travaillé d’arrache-pied à la bûcheronnerie toute la journée précédente, et il avait prévu de ramener les stères entassées dans le sous-bois sur son chantier. Il a enfilé ses vêtements, a ajusté sa cape, posé son chapeau entre ses deux oreilles roses, et il a attelé son chariot pour aller récupérer le fruit de son labeur. Sur le chemin, il a croisé son aîné, poussant une brouette pleine de rondins découpés. Par orgueil, il n’a pas daigné pas lui adresser la parole. Mais lorsqu’il a aperçu la mule tirée par le benjamin de la famille, dont les besaces débordaient de bois en provenance de l’exploitation forestière, il a eu un mauvais pressentiment. Il a accéléré l’allure et, lorsque qu’il a été sur place, il a réalisé avec amertume que ses frères étaient venus se servir dans son stock sans lui demander la permission. Il a pesté si fort qu’on l’a entendu jusqu’au cœur de la forêt. Les hostilités venaient d’être lancées.
Les frères cochons se sont servis de leur réseau pour mettre leurs plans à exécution. Le cadet a demandé l’aide de Raiponce, et il a commencé à transférer certains de ses stocks de bois dans le donjon de la princesse. Il lui a promis une échelle solide qui lui permettrait d’échapper à son enfermement et la pauvresse l’a cru sur parole. Elle accrochait un large panier en osier à sa longue chevelure et entreposait les rondins sur son balcon, en attendant que le cochon ne se décide à les récupérer. Il était devenu si méfiant, qu’il ne récupérait même pas les matériaux. Le simple fait de les rendre inaccessible à ses frères lui suffisait.
Le problème est que le donjon de Raiponce se trouve sur le domaine de son aîné, qui n’a pas vu cette amitié naissante d’un bon œil. D’abord, il a cru que son cadet draguait la jeune femme, et cela l’a agacé sans trop le déranger. Mais lorsqu’il a compris son petit manège et qu’il s’est aperçu que les appartements de Raiponce étaient devenus un entrepôt clandestin de rondins, il a explosé de colère. Hors de lui, il a fait appel aux services du troll du pont pour intimider le gêneur. Alors que ce dernier revenait d’une collecte de bois, le troll lui a tendu une embuscade et lui a réclamé la totalité de sa récolte, sans quoi il détruirait sa demeure en construction de son gigantesque gourdin. Le cochon tout penaud lui a cédé son butin et est rentré dans son domaine la queue basse. La trahison lui a été révélé lorsque son aîné a consolidé sa demeure de brique avec des planches d’un bois solide, dont la teinte ressemblait étrangement à celle du bois qui lui avait été rackette par le troll du pont.
Pendant ce temps, le benjamin a sollicité l’aide de Tom Pouce pour l’aider à récolter le blé. En parallèle, il a versé des pots-de-vin au Grand Loup pour qu’il patrouille aux abords des champs de blé et empêche toute intrusion. Pendant que lui pillait le bois amassé par son frère, il bloquait l’approvisionnement de ses aînés au blé qu’il convoitait pour lui seul, et jouait sur deux tableaux, car Tom Pouce est assez petit et discret pour tromper la vigilance d’un loup, et il s’est servi de la disparition d’une partie des récoltes comme excuse pour ne pas verser son salaire au Grand Loup, qui n’a rien pu y redire.
L’aîné et le cadet étaient focalisés sur leurs griefs. Le cadet en est devenu paranoïaque. Un jour, il a loué les services d’une sorcière pour lui révéler les plans de son grand frère. Persuadé qu’il voulait lui dérober ses biens, il s’est rendu compte que ce dernier comptait partir récolter du blé au nez et à la barbe du petit dernier de la fratrie. Rassuré, il s’est rendu dans sa concession le cœur léger, mais il y a aperçu le benjamin qui collectait des rondins en compagnie du facétieux Tom Pouce. À trop se concentrer sur son vieux frère, il s’est rendu compte que le petiot était en train de les doubler tous les deux.
Un rapide interrogatoire auprès des Sept Nains lui a permis d’apprendre que le benjamin de la famille menait des expéditions nocturnes dans la briqueterie et qu’il avait déjà amassé une grosse quantité de briques. Sous la contrainte, il a négocié une trêve avec son aîné. Au cours d’une partie de cartes clandestine, ils ont conclu une alliance visant à déstabiliser leur benjamin et, je cite : « à lui apprendre le respect des anciens« . Ensemble, ils ont rendu visite à l’oracle, qui leur a apprise que leur frère s’était beaucoup rapproché des marchands du centre-ville, et qu’il comptait négocier un troc visant à blanchir les rondins et les briques amassées illégalement contre du blé, qu’il ferait passer pour le fruit de son labeur dans les champs.
Grâce à la prévision de l’oracle, les deux cochons ont doublé leur petit frère et ont conclu un échange juteux avec les marchands ambulants du centre. Rendez-vous a été pris dans les souterrains de la briqueterie, et chacun des deux frères a cru s’en être tiré à son avantage. Malheureusement, leur fourberie naturelle ne pouvait laisser passer une telle occasion de duper l’autre.
Le cadet a soudoyé les marchands avant leur entrevue afin qu’ils négocient les tractations plus âprement avec son frère, et qu’il s’en tire avec une plus-value moins intéressante. Dans ce contexte biaisé, il n’a pu faire que du un pour un, tandis que son frère s’en tirait avec du un pour deux. Mais les malfrats ne sont pas réputés pour leur loyauté. L’un des marchands véreux a revendu l’information à l’escroqué dès la journée suivante. Vexé d’avoir fait confiance à son frère, il s’est payé les onéreux services du Chat Potté pour chaparder des matériaux directement sur le chantier de son concurrent. En plus de ses talents de voleur, le Chat Potté contrôle tout un réseau de rongeurs-ouvriers qui ont aidé l’aîné des frères cochons à construire son manoir plus vite. Tandis que le cadet subissait le contrecoup de sa duplicité, les travaux progressaient à vitesse égale chez l’aîné et le benjamin.
Si les frères cochons se sont forgés une triste réputation de roublards patentés, il y a un personnage qui les supplante haut la main à Grimms : le Chat Potté. À partir du moment où il a mis le nez dans les affaires de l’aîné, son chantier a pris une avance considérable. Pire, il a fait fonctionner ses relations dans les recoins les plus mal famés de la forêt. Dans son esprit malade est né un plan machiavélique, censé faire basculer la compétition en la faveur du plus vieux des frères cochons. Il a trouvé le moyen de s’emparer de la lampe magique d’Aladdin. Grâce à elle, et au génie qu’elle renferme, le briquetier a invoqué un loup démoniaque aux pupilles rougeâtres qui a ravagé la récolte des champs de blé que le cadet et le benjamin convoitaient. Cela a été une désillusion terrible pour eux. Qui plus est, ils ont manqué d’y perdre la vie. L’aîné jubilait. Fort de cette victoire, il a congédié le félin au chapeau et s’est offert les services du Nain Tracassin, qui était désormais seul dans la forêt à posséder de la paille. Il ne lui restait plus que du bois à obtenir pour finaliser sa construction bien avant ses frères.
Les deux retardataires ont été contraints de mettre leurs disputes de côté et de s’allier momentanément pour mettre un terme à l’hégémonie de leur frère. Grâce à Tom Pouce, et à une soirée arrosée à la taverne de l’orée du bois, ils ont été introduits à de nouveaux belligérants en les personnes de Poucelina et du Petit Bonhomme de pain d’épices. Le cadet n’avait jamais pu récupérer les rondins amassés chez Raiponce, et depuis que son aîné avait engagé un chasseur pour défendre le domaine, il n’osait s’y aventurer. Il a préféré se faire épauler par une alliée plus discrète. Quant au Petit Bonhomme de pain d’épices, il était le responsable du marché. Ils ont réussi à le convaincre de les aider à financer leurs constructions. Par respect pour leur père, et parce qu’il était à mille lieux de se douter que ses fils s’étaient lancés dans une querelle de succession fratricide, l’affable négociant a répondu favorablement à leurs demandes de fonds. Pendant que le cadet menait des expéditions visant à piller la briqueterie, le benjamin a réactivé ses connexions avec le Grand Loup. Cette fois, il l’a envoyé dans les bois en lui demandant d’empêcher tout ce qui était de couleur rose de s’approcher des clairières de stockage. Mais lorsque le loup est venu réclamer son salaire, il lui a indiqué qu’il n’était pas son employeur, et qu’il fallait qu’il réclame l’argent au Petit Bonhomme de pain d’épices. Évidemment, le loup s’était une nouvelle fois fait duper. Il n’a jamais été payé. La moutarde commençait sérieusement à lui monter aux moustaches.
Savez-vous ce qui est le pire dans cette histoire ? Le pire, c’est que l’alliance du cadet et du benjamin n’a même pas tenue jusqu’au bout. Le benjamin n’a pas été honnête avec son frère. Il a utilisé les dons de matériaux du Petit Bonhomme de pain d’épices pour sa propre bâtisse. Il a même fait du chantage affectif à Poucelina, lui disant que si elle faisait tout son possible pour ralentir la progression des acheminements de matériaux, il lui arrangerait un rendez-vous galant avec Tom Pouce, dont elle était éprise secrètement. Poucelina s’est fait corrompre par cette promesse doucereuse, et elle a maintenu le cadet dans l’illusion qu’il lui fallait amasser toujours plus de briques pour contrecarrer les plans de son aîné, laissant ainsi toute liberté au benjamin pour fignoler ses propres travaux. Évidemment, le cadet n’a pas mis longtemps pour s’apercevoir que les conseils de Poucelina étaient très orientés, et un peu trop insistants, pour quelqu’un qui se disait de bonne foi. Bravant la vigilance du chasseur, il s’est rapproché de Raiponce et lui a demandé de se servir de l’affinité que possède les princesses avec les oiseaux pour attirer la monture rouge-gorge de Poucelina dans un piège. Il l’a capturée, et s’en est servi comme d’une monnaie d’échange contre la vérité sur les plans ourdis par son frère. La duperie du benjamin ne l’a étonné qu’à moitié, mais le temps qu’il bâtisse sa vengeance, deux événements ont mis un coup d’arrêt à la compétition délétère qui avait plongé la forêt de Grimms et ses habitants dans un chaos sans précèdent.
D’abord, l’aîné a achevé sa construction. Son manoir était splendide. Il avait utilisé une majorité de briques, mais les charpentes étaient en bois, et le toit était recouvert d’une couche de paille tressée robuste et imperméable. Le bijou de la bâtisse était son imposante cheminée, qui dominait la construction. Pour inaugurer sa demeure et promouvoir son domaine, le cochon victorieux a réussi à convaincre Aladdin et Jasmine de célébrer leurs fiançailles, officialisées quelques jours plus tôt, dans l’enceinte du manoir. Il leur a offert les locaux à titre gracieux, sachant que le mécénat d’un événement aussi prestigieux ne pourrait que rejaillir positivement sur sa popularité et sa notoriété.
Ses frères se sont inclinés et se sont résignés à accepter leur défaite. Mais, la veille de la cérémonie, le second événement, dramatique celui-ci, est survenu.
Le Grand Loup avait été mis au courant de tous les mensonges du benjamin de la fratrie cochon. Furieux, il est venu demander réclamation. On a su plus tard que c’était Tom Pouce qui avait vendu la mèche, après avoir appris le sort que le cadet des frères cochons avait réservé au rouge-gorge de Poucelina. Après le coup de pression qu’elle avait subie, elle s’était réfugiée, éplorée, dans les bras de l’élu de son cœur. Cela avait permis de les rapprocher, et ils étaient désormais en couple. Tom Pouce est aussi rancunier qu’il est minuscule. Il était bien décidé à laver l’honneur de sa dulcinée. Les cochons, qui ont toujours pensé être assez malin pour manipuler toutes les créatures magiques de la forêt de Grimms, l’ont appris à leurs dépens.
La conclusion, vous la connaissez plus ou moins. Le loup s’est énervé devant la mauvaise foi patentée du benjamin. Il a détruit sa maison de paille de son souffle puissant. Ce dernier n’a eu d’autre solution que de se réfugier chez son frère cadet, mais le loup a eu raison de sa construction en bois. Ils se sont retrouvés à quémander l’aide de leur aîné, dont ils avaient tout fait pour saborder le travail et dont ils avaient vilipendé les actes des mois durant. L’aîné était mort de peur. Quand on a toujours été un escroc et que l’on est mis face à ses responsabilités, il est rare d’assumer ses actes. Il n’a pas eu son idée la plus lumineuse. La marmite d’eau bouillante dans la cheminée a été une bêtise effroyable. Le Grand Loup n’a pas été très inspiré non plus quand il a décidé de pénétrer dans la maison par effraction en se glissant par la cheminée. Premièrement, ce n’est pas discret. Deuxièmement, c’est totalement illégal. C’est d’ailleurs grâce à cette ligne de défense que les frères cochons ont pu s’en tirer lors du procès retentissant qui a secoué la forêt après l’incident.
Le loup a été reconnu coupable de la destruction des demeures des deux frères cochons les plus jeunes ainsi que de l’effraction dans le manoir de l’aîné. Aladdin et Jasmine s’étaient porté partie civile, car cela avait causé l’annulation de leur mariage. Le Grand Vizir Jafar, leur avocat, a su trouver les mots pour accabler le Grand Loup. À côté de cela, Tom Pouce et Poucelina étaient introuvables. On n’a jamais pu prouver les charges dont le parti de l’accusation a accablé les cochons. Mais bon, vous connaissez l’impartialité de la justice. Entre une créature solitaire à mauvaise réputation et les trois héritiers du propriétaire terrien le plus puissant de Grimms, soutenus par le sultanat d’Agrabah au grand complet, le rapport de force était tronqué depuis le départ…
Nous en sommes là. Les cochons ont été disculpés, et le loup condamné à trois mois de travaux forcés et au versement d’une somme d’argent indécente. Il a rebâti entièrement les maisons qu’il avait détruites. Après ça, on ne l’a plus revu.
Les frères cochons ne se sont jamais rabibochés. Ils sont morts vieux garçons. Leur héritage s’est perdu, mais leur histoire perdure. Chez nous, elle n’est pas un conte qui apprend aux enfants les valeurs de l’effort et du travail bien fait. Chez nous, elle est la représentation de la paresse, de la bêtise, de la jalousie, du mensonge, de la cupidité et de la fuite des responsabilités. Elle fait trembler les adultes, et donne des cauchemars aux enfants.
Il ne faut pas se fier aux apparences, vous connaissez le dicton. Ce n’est pas parce qu’on est rose, dodu et joufflu qu’on a plus de moralité qu’une bête noire, poilue, au museau long et aux dents pointues.