Irydia essayait de ne pas s’endormir. Le cahotement du chariot de marchandises la berçait. Après six jours passés à arpenter les terres avoisinantes au Bosquet Béni et à tenter de convaincre les clans de rallier la bannière d’Andelùywen, elle était exténuée. Ils avaient peu dormi. Les parlementions auprès de chefs de tribus tous plus circonspects les uns que les autres avaient été farouches. Chaque fois, elles s’étaient étirées jusque tard dans la nuit. La réputation des premiers-nés les précédait. Humains comme semi-elfes avaient peu de raisons de leur faire confiance. Heureusement, l’élixir d’Ada avait joué son rôle et permis de faire basculer les négociations. La fiole, taillée dans le cristal le plus pur, avec ses anses argentées et ses parures d’or et de rubis, avait arraché des hoquets de stupéfaction à leurs différents auditoires. Les semi-elfes s’étaient prosternés tels des dévots. Les humains en avaient eu le cœur envoûté.
Tout de même. Six jours. Tout cela avait traîné en longueur. Le décompte fait, Irydia s’était rendue compte que cela faisait maintenant quinze jours que Dalek et elle avaient quitté Ample Cité. Elle se demanda si la défense de Medyowynn en avait valu la peine. D’un autre côté, ils n’avaient pas eu d’autre choix. Sans l’aide opportune des elfes, ils n’auraient jamais pu mettre la main sur l’élixir d’Ada. Irydia savait depuis longtemps que tout se payait, à Kilforth comme ailleurs.
Après avoir défait le serpent géant dans les entrailles de la statue géante, Lanwyen les avait guidés vers la sortie. Son agilité et ses capacités physiques typiquement elfiques avaient été une bouée de sauvetage. Sans elle, ils se seraient noyés dans une ascension bien trop périlleuse pour des humains. Irydia n’osait songer quelle lente agonie ils auraient connu si le reptile avait eu raison des deux guerriers elfes, et non d’un seul.
Avant leur départ du berceau de la civilisation elfe, leur souveraine avait tenu sa promesse. Elle avait laissé à l’élue des augures le privilège de tremper ses lèvres dans l’élixir d’Ada. Il avait eu un goût amer, des saveurs indistinctes de fruits rouges qui auraient trop macérés, mélangées à un arrière-goût plus déroutant de sang douceâtre. Dalek lui avait raconté qu’immédiatement après avoir bu, Irydia était entrée dans une transe extatique. Ses yeux avaient roulé dans ses orbites, elle avait écarté les bras comme si elle avait voulu qu’on la crucifie. Elle était entrée en catalepsie de la tête aux pieds et s’était mise à léviter imperceptiblement, à quelques millimètres du sol de la salle du trône. Même Andelùywen n’avait pu cacher sa stupeur devant une telle démonstration de puissance divine.
Irydia s’était perdue dans une brume bleutée. Elle avait marché dans un champ de roses, habillée d’une simple robe blanche de soie fine, les pieds nus. Lorsque le brouillard s’était dissipé, elle s’était tenue au milieu d’une plaine immense, océan de pétale carmin, pourpre et écarlate. Les sages elfes de Medyowynn avaient interprété cette vision comme une représentation chimérique de la confrérie des chevaliers de la rose. Il s’agissait de mercenaires, qui avaient prêté allégeance aux anciens codes de la chevalerie qui existaient avant la Grande Guerre, et qui dédiaient leur existence au combat contre les forces obscures. Leur forteresse-mère était bâtie dans la région appelée la Grande Plaine, à l’exacte opposé du Bosquet Béni. Les chevaliers de la Rose n’avaient pas bonne presse auprès des peuples libres, car ils étaient extrêmes dans leur mode de vie. On racontait que leurs nouvelles recrues étaient des enfants arrachés aux mains de leurs parents, qu’ils engrenaient dès le plus jeune âge et entraînaient comme des diables. La plupart des conscrits mouraient pendant leur formation. On les faisait se battre à mains nues contre des sangliers à l’âge de six ans, ils passaient leur septième hiver dans le Bois Dissimulé et devraient y survivre jusqu’au printemps. Ils subissaient railleries, bastonnades et humiliations quotidiennes. À dix ans, ils devaient traquer et ramener la tête d’un démon à leurs tortionnaires et mentors, un rire initiatique qui avait un taux d’échec extrêmement élevé. Les déserteurs étaient traqués et tués pour laver la honte que cet acte faisait rejaillir sur la confrérie. Ainsi, on s’assurait que seuls les meilleurs fussent adoubés. Aucun chevalier n’était jamais tombé au combat depuis la création de la secte après les Guerres du Destin.
– Ces zélés refuseraient d’aider quiconque ne partage pas leur hérésie, avait lancé Andelùywen, mais ils sauront reconnaître votre statut d’élue des augures. Ada vous requiert de trouver un guide vers le pays perdu. Il est clair que les chevaliers de la rose ont un lien étroit avec cette légende.
– Quel temps de chien !
La voix vociférante tira Irydia de ses souvenirs. À côté d’elle, un homme grand, aux épaules larges et à la barbe brune broussailleuse conspuait les éléments déchaînés. Sur sa toque en fourrure de grizzli, sa longue cape rouge rembourrée et son gilet de cuir noir, la grêle tombait sans discontinuer depuis le début de matinée. Des billes givrées, de la taille d’une cerise bien mûre, martelaient le sol et le convoi qui suivait les routes méridionales de la Fougeraie menant à Ample Cité. Dalek, qui tenait un couvercle de marmite au-dessus de sa tête, regardait avec envie l’aura magique qui nimbait Irydia et qui faisait rebondir les projectiles à quelques millimètres de son épiderme. Chaque jour, ses capacités magiques se transcendaient un peu plus.
– Faut vous r’poser ma p’tite dame, lança le marchand à Irydia. Vot’ quête n’a pas l’air d’êt’ finie. Y m’semble que dès qu’on arrive à la capitale, vous prenez la tangente vers l’est. C’est y pas ça vot’ plan ?
Irydia opina du chef.
– C’est une sacrée aubaine d’êt’ tombé sur des héros d’vot’ stature, radota-il en faisant tournoyer sa canne d’argent ciselé. Avec mon escorte décimée par les pillards, j’aurai été dans d’beaux draps sans vot’ intervention.
Irydia et Dalek s’étaient immiscés dans l’escarmouche opposant les hommes du marchand à des francs-tireurs renégats alors qu’ils retournaient à Ample Cité. Impressionné par leur talent martial, le responsable de l’expédition leur avait demandé de l’escorter jusqu’aux remparts d’Ample Cité, moyennant une récompense pécuniaire non négligeable. Ils avaient refusé, car ils n’auraient su qu’en faire, mais avaient accepté cet emploi de gardes du corps, voyant-là l’opportunité de parcourir les kilomètres qui les séparaient de la capitale en carriole plutôt qu’à pied.
Le négociant était un homme volubile, à l’anecdote facile. Il leur avait expliqué qu’il ne faisait plus affaire que dans l’ouest du continent, l’est étant devenu infesté de voleurs depuis la constitution d’une guilde dans les forêts du sud-est. Cette partie du pays semblait, pour une raison inexplicable, propice à toute sorte de fanatisme.
Il leur conta que les voleurs ne mettaient plus les pieds dans les environs du Bosquet Béni car l’un de leurs membres les plus habiles et les plus retors avait trompé il y avait quelques années de cela la vigilance des elfes. Il s’était introduit dans Medyowynn à la faveur de la nuit, ce qui était un exploit majeur étant donné que l’acuité visuelle des elfes dépassait celle d’un rapace, et avait dérobé dans un baraquement de rangers un arc elfique datant du premier âge et surnommé le fléau des morts-vivants. Il serait une arme si puissante qu’une seule de ses flèches pourrait avoir raison de n’importe quel revenant.
Cela avait donné une idée à Irydia.
– Tu n’es pas sérieuse ?
Comme d’habitude, Dalek avait fait preuve de la circonspection la plus farouche.
– Je le suis, avait insisté Irydia. Il faut que tu me fasses confiance. Je sais que tu es encore terrorisé par ce qu’il s’est passé aux Hautes Falaises. Je t’ai entendu cauchemarder à plusieurs reprises. Mais tu n’es pas mort. Il y a une bonne raison à cela. J’ai encore besoin de toi Dalek. Je sens mes pouvoirs qui se décuplent, mais je n’y arriverai pas seule. Cette relique des premiers-nés est une aubaine. Si nous nous en emparons, nous pourrons sans peine nous rendre au Cloaque aux Morts, confronter la garde du destin et découvrir l’emplacement de ce parchemin sacré dont ces fermiers de Cairn nous ont parlé. Il nous faudra du soutien pour vaincre le Diacre de la Trahison. Si je dois utiliser la magie noire à cette fin, je le ferai.
Leur dispute avait mené à une nuit d’amour, la première depuis leurs ébats à Ample Cité deux semaines auparavant. Soulager un homme de ses doutes demandait peu d’efforts, mais cela avait également fait du bien à Irydia. Elle avait presque oublié la volupté de l’acte sexuel et la félicité du lâcher-prise. Elle ne savait pas pourquoi elle avait encore besoin de Dalek. Il était faible en combat, impressionnable, méfiant de tout, mais elle sentait qu’il lui était indispensable. Il avait été la première personne à lui sourire dans l’enceinte du mausolée des héros, celui qui l’avait aidé à se lancer dans cette aventure. Aujourd’hui encore, malgré ses défauts, malgré les souffrances qu’il endurait, il lui restait fidèle et acceptait ses décisions, même s’il tentait toujours de s’y opposer, par principe. Elle avait ressenti un plaisir intense lorsqu’il l’avait pénétrée, et ce sentiment n’avait pas été lié uniquement aux hormones du plaisir. C’était comme si un lien magique intangible s’était créé entre eux, et que la fusion de leurs corps lui ait permis de la percevoir.
Ils abandonnèrent le commerçant itinérant et ses employés aux portes sud d’Ample Cité. C’était jour de marché. Les fermiers et les artisans se bousculaient devant les portes. Des joailliers semi-elfes qui venaient vendre des breloques enchantées par leurs soins, des quincailliers nains tirant des mules chargées d’outils et de pièces d’armure, des fermiers humains portant des caisses de choux, de carottes et de poireaux, des tisserands demi-hommes dont les chariots, tirés par des poneys, débordaient d’étoffes multicolores, des orcs, des loups-garous et elfes noirs qui convergeaient vers les marchés aux mercenaires pour louer leurs bras aux riches voyageurs ou aux nobles qui avaient besoin de protection rapprochée. Cette effervescence rappela à Irydia à quel point Ample Cité lui avait manqué. Ce fragile écosystème était menacé par les démons. Boire une pinte de bière en terrasse. Flâner dans les ruelles animées. Déguster un ragoût de mouton farci dans une brasserie à l’odeur de tabac et de viande fumée. Se produire devant une assemblée de badauds, envoûtés par les notes charmeuses de sa mandoline. Autant d’activités qu’elle chérissait, et qui disparaîtraient si le mal gagnait la guerre. Sa détermination en fût décuplée et elle prit le chemin de l’est avec Dalek en se promettant qu’elle ne laisserait pas le Diacre de la Trahison et ses adeptes anéantir tout ce que les peuples libres avaient bâti de bon en Kilforth.
Après une nuit réparatrice dans une taverne excentrée de la capitale, Irydia et Dalek marchèrent toute une journée pour atteindre le Foyer aux Brandes. Il s’agissait d’une ancienne forêt qui avait tété totalement ravagée par les incendies durant la Grande Guerre, et dont la végétation n’était plus constituée que par des bois épars et par des bruyères sèches. L’appellation de plaine était galvaudée, car on avait plutôt la sensation de traverser une steppe aride. Des averses de grêle les cueillirent à plusieurs reprises, signe que le dérèglement climatique annonciateur de la renaissance des démons n’avait pas cessé.
Vers le milieu de la journée, ils rencontrèrent par hasard Gradur, l’élu des augures de la race orque. Celui-ci leur expliqua qu’il recherchait des mercenaires afin de l’aider dans sa quête. Il devait s’emparer de Nécropolis, une forteresse située dans la montagne appelée la Flèche de Tor. On y avait constaté un rassemblement de membres des forces occultes. Ils attendaient le retour de leur maître pour se déverser dans les régions du sud et désorganiser la résistance, qui serait alors contrainte de se battre sur deux fronts.
Gradur expliqua qu’il avait déjà réussi à convaincre les clans orques et nains disséminés dans les montagnes de se joindre à sa croisade, mais il avait besoin d’un allié puissant pour entrer secrètement dans la forteresse et en ouvrir les portes à ses alliés. Il avait trouvé une entrée, mais celle-ci était surveillée par un minotaure doté d’une hache magique dévastatrice. Il avait besoin de l’aide d’un guerrier pour soutenir sa magie dans ce combat qui promettait d’être titanesque. Il leur indiqua qu’il se dirigeait vers un ancien observatoire, que les astronomes nains avaient construit en des temps immémoriaux, et qui était devenu le bastion d’une tribu de ravageurs loups-garous, réputés pour être de fabuleux et intrépides guerriers. Il les invita à l’accompagner et, malgré les réticences d’un Dalek qui se méfiait toujours de la fourberie lycanthrope que le folklore humain continuait à véhiculer, Irydia accepta de bonne grâce. Elle n’avait pas encore récupéré totalement de ses six jours de pérégrinations autour du Bosquet Béni. Elle aurait tout donné pour éviter de passer la nuit qui se profilait à l’horizon à la belle étoile.
Le camp loup-garou se trouvait au nord de la région, au milieu d’une large crevasse que l’on appelait le gouffre nébuleux. Avant les incursions démoniaques de la Grande Guerre, ces profondeurs, perdues dans une mer de nuages, avaient formé une chaîne montagneuse, habitée par les nains et par les orcs. Par miracle, l’effondrement des sommets avait épargné l’observatoire, joyau de l’architecture naine, mais le bâtiment avait par la suite été assiégé par les démons et avait été abandonné. Les nains n’avaient jamais eu de velléité de reconquête. Après la Guerre, des nomades loups-garous s’étaient arrogé le lieu.
L’avant-poste était isolé sur un îlot au milieu du gouffre nébuleux. On y accédait par un viaduc de pierre qui enjambait la crevasse. Il aurait pu être construit par les nains, mais avait été bâti par l’ingénierie humaine. Le fier peuple nain racontait à qui voulait l’entendre que sa construction avait été rendue possible par la découverte d’anciens plans oubliés dans les ruines de l’observatoire, et plus d’une querelle avaient éclaté autour de ce sujet houleux entre un peuple conservateur et orgueilleux et un autre prétentieux et railleur, qui ne manquait jamais une occasion de rappeler aux nains que leur race avait perdu depuis longtemps leur ascendant sur les races les plus jeunes, et qu’ils étaient désormais supplantés dans de nombreux domaines sur lesquels leur hégémonie avait longtemps été incontestable.
L’observatoire était magnifique. Ses façades étaient pourvues de larges fenêtres et de balcons ouvragés. Son toit était un dôme percé de hublots, dont une partie pivotait sur ses fondations et offrait une vue parfaite sur la voie lactée. À l’époque des nains, cette ouverture avait été destinée à accueillir un énorme télescope de bronze juché sur les plateformes supérieures de l’édifice, mais ce patrimoine avait été perdu. Seul l’un des miroirs secondaires de l’appareil avait été sauvé. Il trônait à présent dans un musée du quartier nain d’Ample Cité, et ses visiteurs avaient tout le loisir de pleurer la perte de cet héritage inestimable.
Grâce à l’éloquence de Gradur, Irydia et Dalek purent entrer dans le bastion loup-garou sans encombre. Les lycanthropes, qui avaient tous forme humaine, jetaient des retards respectueux à l’élu des augures, et Irydia se rendit compte à quel point il avait changé depuis le mausolée des héros. Ses cheveux avaient poussé, et son menton était couvert d’une épaisse barbe rousse. Sa musculature s’était affinée. Il paraissait plus affûté, moins bedonnant. Son dos et ses épaules s’étaient élargies, et ses trapèzes formaient deux bosses autour de son cou trapu. Il portait toujours son bâton de mage à la ceinture mais en plus, il avait déniché une hache à la lame de mithril et au manche d’obsidienne dont les ruines luisaient d’une aura magique. Irydia se demandait si son aspect physique avait si radicalement évolué depuis le début de sa quête. Elle ressentait les bouleversements intérieurs liés au déverrouillage de ses capacités magiques, mais elle n’avait pas eu la curiosité de se regarder dans une glace pour constater si cela affectait ses traits extérieurs.
Les loups-garous avaient réhabilité uniquement les parties inférieures de l’observatoire. Au-dessus des baraquements civils, des casernes, des écuries et des forges, un immense filet, semblable à la toile d’une araignée monumentale, était suspendu. On leur expliqua qu’il s’agissait d’une sécurité qui évitait les accidents. En effet, le délabrement du dôme provoquait des chutes de pierre qui avaient fait plusieurs victimes et qui causaient à chaque fois d’importants dégâts matériels dans le campement. Les artisans lycanthropes travaillaient sans relâche à la restauration de la structure, mais ils n’avaient toujours pas réussi à la réparer entièrement. Irydia se demanda comment une colonie qui avait su construire un viaduc en quelques années pouvait être mise en difficulté par un simple ravalement de façade, et elle se demanda si les complaintes des nains au sujet du pillage de leur savoir n’étaient pas fondées.
En raison de sa stature, Gradur fût accueilli dans la demeure du chef des ravageurs. Irydia et Dalek furent relégués dans une antichambre miteuse près des écuries, qui sentait le purin et qui était infectée de cafards. Dalek ne manquait pas de faire remarquer à sa compagne de voyage qu’ils auraient été mieux lotis avec une couche d’herbe séchée en guise de matelas et le ciel étoilé pour seul toit, mais elle préféra ne pas mettre du grain à moudre dans le moulin de sa mauvaise humeur chronique. Elle se contenta d’engloutir le ragoût qui leur avait été cuisiné, but son verre de vin aigre d’une seule traite, et lui souhaita bonne nuit en soufflant sur la bougie qui séparait leurs lits respectifs.
Elle crut que c’étaient les bougonnements de Dalek, les mêmes qui avaient accompagné son endormissement, qui l’avaient tirée de sa torpeur au milieu de la nuit. Mais lorsque sa vue se fût habituée à l’obscurité, elle constata qu’il était couché sur le flanc, et que seul un léger ronflement s’échappait de sa carcasse somnolente. Elle se redressa et tendit l’oreille. Elle ne rêvait pas. Elle entendait des chuchotements et le craquement de pas qui se voulaient légers à quelques mètres de leur chambrée. Un doigt sur la bouche, elle secoua Dalek, dont les pupilles s’écarquillèrent de surprise. Sans même prendre le temps de récupérer leurs affaires, ils se faufilèrent au dehors par une fenêtre. Juste à temps pour voir les silhouettes de deux orques pénétraient dans la pièce et abattre leurs massues garnies de pointes à l’endroit où reposait leurs têtes quelques secondes auparavant.
Des orques !? Quelle était cette diablerie ? Ils les entendirent jurer dans leur langage guttural et se hâtèrent de quitter les alentours, avançant à l’ombre des écuries attenantes à leur chambre.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Dalek dans un murmure, comme si cette tentative d’assassinat qu’ils venaient d’esquiver n’était pas assez équivoque.
La nuit était sombre. Le ciel couvert de nuages dissimulait la lueur blême de la lune et des étoiles. Sur les vitres de verre du dôme de l’observatoire, on entendait le fracas de la grêle au-dehors. Au centre du bâtiment, les flammes d’un brasier dansaient avec les ombres, tandis qu’un vacarme de cris bestiaux retentissait. Que faisait donc la colonie lycanthrope à une heure aussi tardive ? De telles effusions nocturnes n’étaient pas l’apanage des gens pavés de bonnes intentions. Le sang battait aux tempes d’Irydia. Elle pressentait qu’ils allaient au-devant d’un terrible danger.
Ils aperçurent Gradur, inconscient, attaché à un cercle de bois que deux chamans faisaient tourner à l’aide de manivelles en fonte. Des loups-garous, qui avaient pris leur forme bestiale, se mêlaient à des orques musculeux au visage ichtyoïde. Avec un regard possédé, ils abattaient méthodiquement des bâtons sur les membres de l’élu des augures, brisant lentement les os de ses bras et de ses jambes. Une fois qu’ils furent certains de l’avoir totalement mis en miette, un membre de l’assemblée s’approcha du corps inanimé. Il ouvrit l’abdomen et y planta un crochet. Puis, il se recula, amenant avec lui les viscères fumantes de sa victime. Loups-garous et orques se déchaînaient, certains se pourléchant les babines.
Irydia réprima un haut-le-cœur devant cette scène de torture atroce. C’était un drame épouvantable. Au vu de ce que Gradur leur avait confié sur sa quête, c’était même une tragédie pour les peuples libres de Kilforth. Le héros qui devait empêcher les cultistes réfugiés à la flèche de Tor d’envahir le pays par le sud avait été rattrapé par son destin. Plus rien ne s’opposait à l’accomplissement de leurs plans funestes, si ce n’était la réussite des neuf, peut-être moins, élus encore vivants.
Irydia jeta un œil à son fourreau vide, et elle maudit son manque de précautions. À côté d’elle, Dalek tremblait comme une feuille. Il pointait du doigt le chef de la tribu, dont le front était peint d’un tatouage tribal que son enveloppe humaine ne lui avait pas fait arborer en plein jour. Irydia ne connaissait pas ce symbole, mais elle ressentit qu’il s’agissait d’un insigne affilié au culte de la trahison. Ils étaient piégés au milieu d’un repaire de cultistes démoniaques, une alliance impie entre deux des races les plus dangereuses du continent, désarmés, et sans autre issue que de se battre pour leur salut.
Irydia ressentit le fourmillement caractéristique qui se répandait dans son corps à chaque fois qu’elle était face à une incarnation démoniaque. Cela lui donnait une confiance en elle qu’elle ne se connaissait pas, et effaçait toutes ses craintes. Les cultistes étaient nombreux, très nombreux. Ils gesticulaient autour du corps sacrifié de Gradur comme un essaim de mouches autour d’un excrément.
Une résolution inébranlable l’animait lorsqu’elle se leva. Elle s’avança en direction de ses ennemis. Des éclairs d’énergie crépitaient au bout de ses doigts. Tandis que les premiers cultistes décelaient sa présence, elle leva les mains. Dans un fracas de verre brisé, les vitres du dôme au-dessus d’elle explosèrent. Les débris se mirent à léviter au milieu d’un tourbillon de vent surnaturel. Les adorateurs de la trahison dégainaient leurs armes en grognant, jetant des coups d’œil apeurés vers les sommets. Elle abaissa les bras. Aussitôt, un déluge de pointes aiguisées plut autour du cercle de torture. Les corps des peaux-vertes et les fourrures des loups-garous étaient traversés de part en part. Certains projectiles se plantaient dans leurs crânes, perforaient leurs yeux, sectionnaient leurs veines. Lorsque l’averse cessa, un parterre de dépouilles agonisantes avait remplacé la foule délirante. Seule la silhouette du chef loup-garou était encore debout, baignée dans la lumière des flammes. Son visage était figé dans une expression de terreur intense.
Une cavalcade étouffée permit au général de s’éclipser. Les assassins orques à qui on avait donné la mission de tuer Irydia et Dalek dans leur sommeil venaient d’apparaître sur la scène du carnage. Ils stoppèrent leur charge lorsqu’ils aperçurent Irydia, auréolée de puissance et de lumière divine. Ils ne remarquèrent même pas la présence de Dalek à quelques pas de leur position, recroquevillé derrière un amas de tonneaux d’alcool. Avec une désinvolture qui n’avait d’égale que son courroux, Irydia projeta vers eux des échardes de verre qui transpercèrent leurs poumons et les firent expirer en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Un hennissement lointain signifia à Irydia que le responsable de ce massacre prenait la fuite à cheval. Il était trop tard pour qu’elle puisse s’interposer, mais cela ne la dérangeait pas qu’un témoin de sa toute-puissance s’en sortit. Il allait rejoindre ses acolytes et leur transmettre ce dont elle était capable. Soit, ils prendraient peur et la laisserait tranquille pour le reste de sa mission soit, ils verraient en elle une menace si importante qu’ils la traqueraient à travers tout Kilforth. Cette seconde perspective ne l’effrayait pas, au contraire. Cela laisserait le champ libre aux autres élus pour mener leur propre quête à bien.
La population de l’observatoire anéantie, Irydia eut tout le loisir de l’explorer à la recherche d’indices sur les plans ourdis par les cultistes. Dans les appartements privés du chef, elle trouva une pile de parchemins écrits dans un mélange d’orque et d’humain. Elle se rendit compte qu’elle arrivait à déchiffrer l’écriture tribale des peaux-vertes comme s’il s’était agi de sa langue maternelle. Une nouvelle prouesse liée au développement de ses capacités magiques.
Les documents expliquaient que les ravageurs n’étaient qu’une des nombreuses branches d’un réseau de cultistes tentaculaire qui complotait dans l’ombre pour faciliter le retour du Diacre de la Trahison. Ils avaient été assignés à une expédition dans les Marais Brumeux, au sud-ouest du Foyer aux Brandes, afin de mettre la main sur une pièce d’armure antique appelé le bouclier du destin. Il s’agissait vraisemblablement d’un objet ayant été porté par un héraut mort-vivant durant la Grande Guerre, un artefact si puissant qu’il était capable de s’auto-détruire pour annuler n’importe quel coup censé être mortel pour son porteur. Les cultistes comptaient se l’accaparer afin d’en équiper le Diacre de la Trahison. Irydia se dit qu’un démon majeur n’avait certainement pas besoin de ce colifichet pour semer la mort et la destruction, mais elle ne put réprimer un frisson d’angoisse en imaginant le Diacre de la Trahison pourvu d’un artefact lui permettant de se prémunir d’un assaut létal. Trouver une faille dans ses défenses n’allait pas être une sinécure. Être contraint de le faire à deux reprises était une perspective glaçante.
Les parchemins étaient accompagnés d’une carte menant à l’emplacement du bouclier du destin. Les traits finaux semblaient être plus frais que le reste du schéma, et Irydia se dit qu’ils étaient tombés à pic, car les cultistes semblaient ne pas encore s’être lancés dans la recherche de l’artefact. Elle avait plus urgent à faire, mais elle décida de conserver le papier précieusement. Elle pourrait en avoir l’utilité plus tard.
Le lendemain matin, ils suivirent le chemin de la Brousse à la recherche de la guilde des voleurs dont leur avait parlé le négociant. Irydia voulait à tout prix mettre la main sur l’arc des elfes de Medyowynn avant de se rendre auprès des chevaliers de la rose. Elle sentait que la garde du destin était un adversaire autrement plus coriace que ses précédents adversaires et que, dans une région qui avait basculée dans l’ombre, ses pouvoirs magiques seraient diminués. Elle devait absolument posséder cette arme magique et être accompagnée de renforts pour espérer purger Kilforth de cette menace.
*
Devant l’assemblée ricanante qui lui faisait face, Dalek essayait de dissimuler sa peur du mieux qu’il pouvait. Irydia comptait sur sa prestation. Il devait se montrer digne de ses espérances. Lui qui avait eu la sensation de n’être qu’un faire-valoir, lorsqu’il n’était pas un boulet, depuis le début de l’aventure, jouait un rôle de premier plan. Il avait été touché par cette marque de confiance, même si elle lui avait fait ravaler le peu de fierté qu’il lui restait encore.
– Je ne vois pas d’autre moyen. Il faut que ce soit toi qui fasses diversion pendant que je cherche l’arc elfique.
Ils avaient traversé La Brousse et trouvé l’entrée de la guilde des voleurs. Elle se trouvait au fond d’une gorge humide, dans les profondeurs de cette région de jungle moite et de ruines antédiluviennes bâties par les premiers-nés. Leur traversée avait été pénible. L’atmosphère était irrespirable, la moiteur fétide. Les insectes étaient deux fois plus gros que leurs congénères des autres forêts du continent. Ils avaient croisé des mille-pattes gros comme le bras, des moustiques de la taille d’un moineau, des araignées démesurées dont les repaires étaient empoissés de toiles collantes. Les singes les avaient harcelés en leur jetant des projectiles, parfois inoffensifs, parfois contondants, au visage tout au long de leur progression. Leurs cris belliqueux les avaient accompagnés et ils n’avaient dû leur salut qu’à la maraude d’une panthère noire en chasse qui les avait débusqués de leur promontoire. Au détour d’un sentier envahi par la végétation, ils étaient tombés nez à nez avec un primate gigantesque, à la fourrure noire, au crâne ovale et au dos argenté, qui les avait toisés de toute sa puissance avant de s’enfuir. Cette région peu explorée était encore sauvage et nimbée de mystères.
– Sans vouloir te vexer, les voleurs ne te feront rien. Tu es faible. Tu ne représentes aucune menace pour eux. Annonce-toi comme un barde itinérant qui cherche un gîte pour la nuit. Je suis certaine qu’ils ne se méfieront pas. Leur guilde n’est même pas dissimulée, ils doivent être habitués à recevoir de la visite.
Ce fut par ces mots qu’Irydia l’avait envoyé, seul, au-devant du repaire des contrebandiers. Bien sûr, elle avait ajouté à ce discours des encouragements, et avait insisté sur le rôle capital de sa prestation, visant à duper les bandits et accaparer leur attention pendant qu’elle subtiliserait l’arc des elfes. Mais il était homme à se concentrer sur le négatif et il avait beau savoir que la suite de la quête d’Irydia reposait sur ses épaules, il ne pouvait s’empêcher d’entendre la douloureuse vérité résonner dans son crâne. Tu es faible. Tu ne représentes aucune menace pour eux. Il se dit avec amertume que ce serait probablement son épitaphe, et son cœur se serra de chagrin.
Il ne s’était pas attendu à ce que la guilde des voleurs soit aussi hétéroclite. Pourtant, dans la grande salle de banquet, il avait devant lui des représentants de presque toutes les races de Kilforth. Il y avait une majorité d’elfes noirs et de demi-hommes, mais on apercevait aussi des humains, des semi-démons, des orcs ou des vampires. Ils étaient tous vêtus de vêtements aux couleurs sombres. Une palette de verts, marrons, gris et noirs, pour mieux se dissimuler aux yeux des autres lorsqu’ils accomplissaient leurs basses besognes.
La guilde vivait dans le faste. La quantité de nourriture et d’alcool présente à table en était une preuve concrète. On avait l’impression d’assister à l’opulence d’un banquet royal, mais sans la bienséance et l’hypocrisie de cour. Il semblait n’y avoir aucun chef au sein de cette communauté dissidente. Les voleurs vivaient dans l’anarchie et les récoltes étaient partagées entre tous les membres. En voyant les rires enivrés et la drôlerie avec laquelle les bandits s’invectivaient, Dalek en fût presque à oublier qu’il était l’hôte d’une organisation criminelle qui dépouillait les honnêtes gens de leurs biens et qui contribuait à aggraver la misère dans laquelle était plongé l’est du pays.
On lui avait prêté une lyre, et avec force bourrades et insultes bonhommes, on lui avait demandé de prouver qu’il était un barde digne de ce nom, le menaçant de lui faire bouffer ses parties génitales si sa prestation n’était pas convenable. Sa première chanson avait laissé l’audience sceptique. A la vue des dagues qui sortaient de leurs fourreaux pour le délester de ses attributs masculins, il avait retrouvé sa voix. Il s’était lancé dans une ballade épique au sujet d’un voleur qui dérobait le trésor d’un dragon, puis il avait achevé son spectacle avec des chansons paillardes qui, en raison de l’état d’ébriété avancée des trois-quarts de l’auditoire, firent mouche et furent saluées d’applaudissements fournis.
Alors qu’on le congratulait en l’invitant à se servir un verre de vin et en lui enfournant une cuisse de poulet rôti dégoulinante de graisse dans la bouche, il sentit que quelqu’un agrippait par le bras et l’entraînait dans une alcôve à l’écart. Il se retrouva face à un bandit vêtu d’une tunique fuligineuse et au visage recouvert d’un turban. Il aurait reconnu ces yeux parmi mille, et il dut se retenir de sourire bêtement tant il était soulagé.
Irydia l’entraîna jusqu’aux écuries souterraines de la guilde. Elle avait harnaché un cheval. Sur sa croupe, un objet long et fin était enveloppé dans un tissu beige terni par les ans. Elle avait mis la main sur le fléau des morts-vivants, l’arme mythique du peuple elfe.
Ils s’évadèrent sans heurts, laissant derrière eux la porte en forme de flèche incrustée dans la paroi de la gorge, qui marquait l’entrée de la guilde des voleurs. Irydia n’aurait jamais pensé que rendre la monnaie de leur pièce à cette organisation criminelle aurait pu être si simple et elle se félicita de leur succès.
Leur fuite vers le nord fût gâchée par un stupide accident. Leur cheval, lancé au trot sur les sentiers recouverts par la végétation luxuriante de la jungle, se coinça une patte entre deux racines entrelacées d’un arbre au tronc suintant de sève. Il les projeta à terre en poussant un hennissement de douleur. Dans la panique, il voulut s’extirper de ce piège, mais il ne fit qu’aggraver sa fracture et se retrouva l’os à vif, incapable de marcher. Non sans réticences, Irydia et Dalek furent contraints de mettre fin à ses souffrances en le tuant, laissant les bêtes sauvages se repaître de sa dépouille encore chaude.
Lorsqu’ils sortirent de la moiteur de la Brousse, l’immensité verte de la Grande Plaine s’offrit à leur contemplation. Le ciel crachait encore une grêle débilitante, mais Irydia n’en était pas affectée et elle invoqua une barrière magique, sorte d’ombrelle luminescente, au-dessus de Dalek afin qu’il soit lui aussi épargné par ses assauts répétés. Ils crapahutèrent au milieu d’herbe rase et de graminées ployant sous les intempéries. Au loin, ils distinguaient les contours de quelques foyers de population, mais leurs yeux étaient rivés sur leur objectif, la forteresse des chevaliers de la Rose, dont ils avaient pu distinguer les contours droits et austères depuis la frontière de la Grande Plaine. Même à pied, ils savaient qu’ils y seraient avant la nuit.
Le château-fort qui abritait la confrérie des chevaliers de la rose était à l’image de leur discipline. C’était un bâtiment carré, froid, et solide. Ses courtines étaient entourées de douves de deux mètres de profondeur, aux eaux stagnantes boueuses, où l’on distinguait les pointes d’épieux destinés à embrocher les assaillants assez fous pour tenter un assaut par ses murs. La bretèche d’entrée était accessible par un pont assez large pour laisser passer deux hommes de front. Deux arches, fermées par une herse au métal de jais, interdisaient l’accès à quiconque n’y était pas convié. On se doutait que des gardes étaient en fonction dans les étages supérieurs de chaque arche, car ils étaient creusés de meurtrières, et possédaient chacun une trappe par laquelle on pouvait déverser des rochers ou du métal en fusion afin de saper les forces d’un éventuel envahisseur. Les chemins de ronde et les toits des quatre tours latérales semblaient déserts, mais Irydia percevait des mouvements derrière les créneaux. Elle savait que leur présence avait été signalée bien avant qu’ils ne se présentent aux portes du donjon.
Ils patientèrent un moment avant qu’une délégation de trois cavaliers aux destriers caparaçonnés ne daigne se porter au-devant d’eux. À gauche, un paladin en armure portait une bannière décorée de la rose de l’ordre et d’une comète à longue queue, dont la forme était celle d’une tête de mort à la mâchoire hurlante. Il tenait la bride de son cheval dans son gantelet ciselé, et une hache de jet pendait à sa ceinture. Nul doute qu’il était capable de viser une cible au galop avec cette arme de jet sans même relâcher prise sur son étendard. Son heaume à visière close était recouvert d’une crinière de lion blanc, l’un des animaux sauvages les plus rares de tout Kilforth, dont les dents semblaient se cramponner au métal et l’y maintenir. La fourrure d’albâtre, brodée de fils d’or, cascadait dans le dos du chevalier jusque sur la croupe de sa monture. À droite, un chevalier tenait une pique et un écu dont le centre était une rose pourpre sculptée. Son heaume arborait des ailettes semblables à celles d’un dragonnet, et son plastron était recouvert d’un tabard de tissu d’un blanc d’os sur lequel était dessinée une croix rougeâtre. Elle symbolisait sa dévotion à l’ordre et le catégorisait comme un croisé, c’est-à-dire un chevalier itinérant qui dédiait son existence à la chasse aux monstruosités. Enfin, au centre, un chevalier tout de mailles vêtu, au plastron mordoré et flanqué de deux épées aux lames démesurées, les toisait de toute son arrogance. Il ne portait pas de casque, mais il dégageait un tel charisme que le simple fait de croiser son regard était déstabilisant. Il avait des traits durs dissimulés sous une barbe éparse et des cheveux raides, dont l’implantation faisait penser à celle des piquants d’un hérisson. Son cheval était protégé par une barde complète, de la croupe à l’encolure, en passant par le chanfrein ouvragé sur lequel s’entremêlaient ronces et roses rouges. Cela le définissait comme un personnage haut gradé dans la confrérie, car aucune autre monture n’était aussi lourdement harnachée.
Les chevaliers se postèrent à distance de sécurité des deux voyageurs. Celui du centre prit la parole.
– Moi, Sire Beauregard Lee, commandant de la confrérie de la Rose, vous somme de décliner votre identité et les raisons de votre présence sur nos terres.
Il était d’une solennité et d’une autorité peu commune. Dalek se recroquevilla sur lui-même, impressionné. Irydia bomba le torse et répondit avec force :
– Je suis Irydia, élue des augures, bénie de Thorp, amie d’Andelūywen, détentrice de l’arc d’équilibre et pourfendeuse de démons.
Sire Beauregard Lee ne sembla pas ébloui devant l’énoncé de ces titres prestigieux plus ou moins falsifiés.
– Nous avons déjà recueillis plusieurs des vôtres, élue des augures, lui apprit-il. Il n’est pas dans nos habitudes d’interférer dans les affaires d’Ample Cité, car nous menons nos propres croisades, et nous n’avons pas attendu la résurgence de l’ombre pour nous inquiéter des dangers qui corrompent notre terre. Mais nous nous sommes soumis à l’implacable évidence : nos efforts n’ont fait que contenir la menace des ténèbres, ils ne l’ont jamais éradiquée complètement, et nous n’avons pu empêcher le culte de la trahison de propager ses mensonges insidieux et d’embrigader une partie des peuples libres. Nous vous aiderons du mieux que nous pourrons, élue, comme nous l’avons fait avec vos camarades.
Chose extraordinaire, il mit pied à terre et s’inclina devant Irydia avant de lui désigner la selle de son cheval laissée vacante du bout de ses gantelets. Elle fût escortée dans l’enceinte de la forteresse par son commandant, puis traitée avec tous les égards dû à son rang de prodige des augures.
Irydia put exposer le récit de ses aventures, et ses objectifs futurs, autour de la légendaire table ronde sur laquelle toutes les décisions les plus importantes prises par l’ordre de la rose depuis sa création avaient été entérinées. Les chevaliers les plus éminents l’écoutèrent sans l’interrompre, puis se concertèrent pour savoir quelle était la marche à suivre pour l’épauler dans sa quête. Ils connaissaient le pays perdu, car l’armée immortelle évoquée dans les légendes était celle des recrues de la confrérie, mortes au cours de leur formation. Tuées par des créatures démoniaques et déshonorées par l’échec, leurs âmes refusaient de quitter la surface terrestre et étaient condamnées à errer dans ce purgatoire infini, à la recherche d’une impossible rédemption.
– Nous connaissons les chemins secrets qui mènent au pays perdu, confessa Sire Beauregard Lee, mais nous ne les avons jamais empruntés. Les membres de notre ordre n’y sont pas les bienvenus, pour des raisons évidentes. Mais si les augures vous ont demandé de vous y rendre, alors nous devons accepter de bafouer l’un de nos principes fondamentaux et accepter que la puissance de notre ordre ne pourra pas résister aux incursions démoniaques seule. Cette armée spectrale déchue est de toute évidence l’une des clés de voûte de la résistance des peuples libres.
Irydia ressentait les efforts qu’il déployait pour dissimuler son mépris des faibles qui avaient péri au cours de leur formation, et elle comprit pourquoi l’ordre de la rose n’avait jamais pu défaire Kilforth du mal. Leur supériorité, leur arrogance, et leur jusqu’au-boutisme guerrier étaient des traits de caractère qui les rapprochaient des démons qu’ils combattaient. L’innocence que les augures avaient recherché dans leurs nouveaux héros avait disparu de leurs cœurs depuis bien longtemps. Il était même probable qu’ils n’en aient jamais été les détenteurs.
– Il vous faut vous équiper pour la traversée du désert brûlant qui mène au pays perdu. Il vous faudra à minima une monture robuste et une pièce d’armure magique pour vous prémunir des dangers du voyage. Vos capacités magiques sont indiscutables, mais elles ne seront pas assez efficaces sans un tel soutien.
Irydia s’attendait à ce que les chevaliers fassent preuve de munificence, car leurs écuries étaient pleines et leur arsenal regorgeait d’armures en tout genre, mais elle fût déçue.
– L’armée damnée n’acceptera pas que vous vous présentiez à elle en possession de présents de l’ordre. Il vous faudra trouver ces équipements par vous-même. Sire Grégoire Rycerz vous servira de guide, mais une fois la frontière du pays perdu atteinte, il ne pourra vous accompagner sous peine de provoquer l’ire vengeresse de ses habitants maudits.
Sire Grégoire Rycerz était le croisé à la rose au heaume ailé. Il accompagna Irydia et Dalek à leurs appartements lorsque Sire Beauregard Lee eut dissolu l’assemblée. Il leur récapitula les décisions qui y avaient été prises et qui l’impliquaient directement.
– Vous avez quatre jours pour récupérer l’équipement nécessaire au voyage vers le pays perdu. Nous nous retrouverons au hameau de Kaylan, au nord du Foyer aux Brandes. C’est le temps nécessaire à la confrérie pour préparer le plan de bataille qui doit nous débarrasser de la garde du destin qui sème la terreur au Cloaque aux Morts.
Sire Beauregard Lee avait pris très au sérieux le récit du parchemin sacré permettant d’invoquer un élémentaire de combat, et il avait décidé d’aider Irydia dans cette entreprise. Le hameau de Kaylan était un village lugubre à la frontière septentrionale entre le Cloaque aux Morts et le Foyer aux Brandes. On y accédait par une gorge étroite enchâssée entre deux chaînes de collines dont les hauteurs empêchaient les rayons du soleil de réchauffer la région et la plongeait dans une obscurité et une froideur éternelle. Il s’agissait des deux éléments de prédilection des morts-vivants, que le commandant de l’ordre de la rose voulait exploiter comme un leurre pour les attirer dans une embuscade. En effet, le hameau de Kaylan était construit sur une ancienne faille tellurique propice à la pratique de la pyrotechnie. Avant que la Grande Guerre ne réduise la bourgade en un foyer de population exsangue, elle avait été un lieu de pouvoir et de pèlerinage pour tous les adeptes de la magie de du feu.
Le feu était un élément capricieux et ravageur. En réactivant au bon moment les cercles de pouvoir de Kaylan, les chevaliers de la rose seraient capables de déchaîner un brasier dévastateur sur leurs ennemis et les bannir de la surface de Kilforth. Ils comptaient sur l’aide d’Irydia, mais ils avaient bien conscience que la quête du pays perdu était plus importante, car cette victoire sur la garde du destin ne ferait que retarder l’inévitable retour du Diacre de la Trahison. Ils avaient donc suggéré que quelqu’un profitât de la diversion créée par la bataille pour contourner les collines et partir à la recherche du parchemin elfique. Dalek étant le seul civil présent lors de l’assemblée, il avait été commis d’office à cette tâche. Il avait tenté de s’y opposer, mais le regard intransigeant de Sire Beauregard Lee avait répondu à ses arguments par une dénégation dédaigneuse.
– Vous savez ce qu’il vous reste à faire, avait dit Sire Grégoire Rycerz avant de les laisser à une nuit de sommeil bien méritée. Quatre jours, et pas un de plus. Cela nous laissera tout juste le temps de rallier le pays perdu et de solliciter l’aide de l’armée des morts avant l’aube du vingt-cinquième jour de votre quête, élue des augures. Aucun retard ne sera toléré. Vous êtes prévenue.