Irydia se réveilla en sursaut. Elle était essoufflée. Elle dut prendre une grande inspiration, comme si elle avait passé trop de temps en apnée et qu’elle faisait surface. Elle était allongée sur un autel de pierre lisse et froide. La chaleur était insoutenable. Devant elle, une flèche de basalte montait vers le ciel. En son centre s’écoulait un filet de lave brûlante, qui s’écrasait dans une rivière de feu en contrebas. Elle se redressa et constata qu’elle se trouvait sur un promontoire rocheux, auquel on accédait par un escalier taillé à flanc de montagne. Le granit érodé des contreforts donnait l’impression que le décor était couvert de cendres volcaniques.
Soudain, un pentacle d’énergie rouge crépitante se matérialisa devant l’autel. Des nuages gris s’amoncelèrent. Le ciel vira couleur sang. Une forme aveuglante en jaillit, accompagnée d’une odeur purulente. Le crâne d’Irydia fût assailli par une vague de douleur. Elle tenta de descendre de son matelas de fortune, mais se rendit compte que ses bras et ses jambes étaient retenus par des anneaux de ferraille. Le corps en croix, elle se rendit à l’évidence : elle était offerte en sacrifice.
L’entité lumineuse s’assombrit et elle peut observer ses traits. Elle avait des cornes de bouc, qui surmontaient un visage insectoïde aux trois paires d’yeux écarlates. Son corps était de la teinte gris-clair caractéristique des démons mais, en dehors de cela, il aurait pu être celui d’un humain aux muscles saillants et parfaitement tracés. Ses bras étaient maigres, veineux. Ils s’achevaient sur des avant-bras couverts de pointes et des mains aux doigts longs et fins comme des branchages. Sa taille était entourée d’un pagne qui cascadait jusqu’au sol et sur lequel était inscrit des runes d’une langue séculaire. Ses cuisses étaient énormes. Ses pieds portaient des jambières ailées en acier. Une lueur rougeâtre brûlait au milieu de sa cage thoracique, comme un organe palpitant dont la luminosité transpercerait même la chair. Alors qu’il avançait en faisant claquer les mandibules de sa bouche, il tira sur une lourde chaîne et un monstre ressemblant à une hyène géante apparut à sa suite. Le molosse ouvrit une gueule aux crocs acérés et…
– Regardez, elle s’agite.
Irydia ouvrit les yeux. Elle était ruisselante de sueur, hagarde. Son cœur battait à tout rompre mais, après avoir cligné des paupières plusieurs secondes pour s’assurer qu’elle n’hallucinait pas, elle se rendit compte avec soulagement qu’elle n’était plus sur l’autel de prière, que ses chevilles et ses poignets étaient libres, et que le démon avait disparu.
– Bienvenue parmi nous.
Elle reconnut immédiatement sa voix.
– Da… lek, eut-elle à peine la force de murmurer.
– Chuuut, siffla-t-il en lui mettant un doigt sur les lèvres. Tu es encore très faible. On a eu de la chance, tu sais.
Ils se trouvaient dans une tente à l’ameublement minimaliste : le lit sur lequel elle était allongée, un rondin de bois qui faisait office de tabouret, et une table de chevet carrée.
– Est-ce que tu te souviens de quelque chose ?
– Le démon… Le démon du canyon… Je… Il allait me tuer…
– Un cauchemar, rien de plus. Je t’entendais marmonner. Tu avais l’air de délirer. Tout va bien maintenant.
Il lui raconta tout. Cela faisait deux jours qu’elle était plongée dans un sommeil comateux, secouée par des montées de fièvre. Ils avaient été attaqués par un vampire dans les Hautes Falaises. Ce monstre assoiffé de sang avait décimé leurs montures et leur guide. Il avait presque eu raison d’eux. Mais alors qu’il s’apprêtait à lui donner le coup de grâce, d’intenses ondes de magie blanche s’étaient échappées de sa carcasse et avaient formé autour d’elle une barrière protectrice infranchissable. Le vampire avait tenté de l’exorciser, en vain et il avait dû abandonner sa proie honteusement. La barrière n’avait disparu que quelques heures plus tard, lorsque des habitants du village d’Heskan, attirés dans les montagnes par la magie de la tablette de Thorp, avaient trouvés leurs corps évanouis sur le sentier.
– La tablette de Thorp. Mais… J’ai vu les chameaux chuter dans les profondeurs. Je m’en souviens maintenant. Comment est-ce possible ?
– Je l’avais gardée sur moi. Disons que… Je n’avais pas tout à fait confiance en ce pèlerin.
Irydia eut un rictus douloureux. La méfiance maladive de Dalek leur avait sauvé la vie. Elle ne savait pas comment interpréter la nouvelle.
– Les villageois nous ont ramené à Heskan. Thorp est une divinité guérisseuse. Grâce à la tablette, ils ont pu invoquer sa clémence pour nous aider à récupérer de nos blessures.
Irydia se sentait honteuse d’avoir été vaincue aussi aisément par le vampire enragé. Elle revit la manière dont il avait assassiné le pèlerin et son cœur se gonfla de chagrin et de culpabilité.
– Le chef du village m’a raconté ce qu’il savait sur la légende du pays perdu. Il m’a parlé d’une rumeur à propos d’une potion liée à cette légende. Il est dit que celui qui la boira se verra révélé le chemin vers le pays perdu.
– Mais je suppose qu’il ne sait pas où trouver la potion ? soupira Irydia.
– Non, je te confirme. Il m’a conseillé de chercher dans les plaines de l’ouest. Si nous sommes chanceux, il s’agit de la Vallée des Vents, qui est à une journée de marche. Mais cela peut aussi bien être les Champs Verdoyants, dans la partie la plus méridionale. Cela nous demanderait une journée de marche supplémentaire.
– Je sens l’influence de l’ombre qui grandit, murmura Irydia. Elle oppresse mon cœur et mon esprit chaque jour un peu plus. Nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut commencer par nous rendre à la Vallée des Vents.
– Mais… ?
Irydia ne put d’empêcher d’être impressionnée par la clairvoyance de son partenaire. Elle n’avait encore rien dit à propos de son cauchemar mais il avait percé son trouble.
– J’ai eu une vision. Juste avant de sortir du coma. Nous devons nous rendre au Canyon du Magma.
– Le Canyon du Magma !? s’en horrifia Dalek. C’est bien trop dangereux. Soit, nous devons repasser par les Hautes Falaises et risquer un nouvel affrontement avec ce vampire qui nous a défait soit, cela nous oblige à un détour à travers la Fougeraie, puis le nord de la vallée des vents. Je croyais que le temps nous était compté.
– C’est le cas, répondit Irydia calmement. Il l’est encore plus à présent. Dans deux jours, le canyon du Magma basculera dans l’ombre. Ce faisant, un ancien autel sacrificiel à la gloire des démons sera réactivé. Si nous ne le détruisons pas, il donnera un accès anticipé à Kilforth au Diacre de la Trahison. Et alors… tout ce que nous avons entrepris jusqu’à présent pour le stopper aura été vain.
Avec l’aide des locaux, ils réfléchirent au meilleur itinéraire leur permettant de rallier le Canyon du Magma. Ils ne voulaient pas risquer une nouvelle traversée des Hautes Falaises. Le souvenir de leur déconvenue face au vampire était encore trop prégnant. Ils décidèrent de partir à l’est vers la Tourbière de Cairn, une région de plaines parsemée de grands arbres entrelacés. On racontait qu’un raccourci menant au canyon existait dans le bois aux feux follets. Ils misaient sur la véracité de cette légende pour mener à bien leur mission.
Ils partirent à l’aube sous une pluie battante. Les heskaniens reconnaissants avaient renouvelés leur équipement englouti dans les profondeurs des Hautes Falaises. Des besaces en peau de petits mammifères terrestres, quelques rations de nourriture, des bâtons de marche, des bonnets de cuir imperméables et une lourde masse de fer, issue de la forge, qu’Irydia comptait enchanter afin de détruire l’autel de naissance qu’elle avait vu en songes. Elle se sentait ragaillardie et avait pu constater à quel point sa maîtrise des vents de magie s’était affinée. Les craintes que le vampire avait formulées lors de leur face à face lui avaient fait prendre conscience qu’elle n’était peut-être pas aussi faible qu’elle ne le pensait, et que le choix des augures n’avait rien eu d’anodin. Elle se rendait compte qu’elle avait un potentiel énorme, tapi au fond d’elle. Il lui incombait de trouver les clefs du verrou invisible qui déverrouillerait ses pouvoirs. Avoir pleinement conscience de sa puissance et de responsabilités qui en découlaient était une étape cruciale dans ce processus qui demandait courage, persévérance et abnégation.
Le chemin vers la Tourbière de Cairn fût paisible, si l’on omettait de mentionner la pluie qui tombait en continu du ciel chargé de nuages et qui les trempaient jusqu’aux os. Ils ressemblaient à deux miséreux arpentant la campagne, mais ils n’avaient pas de motifs de se plaindre. Le décor qui jalonnait leurs pérégrinations pédestres était pitoyable. Chaque mètre leur rappelait à quel point certains habitants de Kilforth survivraient dans des conditions miséreuses. Cette région était plus peuplée que les Terres Désolées, et tout comme beaucoup d’endroits aujourd’hui désertés, elle avait dû être prospère. Partout le long des routes, on apercevait les ruines de ce qui avait dû être des hameaux grouillants de vie, des zones industrielles actives ou des coopératives agricoles pérennes. Des maisons aux murs décrépis, des granges et des fermes en lambeaux, des moulins éventrés, des forges, des usines… Monstres et pillards avaient ravagés la plupart des traces de civilisations, ne laissant derrière eux que des ruines et des cœurs brisés par le chagrin. Quelques foyers de populations demeuraient, exsangues, ne subsistant que grâce au maigre rendement de leurs jardins, à la pêche et à la chasse, rendue difficile depuis que le gros des troupeaux de bovidés sauvages étaient chassés sans relâche par des tribus de bandits à cheval.
Le raccourci vers le canyon du Magma fût plus facile à trouver qu’ils ne le pensaient. Le bois aux feux follets était reconnaissable parmi mille. Irydia réussit à amadouer un couple de fermiers locaux, apiculteurs et cultivateurs de blé, afin d’avoir des précisions sur la direction à prendre. Ils furent si heureux de rencontrer des habitants d’Ample Cité qu’ils leur offrirent un pot de miel à la couleur dorée en gage d’amitié. Ils donnaient l’impression d’avoir vécu isolés pendant des lustres et furent d’une volubilité rare, comme s’ils avaient eu un besoin viscéral de confier à des inconnus les quelques expériences qui avaient jalonnées une existence ascétique et morose. Ainsi, ils apprirent à Irydia qu’un mage elfe leur avait rendu visite il y avait quelques mois de cela. Ils lui avaient offert le gîte pour une nuit et il leur avait indiqué qu’il était à la recherche d’un parchemin de grande puissance, dissimulé dans le cloaque aux morts par une ancienne confrérie de mages elfes noirs versés dans les arts occultes, et qui permettrait d’invoquer un puissant élémentaire démoniaque. Irydia se dit qu’il serait intéressant pour elle de s’accaparer de cet artefact, mais elle se ravisa vite. L’urgence était ailleurs, et le cloaque aux morts avait été envahi par la garde du destin. Elle savait qu’elle n’était pas de taille à se mesurer à cette armée de mort-vivant.
Ils atteignirent le Canyon du Magma à la tombée de la nuit. La pluie diluvienne de la journée tombait toujours, mais la chaleur la faisait s’évaporer avant qu’elle ne touchât le sol. Il était clair que ces trombes d’eau étaient liées à l’avancée de l’influence démoniaque dans Kilforth, car jamais en temps normal les conditions atmosphériques n’auraient permis des averses au-dessus de ces reliefs brûlants.
Au bord du gouffre abyssal du canyon, Irydia scrutait les alentours. Malgré la pénombre, la lave éclairait comme en plein jour. Un vent tiède séchait leurs vêtements gorgés d’eau, mais elle savait qu’ils allaient bientôt regretter cette hausse de température. Ils devaient trouver un sentier menant dans les entrailles du canyon. L’autel de naissance se trouvait face à la flèche basaltique qu’elle avait identifiée en contrebas.
Ils mirent plus de temps que ce qu’ils avaient imaginé, car le terrain était accidenté et pentu. Parfois, le sentier disparaissait sous des éboulis. Ils durent dévaler à plusieurs reprises des monticules de granite friables qui menaçaient de basculer dans la rivière de lave du canyon. La chaleur devenait insoutenable. Chaque bouffée d’air leur donnait l’impression d’avaler un plat trop épicé. La fatigue les submergeait, mais ils ne pouvaient d’arrêter à présent qu’ils avaient pénétré les entrailles du gouffre magmatique. S’ils passaient la nuit à s’y reposer, ils finiraient dessécher comme un crapaud qui aurait pris un bain de soleil. Ils n’avaient pas assez d’eau dans leur gourde pour résister longtemps. Ils devaient se hâter.
Heureusement, l’autel de naissance dégageait une aura magique qu’Irydia était capable de détecter. Elle était émerveillée par cette affinité nouvelle qu’elle avait développée avec les vents de magie. L’environnement tout entier prenait un sens plus profond, plus mystique. Elle comprenait à quel point Kilforth était un continent ancien, dont chaque centimètre carré était gorgé d’une magie aux faisceaux multiples. Une puissance qui pouvait animer chaque chose d’une énergie salvatrice ou destructrice. Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante, autant en fusion avec l’univers. Elle se demandait si les augures ressentaient la même chose, eux qui percevaient non seulement la magie du temps présent, mais qui gardaient aussi les souvenirs du temps passé et pouvaient percevoir des bribes du futur.
L’autel était là, tel qu’elle l’avait vu en rêves. Il paraissait inoffensif, un simple bloc de pierre anthracite cloué dans la roche. On distinguait à peine la fresque runique qui était gravée sur les flancs de sa semelle supérieure.
Il y avait un détail qui n’était pas apparu dans le rêve d’Irydia. Un détail stupéfiant qui lui arracha un hoquet de stupeur. L’endroit était occupé. Assise sur un bloc de granite, le regard contemplatif, la silhouette bossue d’un homme se dessinait. Son teint blafard était dissimulé sous un capuchon bleu-gris aux motifs alvéolés. Il portait d’épais vêtements de cuir noir, mais ne donnait pas l’impression de souffrir de la chaleur. Lorsqu’il vit les deux aventuriers en nage, aux joues rougies, qui lui faisaient face, il sourit d’un air affable.
– Je vous attendais.
– Que… comment cela vous nous attendiez ? se méfia Dalek en épongeant son front avec sa chemise.
– Je vous ai vu sur les hauteurs. La région n’est pas très sûre. Qu’est-ce qui vous amène en cet endroit ?
– Nous vous retournons la question ? insista Dalek. Que faites-vous ici ? J’ai du mal à croire qu’un humain puisse survivre ici seul ? Êtes-vous un espion des forces des ténèbres ?
Il brandit son bâton de marche comme s’il s’était agi d’une hallebarde.
– Je suis frère Jacen, apôtre du silence. Mon église est constituée d’ermites qui font vœu de chasteté et de pauvreté. Nous vivons reclus en des lieux inaccessibles afin de méditer et d’atteindre la transcendance éternelle.
– Foutaises, s’exclama Dalek. Ne cherchez pas à nous duper ! Où est votre eau ? Où sont vos victuailles ? Je ne vois aucune couche vous permettant de vous reposer.
– J’ai appris à m’acclimater à cet environnement que vous jugez inhabitable sous même en connaître les secrets. Le canyon recèle des ressources qu’il faut savoir chercher. Sous nos pieds s’étend un réseau de caves creusées par les anciennes tribus orques. Ce sont des abris frais où poussent des champignons et quelques herbes comestibles. On peut y chasser de petits mammifères et, si l’on est persévérant, on y trouve aussi des points d’eau tiède. Je médite en ce lieu de pouvoir la journée durant. La nuit, je me repose dans les profondeurs. Si je suis encore présent en cette heure tardive, c’est simplement que je vous attendais. Mais je ne vois pas pourquoi je me justifie auprès d’un mécréant, ajouta le moine avec un rictus de mépris. Vous ne percevez pas la magie qui émane de l’autel. Je sais que Madame, elle, le peut.
Il s’était adressé à Irydia avec une servile déférence, ce qui ne fit rien pour atténuer la colère de Dalek.
– Je perçois la magie qui entoure l’autel, confirma Irydia. Mais c’est une énergie néfaste, délétère. Je suis venue la détruire. M’en empêcherez-vous ?
En disant cela, elle avait attrapé la masse accrochée dans son dos, espérant que cela intimiderait son interlocuteur.
– Non, je n’en ferai rien. Je n’ai pas survécu à la bestialité des races férales de la région pour m’opposer à une élue des augures.
Irydia déglutit avec peine. Comment savait-il ?
– La méditation est un sacerdoce quotidien, mais ses praticiens les plus assidus s’en voient dotés de capacités exceptionnelles. J’ai eu une prémonition. Je vous y ai vu, accompagnée de votre… laquais inculte… Je suis ici pour vous aider.
Dalek avait le visage empourpré, et ce n’était pas dû à la chaleur. Le moine avait achevé sa tirade en sortant un poignard à lame courbe de sous les plis de sa robe. Des runes similaires à celles gravées sur l’autel la recouvraient.
– J’attendais depuis longtemps la venue d’un héros au cœur pur qui pourrait accomplir le rituel.
– Le rituel ? répéta Irydia en guise d’interrogation.
– Celui qui permettra de conjurer le maléfice permettant aux forces du mal de s’invoquer en ce lieu. Votre arme ridicule se brisera si vous tentez de vous en servir. Seul un sacrifice humain pourra libérer le Canyon du Magma du mal qui le ronge.
– Qu’on en finisse, maugréa Dalek.
Il arracha la masse des mains d’Irydia et courut vers l’autel. Avec un cri de guerre, le métal s’abattit sur l’anthracite. Un éclair frappa l’arme et Dalek fût projeté en arrière. Il roula sur le flanc tandis que la masse était réduite en poussière. Le moine le regarda avec un regard empli de dégoût.
– Est-il encore nécessaire que je me justifie après la perpétration de cette ineptie ? Il faut que vous me plantiez cette lame dans le cœur, Madame. Ainsi, le lien entre le monde des ténèbres et celui de Kilforth sera rompu.
Irydia baissa les yeux sous le coup de la déception. Tout ce chemin pour être face à un tel dilemme. Sacrifier une âme humaine, quelle qu’elle fût, lui était insupportable, encore plus depuis qu’elle avait vu le pèlerin se faire décapiter sous ses yeux.
– Je ne peux pas, dit-elle, impuissante.
– Que… Que dites-vous ?
Le visage du moine se tordait dans une expression de stupeur malveillante.
– Je ne peux me résoudre à vous tuer. Je n’en ai pas la force. J’attendrai ici la venue du Diacre de la Trahison et je le combattrai. Je n’ai pas d’autre choix…
– Non… c’est… c’est impossible !
La peau du moine se craquelait tandis qu’une fumée blanchâtre s’échappait de son épiderme. Il se liquéfiait littéralement sous l’effet de ce sortilège. En quelques secondes, il fondit entièrement. Seuls quelques résidus de cuir carbonisés attestaient de sa présence. Il y eut alors un bruit étouffé, comme un craquement. L’autel venait de se fendre en deux. Une lumière aveuglante jaillit de la brèche et illumina le Canyon du Magma. Dans un grondement, le piédestal fuligineux se désintégra. Un tapis de cendres recouvrit son ancien emplacement. Le charme avait été rompu.
– Que s’est-il passé ? Où est-il ? demanda Dalek, qui revenait à lui.
Elle lui expliqua comment le moine s’était évaporé, et l’autel autodétruit.
– Incroyable… murmura Dalek. Tu as conjuré le maléfice sans même le vouloir. Ta bonté d’âme a suffi. Ce pouvoir dont les augures parlaient et auquel même un démon majeur ne peut résister. Ce sont nos choix face à l’immoralité qui font de nous des êtres purs ou des êtres pervertis. Tu viens de le prouver.
Irydia n’écoutait qu’à moitié les compliments zélés de son compagnon de route. Elle était soucieuse. Elle avait passé ce qui ressemblait à un piège tendu par l’ennemi mais, si l’on mettait de côté son succès, cela signifiait que les forces ténébreuses étaient informées que les augures avaient nommé des héros pour contrecarrer leurs plans. Avaient-ils posté des gardes à des endroits stratégiques ou étaient-ils déjà en train d’épier leurs moindres agissements et de conspirer pour les empêcher de mener leurs quêtes à bien ? Il leur suffisait simplement de ralentir la progression des élus le temps nécessaire au Diacre de la Trahison pour se réincarner et ils faisaient échec et mat. Cela lui fit penser qu’elle avait entamé son périple depuis une semaine complète. Sa gorge se noua. Elle avait l’impression que le pays perdu n’était toujours qu’une chimère inaccessible.
En fouillant les alentours, Irydia trouva une sacoche de cuir noir, dont le contenu confirma ses soupçons. Plusieurs lettres rédigées d’une écriture brouillonne explicitaient un plan d’assassinat fomenté par une entité qui se faisait appeler le culte de la trahison. Il s’agissait sans doute des conspirateurs que les augures avaient mentionné, dont le dessein était de faciliter le retour du démon majeur à Kilforth. Le moine était l’un des leurs. Il avait été chargé de surveiller l’autel de naissance et de faire en sorte qu’un élu des augures le sacrifie grâce à un poignard corrompu. En perpétrant ce meurtre, le héros fragmentait son âme et devenait un réceptacle dont le Diacre de la Trahison aurait pu prendre possession pour s’y réincarner. Irydia ne put que réprimer un frisson d’effroi à cette idée.
Une autre lettre faisait état de la stratégie insidieuse qu’utilisait les cultistes de la trahison pour semer la zizanie à travers les terres et corrompre la population. Il était fait mention d’une citadelle elfe appelée Medyowynn, dans la région du Bosquet Béni, gouvernée par la souveraine Andelùyvēn, que les sbires démoniaques essayaient de conquérir en vain. Il était expliqué que, pour la fragiliser, ils comptaient l’isoler de toutes les bourgades des régions alentours. Pour que les démons accomplissent leur oeuvre, était-il écrit, il suffit que les braves gens ne fassent rien. Ainsi privée de soutien, la cité serait une proie facile pour les prédateurs qui comptaient se l’accaparer.
– J’ai déjà entendu moult odes à propos de Medyowynn, dit Dalek. On raconte que c’est la ville la plus grande de Kilforth après Ample Cité. Elle abrite tous les elfes et semi-elfes qui ont refusé de quitter leurs domaines sylvestres pour se réfugier au centre du continent après la Grande Guerre. C’est une cité lacustre, réputée pour ses eaux médicinales. Ses habitants sont versés dans les arts de la médecine et sont des soigneurs émérites. Même si ce peuple n’est plus que l’ombre de sa gloire passée, ils seraient utiles dans la lutte contre les démons, car même sur les champs de bataille, on a besoin de médecins. Surtout si ceux-ci sont doublés de fiers guerriers, héritiers des premiers nés.
– Le Bosquet Béni est au sud de la Vallée des Vents, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Alors c’est là-bas que nous nous rendons. Si une race est à même de nous aider à trouver une potion légendaire dissimulée dans la région, ces elfes soigneurs sont les plus indiqués. À moins que tu n’ais un autre plan ?
Dalek secoua piteusement la tête en signe de dénégation.
Le moine avait incorporé quelques propos véridiques dans son discours de fausseté. Le Canyon du Magma était le cœur névralgique d’un dédale de souterrains, sur les murs duquel on trouvait des traces de peintures rupestres orcs datant de plusieurs siècles. Ils purent s’y reposer le reste de la nuit et quittèrent les montagnes brûlantes à l’aube. Ils espéraient avoir autant de chance qu’à l’aller et ne pas tomber nez à nez avec des autochtones aussi belliqueux que les hommes bêtes, qui pullulaient dans la région. Leur voyage vers le Bosquet Béni fût éprouvant. D’abord, il leur fallut escalader les contreforts sud du Canyon du Magma. Même des bouquetins auraient été mis en difficulté par ces parois abruptes, qui offraient peu de prises stables. Ils ahanèrent plusieurs heures et lorsqu’ils atteignirent enfin les altitudes, leurs mains étaient écorchées et cloquées, et ils étaient épuisés.
Ils s’arrêtèrent un instant pour bander leurs paumes à vif, puis ils continuèrent. La Vallée des Vents s’offrit à eux au détour d’un col à la roche crayeuse. Il s’agissait d’une immense steppe composée d’herbes rases, d’arbustes rabougris et d’étangs dont les surfaces étaient balayées par des rafales prodigieuses. Tout le paysage était dessiné d’un coup de pinceau blanc, car des tornades de neige givrante tombaient du ciel sans discontinuer, à leur faire regretter les averses qui les avaient accompagnés depuis les Terres Désolées.
Ils mirent une bonne partie de la journée à traverser la Vallée des Vents. Elle n’offrait aucune protection contre les intempéries. Ils courbaient l’échine, transis de froids. Chacun de leurs pas les faisait s’enfoncer dans une croûte de neige de trente centimètres et représentait un effort surhumain. Lorsqu’ils arrivèrent sous le couvert du Bosquet Béni, ils étaient exténués. Leurs vêtements étaient givrés et rigides, comme s’ils avaient été trempés dans l’amidon. Leurs lèvres n’étaient plus que des crevasses gercées et sanguinolentes. Ils ne sentaient plus leurs extrémités glacées. Dans un tel état de fatigue, ils se demandaient comment ils allaient faire pour trouver la cité de Medyowynn avant la nuit. Heureusement pour eux, ils n’eurent pas besoin de s’en charger. Ce furent les elfes qui les trouvèrent en premier.
Ils ne les entendirent pas arriver, ni ne les virent. Ce ne fut que lorsqu’ils se retrouvèrent cernés par une dizaine de lances entourées de lierre qu’ils les aperçurent enfin. Ces elfes étaient semblables à ceux d’Ample Cité. Fins, élancés, le bras sûr et le port altier. Leur visage était camouflé par un maquillage qui allait du vert au noir, en passant par le marron et le gris. Les couleurs s’entremêlaient et semblaient changer de pigmentation en fonction de l’angle par lequel on les observait. Ils portaient une cape dont le tissu paraissait totalement translucide. À la manière des écailles d’un caméléon, l’étoffe imitait son environnement et permettrait de s’y fondre. Une légère aura de magie blanche entourait les elfes. Cela aurait pu permettre à Irydia de les détecter si elle n’avait pas été aussi fourbue.
Les elfes étaient des êtres taciturnes, qui préféraient se référer aux décisions de leurs sages plutôt que de prendre des initiatives fortuites et hâtives. Ils ne les interrogèrent pas. Ils se contentèrent de leur ligoter les poignets et de les escorter jusqu’à leur bastion sylvestre.
Le Bosquet Béni baignait dans une douce quiétude, comme s’il avait été épargné par la décadence dans laquelle était plongée Kilforth. Les oiseaux y gazouillaient allègrement. Des lucioles diurnes y scintillaient dans les trouées de lumière des denses feuillages. Des animaux sauvages s’y ébattaient en liberté. Daims et cerfs broutaient l’herbe gorgée de rosée. Écureuils et singes arboricoles gambadaient dans les arbres. Irydia crut même apercevoir un félin à la fourrure tachetée, tapi dans un buisson touffu, qu’elle crut identifier comme étant un guépard.
Ils arrivèrent bientôt à proximité d’un lac, dont les contours placides s’étendaient à perte de vue. Des échassiers de toute sorte fouaillaient la vase de leur bec à la recherche de nourriture. Libellules et araignées d’eau animaient la surface bleu-marine. Au loin, le bruit étouffé de chutes d’eaux invisibles s’élevait. Ils furent chargés dans des barques de fortune, au bois humide et couvert d’algues d’eau douce et d’escargots recroquevillés. Par précaution, les elfes les séparèrent, mais c’était un acte bien inutile. Irydia et Dalek étaient léthargique, plongés dans un émerveillement onirique. Ils auraient été bien incapables de faire le moindre geste de rébellion.
Les elfes ramaient dans une synchronisation parfaite. Leurs gestes étaient lents, coordonnés, comme s’ils étaient connectés psychiquement les uns aux autres. C’était d’ailleurs probablement le cas. Irydia avait déjà observé cette connivence extraordinaire qui reliait les premiers-nés à Ample Cité, comme s’ils étaient l’essaim harmonieux d’un nid d’abeilles disciplinées, mues par la volonté d’une reine immatérielle.
Ils débarquèrent près d’un long corridor lumineux, entourés par d’immenses arches d’obsidienne vermoulues et couvertes de végétation grimpante. Certaines flèches avaient été érodées par les siècles. On pouvait apercevoir leurs ruines disséminées dans les alentours. L’arche principale était presque intacte. Ses colonnes étaient cernées par deux statues représentant une sirène sylvestre aux jambes faites de lianes. Elles se tenaient la poitrine dans les mains et avaient le regard qui portait vers les cimes. Au sommet de l’arche, au centre de la structure, un visage de poisson-chat lorgnait la troupe d’un regard sévère.
– Les arches du triomphe, murmura Dalek avec émotion.
Un elfe lui frappa le flanc du manche de sa lance pour lui ordonner de se taire. Il grimaça de douleur contenue. La beauté ancestrale du lieu leur avait fait oublier qu’ils y étaient considérés comme des indésirables.
Les arches du triomphe étaient une construction dont même les elfes d’Ample Cité discouraient avec déférence. Elles constituaient à la fois la fin d’un pèlerinage que chaque elfe et semi-elfe se devait de parcourir au moins une fois dans son existence et dont les sentiers secrets reliaient toutes régions forestières de Kilforth. Mais il était aussi devenu le symbole du déclin de la race elfe, car c’était par-là que les armées des premiers-nés s’étaient déversées au début de la Grande Guerre, et qu’elles avaient été presque entièrement décimées par les forces démoniaques. Les démons avaient toujours su que les elfes étaient la civilisation la plus ancienne et la plus dangereuse. Ils avaient concentré leurs frappes sur les cités elfes, négligeant les autres peuples libres, qui avaient pu se liguer pour former la coalition qui avait mis fin à l’invasion.
Medyowynn était bâtie au cœur du Bosquet Béni. Elle n’était pas fortifiée, et ne faisait qu’un avec la forêt environnante. Nul ennemi n’avait jamais réussi à l’atteindre vivant, car les contingents de rangers qui patrouillaient dans ses environs étaient des tueurs silencieux, capables de planter une flèche dans un oiseau en plein vol à plusieurs dizaines de mètres de distance. Leurs techniques martiales se rapprochaient de la guérilla urbaine. Ils procédaient par des frappes chirurgicales et drainaient les forces des envahisseurs jusqu’à ce qu’ils battent d’eux-mêmes en retraite ou qu’ils ne soient entièrement anéantis.
Les baraquements et les habitations elfiques se fondaient dans le feuillage d’arbres massifs dont les branches obscurcissaient les rayons du soleil. Les troncs étaient entaillés, et on pouvait y observer les idoles de divinités anciennes ou des lanternes brillants d’une lueur émeraude. Au sol, des jardins luxuriants, des tonnelles couvertes de lianes et des fontaines mirifiques étalaient leur magnificence. Le clapotis régulier de l’eau jaillissante était apaisant. Feutré, l’écho de chants cérémoniels perçait à travers le feuillage.
Andelùyvēn les accueillit avec froideur, juchée sur son trône d’andouillers et de feuilles séchées. Elle portait un casque représentant un dragon aux ailes déployées, une armure aux mailles ambrées et des gantelets de bronze. Sa cape était de plumes aux différentes teintes de brun. Ses cheveux étaient rose pâle. Ses joues étaient tatouées d’un symbole qui ressemblait vaguement à des nervures végétales. Sa peau était de la lividité caractéristique de la race des premiers-nés.
– Que font deux humains qui n’y ont pas été conviés dans ce sanctuaire ? dit-elle d’une voix sifflante.
– Nous sommes venus quémander l’aide et le savoir des elfes, répondit Irydia.
Elle confia à son interlocutrice toute leur aventure sans être interrompue.
Les elfes présents dans la salle du trône multipliaient les messes basses fiévreuses à mesure que les explications d’Irydia s’étoffaient. Seule Andelùyvēn resta de marbre.
– Malheureusement, vous ne nous apprenez rien de nouveau. Le Bosquet Béni a déjà basculé dans l’ombre. Chaque nuit, nous devons nous battre contre la folie et les maladies qui se répandent dans notre territoire. Les animaux mutent et deviennent belliqueux. La flore pourrit et contamine les cours d’eau. Nous tentons d’endiguer cette épidémie du mieux que nous pouvons, mais nous ne pourrons tenir longtemps à ce rythme. Ce que vous nous rapportez est à la fois très grave et source d’espoir. Si les cultistes de la trahison ont pour dessein de nous faire tomber, il va falloir mettre notre fierté de côté et demander de l’aide aux peuplades voisines. Pour cela, j’aurai besoin de votre aide, élue des augures. Ainsi que vous avez besoin de la mienne.
– Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, proclama Irydia en se prosternant avec solennité.
– Merci, dit-elle en s’inclinant à son tour. L’heure est venue d’unir les clans face à la menace issue des ténèbres. Les tribus semi-elfes et humaines qui bordent le bosquet béni nous ont toujours traité avec la plus grande méfiance, mais ils comprendront la gravité de la situation si nous nous présentons à eux en possession de l’artefact le plus puissant de la race elfique : l’élixir d’Ada. Il a été enfoui par nos ancêtres après la Grande Guerre dans la statue géante de la Vallée des Vents. Créé par les premiers-nés bien avant la naissance des autres peuples libres, il n’a servi qu’une fois au cours de l’Histoire. Quiconque y trempe ses lèvres meurt instantanément, à moins qu’il ne soit reconnu digne par les dieux eux-mêmes. Si un breuvage peut vous déverrouiller les clefs des sentiers menant au pays perdu, c’est bien l’élixir d’Ada. Mais avant de pouvoir en faire usage, je vous demanderai de vous en servir pour aider mes lieutenants à unifier les locaux sous notre bannière, afin de stopper du mieux que nous pouvons la déliquescence du Bosquet Béni, qui menace de corrompre les régions adjacentes.
Irydia promit de venir en aide aux elfes et de respecter ce serment. La perspective d’avancer dans sa quête du pays perdu était bien trop importante pour qu’elle ne gâche tout par cupidité. Sa parole suffit à la souveraine elfe.
– Je vous ferai accompagner par deux de mes plus fidèles guerriers, Lanwyen et Tūsiylas. Leur maîtrise des arcanes elfiques vous ouvrira les portes de la statue géante, et leur talent martial vous protégera. En ces temps troublés, nul ne sait si l’intérieur du donjon est sûr.
Décision fût prise de se déplacer de nuit afin d’être épargné par l’ombre qui s’abattait sur le Bosquet Béni après le crépuscule. Ils partirent après de brefs préparatifs incluant une toilette régénérante dans une mare aux soins de Medyowynn.
Durant leur traversée nocturne de la Vallée des Vents, leurs guides leur narrèrent l’histoire de l’élixir d’Ada.
Ada était une divinité ancestrale des premiers nés. Dans leur folklore, elle était la créatrice des forêts de Kilforth, celle qui aurait insufflé la vie à toute la faune et la flore du continent, ainsi qu’à leurs ancêtres. Son essence contiendrait une portion de sa puissance, celle-là même qui avait été capable de faire naître la vie sur un continent jusqu’alors stérile. Les elfes, sages parmi les sages, savaient à quel point cette potion était précieuse. Ils avaient appris à la vénérer et à la traiter comme une relique sacrée.
Jusqu’à la Grande Guerre contre les démons, la tentation de s’en servir n’avait pas frappé l’esprit des premiers nés. Mais une tragédie était advenue. La citadelle du roi des elfes avait été assiégée dès les premières heures de l’incursion démoniaque. Si le roi avait pu être sauvé, la reine avait été tuée durant l’assaut. Fou de chagrin, il avait décidé d’utiliser l’élixir pour implorer l’aide d’Ada. C’était un mage formidable, et il survécut à la gorgée du précieux liquide, qu’on disait létal pour les faibles et les personnes mal intentionnées. Ada lui était apparu, et lui avait donné ce qu’il voulait. Mais lorsqu’il avait confronté de nouveau les démons, ces derniers exploitèrent son la faiblesse d’un acte égoïste pour le vaincre et s’emparer de son âme. Ironie du destin, sa femme récemment ressuscitée s’était suicidée suite à son trépas.
Peu après la fin de la Grande Guerre, les elfes avaient tiré les leçons de cet épisode. Ils avaient construit un tombeau majestueux à la femme du roi, érigeant une statue géante à son effigie qui rappellerait à toutes les générations futures que la moindre faiblesse pouvait conduire à la ruine, et que les objets de grand pouvoir ne devraient être utilisés qu’en cas de nécessité absolue. Aussi, l’élixir d’Ada avait été enterré au plus profond de la sépulture, afin de demeurer inaccessible. Sauver Kilforth tout entier de la ruine justifiait cependant qu’on l’utilisât de nouveau.
Ils arrivèrent devant la statue alors que le soleil était à son zénith. Elle mesurait cinquante mètres au bas mot. La femme du roi était sculptée dans une pose dynamique : une jambe levée en angle droit, une main sur la hanche, l’autre tournée vers le ciel, le visage relevé. Une robe échancrée lui drapait les bras et le buste. Elle avait des cheveux de jais. Des myriades d’oiseaux couleur d’albâtre voletaient autour de la structure, qui était entourée d’un bâtiment à colonnades en arc de cercle qui la dépassait en taille.
Lanwyen et Tūsiylas n’eurent aucun mal à trouver l’entrée du donjon. Il s’agissait d’une trappe, forgée dans le socle de la statue, presque invisible pour qui ne possédait pas l’acuité visuelle d’aigle des premiers-nés. Ils la déverrouillèrent en psalmodiant une incantation chantante en langue elfique, une formule transmise uniquement dans les familles nobles et chez les mages, afin de limiter les chances que quelqu’un ne réitère l’erreur de jugement de l’ancien souverain déchu.
Une échelle comptant plus de cent barreaux glissants comme les roches d’une berge marécageuse les emmena dans les entrailles de la statue. L’air y était sec, étrangement inodore. Ils se tinrent bientôt devant la construction la plus extraordinaire qu’Irydia ait jamais vue : un puits circulaire aux profondeurs infinies et aux parois recouvertes de coursives étroites. On descendait d’étage en étage par le biais de ponts suspendus en bois qui ne présentaient aucune altération. Le long des murs, des torches brûlaient d’un feu sans chaleur, vraisemblablement d’origine magique.
– L’élixir d’Ada est en bas, indiqua Lanwyen avec une intonation résignée. En route.
Irydia remercia le ciel de ne pas avoir le vertige. Ils traversèrent un nombre incalculable de ponts suspendus qui tanguaient comme des balançoires. À certains endroits, il fallait sauter de balcon en balcon pour descendre d’un étage, et la distance était beaucoup trop grande pour les capacités physiques d’un humain. Sans Lanwyen et Tūsiylas, Irydia et Dalek auraient été incapables de progresser. Ils devaient attendre que les elfes ne bondissent en contrebas, leur lancent une corde à laquelle était fixée un grappin, y enrouler un tissu puis, se laisser glisser le long de cette précaire tyrolienne en priant pour ne pas qu’elle lâche inopinément.
Cela faisait longtemps qu’ils avaient cessé de faire le décompte des étages lorsqu’ils arrivèrent devant le tombeau royal. Ils furent immédiatement pris à la gorge par une odeur nauséabonde et acide qui émanait de l’intérieur de la crypte. Lanwyen encocha une flèche à son arc tandis que Tūsiylas dégainait son épée longue à la lame parfaitement équilibrée. Irydia les suivit tandis que Dalek restait en arrière. Son visage reflétait une inquiétude qu’il n’arrivait pas à cacher.
L’intérieur du tombeau avait été ravagé. Le sol de marbre gris était retourné, ses dalles brisées, comme si un agriculteur y avait labouré à l’aide d’une charrue démente. Le long des murs, des cavités d’environ deux mètres de circonférence fuyaient vers des profondeurs insondables. Les mues de créatures reptiliennes gigantesques parachevaient la profanation du tombeau. Étrangement, le cercueil, qui trônait sur un piédestal au centre de la pièce, était intact. Derrière lui, dans un renforcement éclairé par le faisceau lumineux blafard de quelques bougies, une cloche de verre renfermait l’élixir. Il semblait lui aussi avoir été sauvegardé de l’intrusion des serpents géants.
– Les descendants des grands vers se sont faits rares depuis la fin de la Grande Guerre, dit Tūsiylas avec un air préoccupé. Leur invasion d’un lieu aussi sacré ne peut vouloir dire qu’une chose : l’ombre leur donne la résistance nécessaire pour percer ses défenses magiques. Ils n’ont pas réussi à détruire l’élixir, mais ce n’est qu’une question de temps. Il faut nous hâter.
– Soyez sur vos gardes, ajouta Lanwyen.
Ils trottèrent vers la tombe, leurs regards oscillant de gauche et de droite à la recherche du moindre signe de danger. Mais ce fut par le bas que les monstres frappèrent. Tel un requin surgissant des fonds marins pour happer un goéland négligeant, un reptile immense surgit sous les pieds de Tūsiylas sans aucun signe avant-coureur. Sa tête cornue, semblable à une gueule de piranha, coupa l’elfe en deux avec aisance. Son corps écailleux, couvert de deux rangées d’épines dorsales, se lova autour du cadavre, comme pour s’assurer que personne ne contesterait son repas. Il se dressa de toute sa hauteur, ouvrant une gueule hérissée de crocs et de bave en direction des aventuriers.
Lanwyen fût la première à réagir. Elle décocha une flèche qui ricocha sur la carapace du monstre. Celui-ci éructa et fondit sur elle. Il s’en fallut de peu pour qu’elle ne se fasse renverser par cette charge sauvage. La queue du monstre fouetta l’air sauvagement et faucha Dalek, qui n’avait pas été assez rapide pour esquiver la sournoiserie de cette seconde attaque. Irydia avait dégainé son épée. Elle sentait qu’une fureur similaire à celle qu’elle avait ressentie face au vampire des Hautes Falaises embrasait son être tout entier. Les tatouages qui avaient recouvert son corps suite à la prédication du haut dignitaire d’Ample Cité s’allumèrent. Un flux de magie tel qu’elle n’en avait jamais ressenti la submergeait, une réaction cutanée en réponse à la présence d’une entité démoniaque nuisible. Elle vit Lanwyen qui se démenait pour maintenir la bête à distance, tentant de viser ses yeux et sa gorge avec ses flèches. Le serpent se contorsionnait pour éviter les projectiles, puis frappait d’estoc avec ses cornes pour tenter d’y empaler l’agile elfe qui le harcelait sans faiblir.
Deux coups suffirent pour réduire le monstre au silence. Le premier éventra son flanc dans une gerbe d’étincelles orange. Le monstre fût secoué par des spasmes de douleur tandis qu’un sang verdâtre et acide giclait de sa blessure. Ses yeux devinrent deux puits de rancœur et il tenta de se débarrasser de son assaillante. Sa mâchoire se referma à l’endroit où s’était tenue Irydia, mais elle avait déjà esquivé la charge. Son épée runique s’abattit implacablement sur le cou qui s’offrait à elle. la lame magique fit l’effet d’une guillotine. La tête hideuse se décolla de son corps, et rebondit sur le marbre avant de s’immobiliser.