[Histoire de Meeples #25] L’Ombre de Kilforth : Kaylan (5/6)

Irydia retira sa lame de la gorge de la momie. Ce roi ancestral avait eu l’esprit corrompu par le mal dans des temps immémoriaux. Cela avait été la première fois qu’elle voyait un loup-garou mort-vivant, et elle n’aurait jamais pu imaginer qu’une telle entité ait pu fouler les terres de Kilforth. Heureusement, l’ancienne malédiction qui l’avait ramené à la vie l’avait confiné dans les souterrains du temple de Maceo Grael, un colisée antique perdu dans les profondeurs des Marais Brumeux. Il était caché au milieu d’un cercle montagneux aux contreforts si lisses, qu’ils étaient impossibles à escalader de l’extérieur. On y pénétrait par un réseau de galeries souterraines creusées à flanc de roche et qui étaient hantées par des goules émaciées au goût prononcé par la chair humaine. Ils n’avaient eu aucun mal à y pénétrer grâce à la carte qu’ils avaient découverte auparavant dans le bastion des cultistes de la trahison.

Irydia tenait dans ses mains le bouclier du destin. Il était ovale et sa puissance surnaturelle semblait provenir d’un autre monde. Il était sculpté d’un crâne ailé dont les cavités brillaient d’une lueur surnaturelle. Irydia se demanda si elle n’avait pas tort de s’équiper d’une pièce d’armure qui semblait tirer son pouvoir d’outre-tombe, mais elle ne ressentait aucune perversion démoniaque en émaner, et elle décida de faire confiance à son instinct. Elle sentait que ses capacités magiques avaient encore passé un palier supplémentaire. Elle n’avait même plus besoin de réfléchir aux incantations qu’elle désirait lancer. Les formules lui venaient naturellement, comme si la magie avait toujours été quelque chose d’inné pour elle. Elle était capable de transférer ses pouvoirs dans n’importe quelle arme qu’elle portait pour en décupler la puissance. Elle percevait n’importe quelle émanation magique autour d’elle. Elle était capable de se téléporter sur de courtes distances, de changer la pierre en or, et elle maîtrisait une palette de sorts aussi large que celle du spectre lumineux. Pourtant, elle savait qu’elle ne pouvait se permettre l’arrogance, car ces compétences qu’elle avait débloquées n’étaient que la condition sine qua non qui rendait envisageable son combat contre le Diacre de la Trahison. Elle ne pouvait se gonfler de forfanterie, car si elle dépassait à présent la puissance de la plupart des sorciers des peuples libres, elle ne pouvait toujours pas espérer résister seule à l’omnipotence d’un démon majeur au faîte de sa gloire réincarnée.

La destruction du roi momifié avait plongé le temple de Maceo Grael dans un silence total. Irydia et Dalek foulèrent la fosse centrale et sa représentation statufiée de l’ancien roi déchu puis, arpentèrent les souterrains dans le sens inverse. Ils avaient deux jours pour rejoindre les chevaliers de la rose à Kaylan, et ils décidèrent de repasser par Ample Cité afin d’y acheter deux chevaux. Les pouvoirs de transmutation débloqués par Irydia leur assuraient de jouir d’une manne financière inépuisable. Ils n’auraient aucun mal à arriver à leurs fins.

Ils prirent la direction du nord, vers la chaîne de montagnes que l’on appelait la Gorge Desséchée. C’était une région réputée périlleuse. Les rares voyageurs qui la traversaient y rapportaient la présence de dragons au corps entièrement constitué de pierre, ou de géants hauts de plusieurs mètres qui capturaient leurs proies à l’aide de longues chaînes semblables aux lassos des éleveurs de bovins des plaines.

Alors qu’ils progressaient le long d’arêtes escarpées et de vestiges de la civilisation naine, enfouies sous plusieurs couches de roches grises, Irydia sentit qu’un autre élu était déjà passé dans la Gorge Desséchée et qu’il y avait accompli sa quête initiatique. Elle ne savait pas de qui il s’agissait, mais elle ressentait une connexion mystique qui lui faisait le compte-rendu précis des agissements de son, ou sa comparse. Elle apercevait la tombe d’un roi nain, perdue dans un gouffre envahi par la végétation et qui était la porte d’entrée d’un réseau de veines de mithril depuis longtemps abandonnés par les peuples libres, mais qui continuaient d’être peuplés par les gobelins et par une race d’orcs noirs affiliés aux forces ténébreuses. Elle fût éblouie par les feux d’une ancienne forge de puissance et elle entendit le bruit du marteau contre l’enclume, alors que des mains spectrales façonnaient un objet de grand pouvoir. Elle n’était pas la seule à s’armer en prévision de la bataille contre les armées du Diacre de la Trahison, et c’était une vision rassurante. Elle ne serait pas seule à faire face aux hordes démoniaques lorsqu’elles surgiraient du Voile dans les Tourbières de Cairn.

Au milieu de leur ascension, Irydia perçut soudain une source de magie derrière le ballon d’une colline qui grimpait en pente douce à l’orée du sentier qu’ils suivaient depuis plusieurs heures. Elle y entraîna Dalek et ils découvrirent avec effarement une source d’eau chaude, entourée par un parterre de fleurs rouges, roses, violettes et blanches, et par une herbe grasse gorgée de rosée et de chlorophylle. Un geyser jaillissait en son centre et projetait une pluie à la tiédeur réconfortante dans les alentours. La grêle, qui n’avait pas cessé depuis qu’ils avaient quitté la Grande Plaine, tombait tout autour de la mare, mais semblait incapable d’en percer les eaux limpides, comme si un charme intangible l’en repoussait.

– Je crois que nous avons bien mérites un instant de détente, s’exclama Irydia en se tournant vers Dalek avec un regard complice.

Il eut du mal à admettre qu’on pouvait se montrer désinvolte alors que la confrontation finale était pour bientôt, mais ses réticences fondirent comme neige au soleil lorsqu’il pénétra dans le bassin. Cela leur rappela les sources chaudes d’Heskan et les plongea dans une mélancolie bienheureuse. Il leur semblait qu’une vie entière s’était écoulée depuis leur immersion sous les yeux de Thorp, et pourtant, pas plus de dix jours n’étaient passés.

Ils baignaient encore dans une béatitude onirique lorsqu’ils arrivèrent en vue de la porte ouest d’Ample Cité. Lieu de confluence vers les quartiers nains et vers les quartiers orcs, elle constituait une zone industrielle remplie de carrières, de forges, de quincailleries, d’ateliers artisanaux divers et de de tripots qui accueillaient les travailleurs à la fin de leurs services. Les chemins étaient poussiéreux et l’air, encrassé par la fumée de centaines de cheminées, s’emplissait d’une odeur de soufre et de métal en fusion. Orcs et nains avaient appris à s’y côtoyer et à s’y respecter, car ils partageaient les mêmes valeurs dans le travail. Cela ne les empêchait pas de retomber dans leurs penchants communautaristes dès qu’ils passaient les frontières de leurs quartiers respectifs.

Au milieu de cette foule de silhouettes trapues se dessinait quelques contremaîtres elfes, et quelques ombres plus indistinctes qui étaient celles de vampires en maraude ou de rôdeurs loups-garous. La vente et le troc d’armes étaient deux activités pérennes autour des ateliers de fabrication, et beaucoup d’habitants avaient appris à contourner le système traditionnel pour s’approvisionner à la source. Les autorités démantelaient régulièrement des commerces clandestins, mais ils poussaient comme des mauvaises herbes au milieu de cette activité frénétique dominée par les pics majestueux des Gorges Desséchées.

Irydia ne passa pas inaperçue. Elle exhibait des reliques que les peuples libres pensaient perdues depuis longtemps, et elle était entourée d’une aura si éblouissante que même les fiers nains et les agressifs orcs baissaient les yeux en l’observant. Lorsqu’ils arrivèrent dans les quartiers humains pour y négocier deux chevaux sur le marché aux bestiaux, la rumeur de la présence de l’élue des augures se répandit comme une traînée de poudre et se transforma en une allégresse populaire triomphale. Elle fût applaudie par une foule en liesse. Certains passants tentèrent de l’embrasser, la touchèrent comme si elle était une déesse vivante. Un observateur extérieur aurait pu croire qu’elle avait déjà vaincue le Diacre de la Trahison tant la clameur était joyeuse et les louanges ferventes. Irydia en était la première gênée. Elle ne s’était pas attendue à un tel accueil, ni à une telle popularité, et elle se demanda si revenir à Ample Cité n’avait pas été une erreur de jugement. Tout au long de son périple, elle avait tout fait pour progresser avec discrétion pour éviter les ennuis superflus. Elle n’aurait jamais pensé que sa mission fût connue de la plèbe entière et qu’elle pût être acclamée de la sorte. Elle réalisait que la résurrection du Diacre de la Trahison était prévue dans moins de cinq jours, et elle se dit que les autorités avaient probablement informé la populace afin de les préparer aux conséquences terribles qui découleraient de l’invasion démoniaque. En bons politiques, ils avaient certainement convaincu les concitoyens que la situation était sous contrôle, car dix héros désignés par les augures étaient missionné pour les protéger. Si seulement ces visages souriants avaient vu ce qui était arrivé à Gradur de leurs propres yeux, ils auraient peut-être été moins confiants dans la capacité d’Irydia à être le bouclier d’une nation toute entière.

Le marché aux bestiaux se retrouva littéralement submergé par une vague de curieux qui voulaient voir l’élue des augures. Ironie du sort, elle était devenue la bête de foire pour laquelle les badauds se bousculaient. Seuls les marchands la fustigeaient du regard car sa présence anéantissait complètement leur journée de vente. Tout le reste n’était que sourires et acclamations. Elle se retrouva bientôt séparée de Dalek et ne pouvait pas avoir recours à la magie dans cette cohue car elle n’avait pas une seconde de répit pour pouvoir s’y concentrer.

Soudain, une main agrippa fermement son épaule. Elle se retourna et aperçut un visage familier qui n’était pas celui de son compagnon de voyage. Habillée de la tenue traditionnelle des membres de la guilde des musiciens, elle reconnut Sonya, une camarade qu’elle avait côtoyé durant toute sa formation de barde. La demoiselle avait poursuivi une carrière de ménestrel, et elles s’étaient perdues de vue. Elle portait toujours un diadème serti d’un saphir dans ses cheveux crépus, et ses yeux gris brillaient avec la même malice que dans sa jeunesse.

Sonya avait toujours été une roublarde, discrète et taciturne. Elle avait toujours répété que, bien que la musique puisse réchauffer les cœurs les plus froids, les meilleurs bardes se devaient de connaître la valeur inestimable du silence. Elle souriait, visiblement amusée par la situation et, avec un mouvement de tête complice, elle désigna une ruelle fermée par une grille en fer qui se trouvait à quelques mètres. Puis, elle extirpa un objet sphérique de la poche de sa tunique et le laissa tomber à ses pieds. Aussitôt, un nuage opaque enfuma la foule, qui reflua en désordre en se couvrant le visage. Irydia profita de la confusion pour se téléporter derrière la grille. Elle observa un instant la panique créée par le fumigène et pria pour qu’il n’arrive rien de fâcheux à Dalek. Puis, elle s’avança le long de la ruelle enténébrée qui lui faisait face.

– Quel succès ma parole !

La voix s’éleva du porche d’une maison de bois. La silhouette de Sonya sortit de la pénombre. Elle avait une mandoline en bandoulière.

– C’est la première fois que je vois une barde avec un public aussi fanatique.

– Merci de ton aide, répondit humblement Irydia. Je ne voulais pas utiliser la magie pour m’échapper de ces pauvres gens. J’ai bien conscience qu’ils m’adulent car ils sont terrorisés par le sort qui attend notre nation. J’ai tellement peur de les décevoir.

– Tu ne t’en rends pas compte, mais depuis deux semaines, on ne parle que de toi dans les marchés et les tavernes. Je crois que la moitié des rumeurs qui circulent sont erronées, mais le mensonge n’a jamais empêché des commères de jacasser.

– Je ne comprends pas. Ma mission devait être secrète.

– Dans les terres extérieures oui, mais pas ici. Dès l’instant où les dignitaires ont nommé les élus au cours d’un rassemblement public, ils savaient que l’identité des héros ne serait pas cachée. Et puis, ils vous ont marqué au fer rouge. En termes de discrétion, il n’y a pas pire.

Sonya désignait ses bras. Irydia se souvint qu’elle avait remonté ses manches lors de leur traversée des faubourgs ouest afin de mieux supporter la chaleur. Elle en arrivait presque à oublier ce marquage incandescent qui était devenu pour elle une seconde peau.

– Alors ça a fuité immédiatement ?

– A peu de choses près oui. Chez les humains, ça n’a pas pris plus de vingt-quatre heures. On a même eu droit a du harcèlement chez les jeunes filles qui ressemblaient au portrait que l’on avait dépeint de toi. Et après le premier viol, les autorités ont dû faire une déclaration publique pour indiquer que tu avais quitté la ville, et que quiconque essaierait de te nuire serait mis à l’échafaud.

Irydia déglutit difficilement.

– D’autres races ont été plus sages mais, que veux-tu, nous n’existons que pour être la risée des peuples libres.

– Que savent ces gens de ma mission ?

– Pas plus que ce qui a été expliqué au mausolée des héros. L’avènement de l’ombre. Et le chaos qui va avec. Il ne faut pas être né de la dernière pluie pour comprendre ce que cela signifie. Alors les demeurés et les mécréants se raccrochent à une figure héroïque plutôt que de se préparer dignement à repousser la tempête qui s’annonce.

– Les honnêtes gens ne peuvent rien contre le Diacre de la Trahison.

– Bien sûr que non. Mais au lieu de te barrer la route et de te traiter comme une idole religieuse, peut-être auraient-ils été plus avisés de te laisser vaquer à tes occupations. Je suppose que si tu es revenue à Ample Cité, ce n’est pas pour la douceur de son climat.

– Tu supposes bien.

– Les membres de la guilde sont liés jusqu’à leur mort. Je peux t’aider si tu le veux. Remplir ta mission seule n’a pas dû être une sinécure.

Sonya arborait toujours ce rictus jovial qui ne l’avait pas quitté depuis leur face-à-face au milieu de la foule.

– Je ne cherche rien de grandiose. Une monture pour poursuivre ma route. Et des bottes neuves, ajouta-t-elle en soulevant ses semelles usées.

– Pour quand te faut-il cela ?

– Je repars demain à l’aube.

– Alors c’est parfait. Je connais un gentilhomme qui a des écuries dignes de celles d’un noble. Et pour ta paire de bottes, j’en fait mon affaire. Tu as l’air de chausser la même pointure que moi. J’ai ce qu’il te faut à la maison.

Sonya mena Irydia jusqu’à son domicile, une chambre de bonne au premier étage d’un bâtiment modeste proche du centre-ville. Elles dînèrent ensemble en ressassant des anecdotes de leur scolarité qu’elles avaient presque oubliées, puis elles prirent le chemin de la maison du gentilhomme collectionneur de chevaux, qui se nommait Thomas Loek. Il habitait dans un quartier pavillonnaire proche de l’arrondissement des elfes noirs. Les rues y étaient propres et pavées, et les maisons possédaient toutes un jardin et une clôture, ce qui était un signe évident de richesse. Le propriétaire, un trentenaire habillé à la dernière mode et aux mains baguées, les accueillit avec un entrain communicatif. Sonya fit les présentations et il déclara :

– Ce sera un privilège que de vous aider dans votre quête, Irydia, élue des augures. Considérez mes écuries comme votre propriété.

Irydia ne sut que répondre devant une générosité si spontanée.

– Laissez-moi l’honneur de vous héberger pour la nuit, ajouta-t-il. Je connais bien la demeure de Sonya, et je sais à quel point elle vit dans un confort, disons…, rudimentaire.

– Cela ne me dérange guère, avoua Irydia. J’ai passé le plus clair de mes nuits à la belle étoile ces dernières semaines. La rudesse d’une couche modeste ne m’effraie pas.

– Et nous avons pas mal de conservations à terminer, renchérit Sonya avec un clin d’œil.

– Soit, mais je me permets d’insister. Ma chambre d’amis est pourvue d’un lit-double. Est-ce que la présence de votre vieille amie ferait pencher votre indécision en faveur du oui ?

Irydia ne voyait plus de raison de décliner l’invitation après cette proposition.

La demeure de Thomas Loek témoignait d’un patrimoine cossu. Le hall d’entrée était constitué d’une énorme cheminée en marbre saumon, d’un escalier à rampe forgée où cascadait un lourd tapis de velours rouge, et d’un chandelier ouvragé dont les chandelles brûlaient d’un parfum douceâtre qui rappelait les encens exotiques qu’elle avait pu sentir au caravansérail du port d’Ample Cité. Ils suivirent un vestibule et pénétrèrent dans un séjour empli de meubles anciens, de plantes rares et aux murs couverts de toiles, dont la plus imposante était un portrait du propriétaire des lieux. Une table rectangulaire, en chêne massif, prenait une grande partie de l’espace. Autour d’elle étaient assis deux personnages : un soldat en haubert de maille à capuchon, casque à nasal et tunique bleue-grise, et un enfant d’environ onze ans, aux cheveux en bataille, habillé élégamment avec un pourpoint blanc et un gilet de soie d’un noir de jais.

– Je vous présente Tel Prydain, sergent-chef de l’un des détachements de la garde d’Ample Cité. Un ami de longue date. Et voici Raphaël, mon neveu. Excusez son caractère réservé. Ce n’est qu’un enfant.

Le regard d’Irydia passa du visage couturé du militaire à celui du petit garçon. Ses yeux étaient vides, inexpressifs. Il n’avait pas moufté depuis leur entrée dans la pièce. Pas un mouvement de tête, ni un battement de cils. Il donnait l’impression d’être absent.

Irydia avait beaucoup côtoyé les enfants de par son métier de divertissement. C’étaient des êtres joyeux, à l’énergie débordante et à l’innocence plénière. Seuls les enfants maltraités physiquement, ou atteints de troubles psychiques graves, pouvaient se montrer aussi distants. Mais même dans ces cas, leur langage corporel était fonctionnel. Menton baissé, regard fuyant, épaules détournées. Elle n’avait jamais vu un être de cet âge qui ressemblait autant à une statue de cire déshumanisée.

– Tout va bien Raphaël ? cria-t-elle afin d’attirer son attention.

Il ne cilla pas, mais Tel Prydain se leva et empoigna sa hache. Thomas Loek se dirigea vers un meuble. Il se pencha et ramassa une rapière rangée dans un fourreau ouvragé.

– Raphaël ! insista Irydia, alors que l’adrénaline commençait à faire battre le sang à ses tempes.

Le petit garçon avait le regard perdu dans le vague. Il ne daigna pas se détourner de ce point invisible qu’il fixait avec insistance dans le fond de la pièce. Irydia avait déjà entendu des guérisseurs de la rue des lamentations parler d’une affliction psychique qui touchait certains nouveau-nés, et qui entraînait des troubles langagiers et comportementaux que ni la magie, ni la médecine païenne n’arrivaient à résoudre. Elle se demandait si Raphaël était affecté par ce handicap, tentant de trouver un caractère rationnel à sa troublante apathie. Un chuintement métallique la coupa dans sa réflexion. La réponse lui apparaissait dans toute son horreur.

– Raphaël ne répondra pas.

Thomas Loek posa la lame de sa rapière sur son épaule. Sa tête bascula sur le côté et il se pourlécha lentement la lèvre supérieure. Tel Prydain contournait la table du côté opposé. Il faisait tournoyer son arme autour de sa main. Irydia fit volte-face, pensant trouver du soutien en la personne de Sonya. Mais la barde avait elle aussi dégainé une dague qui gouttait d’un liquide verdâtre. Son sourire s’était transformé en un rictus haineux qui tordait sa mâchoire. Un voile était passé sur ses yeux, qui n’étaient plus que deux cavités laiteuses, dépourvues de toute humanité.

– Merci d’être revenue à Ample Cité, lança Thomas Loek sur un ton sarcastique. Vous facilitez grandement la tâche des membres de notre ordre.

– Sonya… murmura Irydia, atterrée. Ne me dis pas que…

– Cultiste de la Trahison. Oui, Sonya est l’une des nôtres, déclara le gentilhomme avec un air bravache. Rendez-vous à l’évidence, Irydia. Malgré les piteux efforts des élus, la renaissance du Diacre de la Trahison est inéluctable.

Irydia regrettait de s’être débarrassée de son équipement dans le hall d’entrée. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu se faire duper aussi aisément. Elle qui était capable de ressentir les flux de magie au-travers du moindre élément, elle n’avait pu déceler le mal qui avait perverti l’esprit de son ancienne compagne de guilde et de ses complices.

– Votre pureté est touchante, se moqua Thomas Loek. Mais elle confine à la naïveté. Vous n’êtes pas armée pour résister aux ténèbres, alors embrassez leur pouvoir et rejoignez-nous. Ou vous subirez le sort de vos collègues qui n’ont pas voulu coopérer.

Thomas Loek éclata d’un rire sardonique devant la moue interrogative de son interlocutrice. Il avait fait exprès de parler en énigme pour susciter cette réaction.

– Je sais que vous avez assisté à la mort de Gradur, l’élu du peuple orc. Le prêtre de la trahison qui a mené le rituel sacrificiel et qui vous a échappé nous a rapporté comment vous avez exterminé nos fidèles apôtres. Dites-moi, y avez-vous pris du plaisir ?

Irydia serrait les dents. Elle s’était décalée de manière à être dos au mur. Son regard balayait toute la pièce. Elle était capable de surveiller Sonya en même temps qu’elle écoutait le discours fanatique de Thomas Loek.

– Tant de puissance pour une cause perdue d’avance. Êtes-vous vraiment prête à vous sacrifier pour sauver la bande de demeurés qui vous a ovationnée sur le marché aux bestiaux ? Ces ignares à l’ingratitude crasse qui retourneront à leurs querelles de voisinage et à leurs aspirations misérables dès que l’occasion leur en sera donnée ? N’avez-vous jamais rêvé d’un pouvoir sans limites ? D’être reconnue à votre juste valeur, au service d’une entité qui sait récompenser ses fidèles les plus puissants ?

– Vous êtes fous à lier ! hurla Irydia, tandis qu’elle sentait la colère sourdre dans ses entrailles. N’avez-vous rien appris des erreurs des peuples libres ? Pensez-vous vraiment que des créatures qui considèrent les semi-démons comme des mécréants sauraient récompenser votre piété délétère ? Vous n’êtes que des pions bernés par des promesses doucereuses. Vous êtes aussi misérables que ces pauvres citoyens que vous taxez de naïveté alors qu’ils ne font qu’exprimer leur gratitude et rêver à des lendemains meilleurs.

Thomas Loek grimaça.

– C’est drôle… À quel point les élus sont persuadés qu’ils sont les sauveurs de la nation. Tout cela parce que quatre divinités séniles ont déversé un babillage gâteux dans leur cervelle malléable.

Irydia devait bien reconnaître qu’elle faisait preuve de la même dévotion aveugle envers le discours des augures que celle des disciples de la trahison envers celui des démons. Mais les similitudes s’arrêtaient là. On pouvait reconnaître dans le sacrifice des élus une forme de fanatisme mais, à leur décharge, leurs commanditaires n’avaient pas pour dessein d’éradiquer l’entièreté des peuples libres qui habitaient Kilforth.

– Ce demi-homme qui a trouvé la mort au-delà du voile partageait votre utopie, Irydia. Cette elfe noire qui a voulu assassiner le seigneur Fentum, l’un de nos mécènes les plus puissants, également. Devinez quoi ? L’un a vu son âme aspirée par le voile. L’autre croupit dans une geôle et sera torturée jusqu’à ce qu’elle abdique et rejoigne nos rangs de son plein gré. Pensez-vous être meilleure qu’eux ?

Irydia eut l’impression que l’on venait de lui mettre un coup de poing dans l’estomac. Thomas Loek lui avait annoncé la mort de Sam et la capture de Sihyem avec tant de désinvolture. Après la mort de Gradur, c’étaient de nouvelles tragédies qu’elle devait encaisser, et qui affaiblissaient considérablement la cause des élus.

– La plèbe ne mérite pas que l’on se sacrifie.

Le gentilhomme lécha la lame de sa rapière avec une délectation malsaine. Une goutte de sang perla sur son menton. Les yeux de Raphaël bougèrent pour la première fois.

– Raphaël. Tue.

Tout se passa en une fraction de seconde. Le corps du petit garçon se déchira et il en jaillit un démon a la chair rose, doté d’une mâchoire de loups et d’un crâne protubérant. La puanteur qu’il dégageait était celle d’un cadavre en décomposition. Irydia n’eut pas le loisir de s’appesantir sur cette vision cauchemardesque car Tel Prydain et Sonya l’attaquèrent de concert, profitant de sa stupéfaction pour frapper par surprise.

Le fourmillement dans ses doigts qui annonçait le décuplement de ses pouvoirs magiques se transmit à tout son corps alors qu’elle bondissait de côté pour éviter la lame du sergent de la garde. La hache se planta dans le mur et elle vit son assaillant tirer dessus comme un bœuf pour tenter de l’en débloquer. Pendant ce temps, le démon rosâtre sautait en hurlant par-dessus la table. Ses mâchoires claquaient bruyamment.

L’exiguïté de la salle de séjour et la supériorité numérique des cultistes gênaient les mouvements d’Irydia. Elle tenta de se téléporter a l’étage, mais constata avec dépit que les murs étaient tapissés d’énergies néfastes qui bloquaient le sortilège. Elle fit léviter une lourde chaise en chêne et la projeta sur Sonya qui tentait de la blesser avec sa dague empoisonnée. La ménéstrelle fût assommée sur le coup.

Irydia esquiva un assaut de Raphaël et le repoussa en faisant crépiter un éclair d’énergie dans sa direction. Elle avait conscience qu’elle ne pouvait pas utiliser de sortilège de feu. Si le manoir venait à être incendié, le brasier se propagerait comme une traînée de poudre et serait capable de réduire en cendres l’arrondissement tout entier avant que quiconque ne puisse l’intercepter.

Tel Prydain était en passe de réussir à déloger son arme, et Thomas Loek se joignait aux festivités en la harcelant de la pointe de sa rapière. Elle devait trouver une solution pour se tirer de ce guet-apens, et vite. Ses yeux vagabondèrent à travers la pièce à la recherche d’objets qui pourraient lui être utiles. Il n’y avait rien, hormis les tableaux accrochés aux murs et les bibelots de collection du propriétaire des lieux. Elle allait devoir faire avec les moyens du bord.

Elle se jeta sur le côté. Juste à temps pour éviter un coup d’estoc qui visait sa poitrine. Elle exécuta une roue gracieuse et s’empara au passage de la dague de Sonya, dont l’acide rongeait déjà la tapisserie qui recouvrait le parquet. Dès qu’elle fût debout, elle utilisa le poignard comme une arme de jet. Elle atteignit Tel Prydain en pleine bouche. Sans même lui laisser l’opportunité de pousser un cri, son visage se liquéfia au contact du poison corrosif. Des lambeaux de chair brûlées se détachèrent de sa figure tandis que ses veines noircissaient sous l’effet de la toxine. En quelques secondes seulement, il avait fondu comme un amas de neige exposé aux rayons d’un soleil caniculaire. Au même moment, le démon rosâtre prenait appui sur un mur avec ses longues pattes griffues. Il fit un vol plané dans la direction d’Irydia, qui le cueillit en plein vol avec un sort foudroyant qui le réduisit instantanément en poussière. Passé l’effet de surprise, les cultistes ne pouvaient rien contre sa puissance, et Thomas Loek s’en rendit compte à ses dépens. Il était désormais seul pour affronter la fureur d’une élue des augures apparemment bien plus vigoureuse que ce à quoi il s’était attendu. Son bras s’abaissa, juste assez pour permettre à son adversaire de déjouer sa garde. Son trépas fût presque caustique. Irydia s’était emparée d’une cuillère posée sur la table, qu’elle avait chauffée à blanc dans l’une de ses paumes. Elle enfonça le métal brûlant dans l’un des globes oculaires de sa victime, tant et si fort, qu’elle brisa les os et toucha le cerveau, qui s’éteignit presque aussitôt. À l’instar de celui de ses compagnons, le cadavre du cultiste se transforma en une sorte de glaise purulente qui macula le sol d’une robe marron foncé et emplit la pièce d’une odeur digne du plus sordide des charniers.

*

Le crépuscule déposait une chape de ténèbres sur le hameau de Kaylan, et sur la vallée toute entière. Les rapports des éclaireurs étaient formels. La Garde du Destin avait mordu à l’appât. Sous couvert de la pénombre grandissante, la horde avait pris la route du Foyer aux Brandes en fin d’après-midi. Elle était menée par un général mort-vivant protégé par une armure magique hérissée de pointes aux pièces cuivrées. Il maniait une épée runique enflammée que l’on disait capable de trancher n’importe quelle matière comme s’il s’était agi de papier. Dans son sillage, marchaient des cadavres en putréfaction, des squelettes qui tintinnabulaient comme des hochets macabres, des goules, des loups putréfies et des abominations que les peuples libres n’avaient plus combattues depuis l’âge de la Grande Guerre.

Dissimulée sur le balcon décrépi d’une bâtisse à étages, Irydia surveillait l’envol des oiseaux dans les collines. Ils permettaient de suivre la progression de la Garde du Destin à la trace. L’attente était insoutenable. Elle avait tout juste eu le temps de s’entraîner à manier l’arc d’équilibre avant l’affrontement. Elle espérait que sa main ne tremblerait pas, car son carquois n’était pas illimité. Elle pouvait percevoir les silhouettes des chevaliers de la rose dissimulées dans les ruines du hameau. Ils étaient si peu nombreux. Sire Beauregard Lee avait refusé que toute la garnison de l’ordre abandonnât leur fief. Il n’avait dépêché qu’une cinquantaine de leurs meilleurs guerriers. Les mages occupaient les bâtiments situés sur les flancs, tandis que les guerriers adeptes du corps-à-corps se cachaient dans la rue principale. Des fosses garnies de piques avaient été creusées dans le sol pour contenir la progression des morts-vivants, et des arbalétriers étaient positionnés derrière les murets d’une chapelle à moitié en ruines, dont la chaire était occupée par un arbre aux branches tentaculaires, qui avaient brisé les vitres de l’édifice et en avaient perforé l’enceinte.

Dalek se tenait en compagnie de deux épéistes. Il avait revêtu une cape qui le fondait dans le décor lugubre. Il avait le visage résigné, conscient que la mission qui était la sienne était aussi importante que la bataille à venir. Dès que l’armée démoniaque commencerait à se déverser dans Kaylan, il devait profiter de la confusion pour contourner les ennemis des peuples libres et se rendre au cloaque aux morts afin d’y dénicher le parchemin elfique qui permettrait à Irydia d’invoquer un élémentaire de combat lors de son opposition au Diacre de la Trahison. Il n’avait pas le droit à l’erreur. Un forfait reviendrait à mettre en péril la mission capitale des élus des augures. Depuis qu’ils savaient que trois des dix protecteurs de Kilforth avaient été mis hors d’état de nuire par les disciples de la trahison, ils ne devaient négliger aucune aide.

Après son altercation avec les cultistes dans le manoir de Thomas Loek, Irydia avait fui Ample Cité sans demander son reste. Elle n’avait pas voulu que l’on puisse faire le lien entre le carnage et son passage dans la capitale. Elle savait ses ennemis assez retors pour transformer cela à leur avantage et lui faire porter la responsabilité auprès de la population. Passer pour une meurtrière auprès des personnes qu’elle était censée protéger avait été tout sauf souhaitable. Elle avait croisé Dalek près des remparts est. Suite à leur séparation forcée dans la cohue du marché aux bestiaux, le barde s’était fait une raison et avait décidé de gagner du temps en s’occupant du négoce de deux montures. Il avait marchandé des destriers robustes à la robe claire et à la crinière flamboyante. Leur chevauchée jusqu’à Kaylan s’était faite sans anicroches.

Irydia avait le cœur serré. Dalek prenait de gros risques en se rendant seul au Cloaque aux Morts. Il était pleinement conscient de sa faiblesse. Dénué de pouvoirs magiques, peu habile au maniement des armes, il allait devoir utiliser d’autres armes, comme la jugeote, la malice et la furtivité, pour mener sa quête à bien. Pourtant, il avait pris cette responsabilité à bras le corps et avait acquiescé sans broncher lorsque Sire Beauregard Lee l’avait rappelé à son obligation. Il faisait preuve d’une bravoure que peu d’hommes de sa condition possédaient. Il l’avait acquise en luttant contre ses propres peurs et en les surmontant au fur et à mesure de leurs pérégrinations à la recherche du pays perdu.

Irydia ne l’admettait pas totalement, mais elle était attachée à Dalek. Ses sentiments allaient grandissants et cela l’effrayait, car elle vivait désormais dans la crainte permanente de le perdre. Parfois, elle rêvait des épreuves qu’ils avaient traversé, de la mort qu’ils avaient frôlé de près à plusieurs reprises. Le combat contre le vampire enragé dans les Hautes Falaises. Celui contre le serpent géant à l’intérieur de la statue d’Ada. À chaque fois, il avait manqué de se faire tuer. Elle voyait l’issue de ces batailles changer dans ses songes. Son corps était déchiqueté par des griffes antédiluviennes. Le sang ruisselait sur son visage et ses yeux mouillés de larmes la fixait avec un air de reproche. Elle se réveillait en sursaut, une sueur froide coulant le long de son échine. Elle ne trouvait le calme qu’après avoir constaté de ses propres yeux que tout cela n’était pas réel. Il lui était arrivé de se blottir contre son corps tiède et de finir sa nuit enlacée.

Elle avait tout fait pour ne pas tomber amoureuse. Mais elle avait échoué. Elle se demandait si cela n’allait pas la mener à sa perte. Une partie d’elle souhaitait abandonner Dalek, pour sa propre sécurité, mais une autre partie désirait le garder à ses côtés. Elle luttait contre ces désirs contradictoires, qui mettaient en exergue ce qu’il y avait de plus mauvais en elle : le désir, l’égoïsme, des sentiments que le Diacre de la Trahison exploiterait si elle les laissait prendre le dessus. Et pourtant, cette affection pour un autre être vivant qu’elle était capable de ressentir, n’était-elle pas ce qui la différenciait fondamentalement d’un démon ? Elle ne pouvait décider du destin de Dalek à sa place. S’il était toujours à ses côtés, c’était qu’il était d’accord pour l’être. Ce contrat tacite qu’ils avaient signé depuis leur départ d’Ample Cité, il ne l’avait jamais trahi. La symbiose qu’ils avaient atteinte, Irydia sentait qu’elle était une magie aussi puissante que celle qui coulait dans ses veines. Au moment fatidique, elle était persuadée qu’elle agirait comme un rempart contre la perversion démoniaque.

Elle se détourna de nouveau vers la position supposée de Dalek. Il avait disparu. Son cœur se serra dans sa poitrine et, tandis qu’un cor soufflait dans la gorge et que le ciel s’obscurcissait, elle pria pour qu’il ne lui arrive rien.

*

Dalek se mit à couvert tandis que les unités volantes qui formaient l’avant-garde de l’armée morte-vivante passaient à proximité. Il se savait invisible dans son accoutrement, mais il se doutait que certains démons seraient capables de déceler ses mouvements les plus infimes. Il retint sa respiration et il attendit.

La gorge bruissait de mille battements d’ailes. Des harpies, moitié-humanoïde moitié-chauve-souris, poussaient des cris stridents. Des corbeaux gros comme des aigles coassaient des notes lugubres. Mais il ne s’agissait que du menu fretin. Il faillit tressaillir lorsqu’il aperçut la silhouette gargantuesque d’une cocatrix, un démon ailé à tête de coq et à corps de serpent, pourvu de serres acérées. Ses plumes battaient pesamment et provoquaient des bourrasques d’air vicié. Il avait le visage déchargé. Ses yeux étaient deux phares jaunâtres qui brûlaient de malice.

Alors que les créatures des cieux disparaissaient à peine à l’horizon, le son guttural d’un corps fit vibrer les collines. Le sol se mit à trembler presque imperceptiblement. S’il n’avait pas été allongé, il n’aurait probablement pas senti ces secousses, qui étaient provoquées par la course des centaines de pattes griffues de goules vociférantes. Elles progressaient avec une démarche simiesque, bossues et les bras ballants. Leurs corps dégingandés étaient couverts de poils sombres et de piquants. Elles avaient la mâchoire béante et écumante. Derrière elles, des milliers de squelettes et de zombies se bousculaient sans la moindre discipline. Certains étaient équipés de lances ou d’épées rouillées, mais la plupart étaient désarmés. Ces créatures n’étaient pas réputées pour être de fins bretteurs, mais elles étaient si nombreuses, que même le plus fabuleux des soldats pouvait se faire submerger par leur assaut implacable.

Ensuite, une cohorte hétérogène de démons mineurs avançait. Ils étaient tous affublés de traits physiques disgracieux : tentacules visqueuses, griffes ensanglantées, excroissances purulentes, plaies suppurantes, poils crasseux… Ils émettaient des hurlements semblables aux gargouillis d’un estomac vide. Ils formaient une masse colorée sortie du cauchemar le plus insensé.

En arrière-garde, l’élite de la Garde du Destin fermait le convoi. Des guerriers en armure lourde, arborant des boucliers dorés et des marteaux de guerre d’obsidienne, marchaient comme un seul homme. On en dénombrait une cinquantaine, mais au vu de leur attirail guerrier, ils semblaient capables de rivaliser avec les prouesses d’un chevalier à la rose. Les défenseurs de Kaylan n’étaient pas beaucoup plus nombreux que ce contingent, et eux n’étaient pas soutenus par des essaims des créatures mortes-vivantes. Le meneur était un démon deux fois plus gros que ses congénères, vêtu des mêmes pièces d’armure, mais qui tenait une épée magique dont la lame semblait être faite de lave en fusion. Il allait à pied, au milieu de la phalange, et sa présence semblait la nimber d’une aura charbonneuse, qui était soit un sortilège protecteur, soit un enchantement qui décuplait leur férocité.

Dalek expira du plus discrètement qu’il pût alors que l’armée des ténèbres se fondait dans la noirceur de la gorge. Il adressa une prière à ses ancêtres et à toutes les divinités qui voulaient bien écouter sa requête en ces heures sombres. Il s’accroupit et s’enfonça dans les collines qui menaient au sud du Cloaque aux Morts. Il espérait trouver le parchemin elfique sans encombre. Mais surtout, il espérait qu’Irydia et l’ordre de la rose trouveraient les ressources nécessaires pour vaincre la horde, et voir une nouvelle aube se lever.

*

La cocatrix convulsait tandis que sa bouche éructait des cascades de sang sale. La flèche tirée par Irydia venait de lui transpercer la gorge. Ses pupilles brûlaient de haine et une forme fantomatique fuligineuse se détacha de sa carcasse. Alors que son cou plumeux se contorsionnait de douleur, la brume obscure fondit sur l’élue des augures. Elle s’infiltra dans l’arc d’équilibre comme s’il s’était agi d’une pierre poreuse et, dans un éclat de métal, l’arme se fragmenta et disparut. La déflagration magique projeta Irydia en arrière. Elle mordit la poussière en roulant sur le flanc, tandis que le démon à tête de coq trépassait en gargouillant.

Le décès de l’imposante créature, qui avait presque balayé à elle seule tous les arbalétriers et une dizaine de chevaliers de la rose, sonna la débandade de la Garde du Destin. Ils avaient déjà perdu leur général au cours d’un duel titanesque avec Sire Beauregard Lee, et ils n’avaient plus aucune figure de proue pour les guider dans cet océan chaotique. Les survivants se dispersèrent dans les collines, pourchassés par les carreaux, les haches de jet, les dagues et les sorts de feu des confrères de la rose, qui étaient déterminés à ne laisser aucun rescapé.

Irydia se redressa et regarda autour d’elle. Kaylan n’était qu’ombre et flammes. Elle coupa en deux un squelette qui fuyait dans sa direction, puis se joignit à la chasse aux fuyards avec une haine sourde. Ses sorts fusaient, incinérant les créatures des ténèbres à chaque coup. Ses pouvoirs étaient galvanisés par l’activation des pentacles d’énergie de Kaylan. Elle avait l’impression que son cœur était alimenté non pas par du sang, mais par une lave en fusion, dont l’unique dessein était de bannir les démons qui avaient commis l’outrecuidance de se matérialiser au-delà du Voile. Elle n’avait pas fait le décompte du nombre de victimes de part et d’autre, mais elle savait que le bilan était terrible. La Garde du Destin était presque entièrement décimée, mais les chevaliers de la rose ne pouvaient pas s’en gargariser. Ils avaient au moins perdu la moitié des leurs, si ce n’était plus. Pour un contingent d’élite comme le leur, qui n’avait perdu aucun de ses membres au combat depuis sa création, c’était une hécatombe épouvantable. Cette tragédie ne concernait pas uniquement leur caste, elle endeuillait tous les peuples libres de Kilforth, qui venaient de voir s’écrouler l’un de leur rempart les plus solides contre les forces du mal.

Irydia se sentait coupable. Toutes ces vies perdues sur un pari. Tous ces guerriers d’élite décimés sur la base d’une rumeur racontée par un fermier rencontré sur le bord de la route. Elle observa Sire Grégoire Rycerz, agenouillé sur le sol. Il soutenait le crâne de Sire Beauregard Lee, qui vivait ses derniers instants. Il avait été blessé mortellement par la lame du général de la Garde du Destin. Aucune magie n’était capable de le guérir. Elle l’avait tuée. À cette pensée, elle sentit une montée de bile dans sa bouche asséchée par la chaleur des brasiers alentours.

Autour de leur chef vénéré, les chevaliers survivants s’agglutinaient et posaient un genou à terre en signe de deuil. Aucun ne pleurait. Ils avaient tous appris à refouler les sentiments comme le doute et la tristesse au cours de leur formation, mais ils avaient les traits durs et la mâchoire serrée. Certains murmuraient des prières. Irydia n’osait troubler cet hommage. Elle ne se sentait pas légitime face à ce drame dont elle était l’instigatrice. D’autant plus qu’elle savait que les chevaliers de la rose allaient devoir enterrer de nombreux cadavres. Les démons avaient prélevé une dîme macabre avant d’être repoussés.

Soudain, la silhouette encapuchonnée de Dalek se découpa à travers la fumée âcre qui s’élevait d’une bâtisse en flammes, à proximité de la scène. Il avait l’air fatigué, mais il était entier. Lorsqu’il aperçut Irydia, il extirpa un vieux parchemin froissé de sous les plis de sa tunique crasseuse. Il l’agita en signe de victoire. Son visage se fendit brièvement d’un sourire triomphal puis, au comble de l’éreintement, il s’évanouit dans les cendres charbonneuses qui maculaient le sol.

Irydia se précipita au secours de son compagnon barde, perdant toute contenance. Elle posa une main sur son torse et déversa sa magie régénératrice dans ses veines. En quelques secondes, ce traitement le remit sur pied. Il ne dit mot et lui tendit le parchemin. Elle le déplia fébrilement. L’écriture était fine et stylisée. Elle reconnut l’alphabet des premiers-nés et, bien qu’elle n’ait jamais étudié leur dialecte millénaire, elle se rendit compte qu’elle était désormais capable de le déchiffrer.

La légende disait vrai. Il s’agissait d’un parchemin de pouvoir, qu’elle devait réciter à haute voix pour en invoquer la puissance. Cependant, il s’agissait d’un sort à usage unique, raison pour laquelle son propriétaire l’avait dissimulé aux yeux des indignes. Il était écrit que cette formule avait été recopié dans un almanach de magie noire pendant les guerres intestines qui avaient opposées elfes et elfes noirs. Il s’agissait de la seule reproduction de l’incantation. Le livre, comme une grande partie des archives elfes noires, avait été brûlé. Cette connaissance venait d’au-delà du Voile. La même mise en garde avait été annotée en en-tête et en pied de page afin de s’assurer qu’on ne l’utilisât pas avec frivolité.

– Avez-vous ce que vous désiriez ?

Le timbre grave était celui de Sire Grégoire Ricerz. Irydia acquiesça d’un hochement de tête.

– Alors il nous faut partir pour le pays perdu. Mes camarades vont s’occuper de réunir les dépouilles de nos braves tombés au combat. Je dois me trouver auprès d’eux pour les funérailles de Sire Beauregard Lee qui auront lieu demain soir. Je vais vous demander de me suivre.

Son ton était sans réplique. La raison qu’il avait avancée était noble mais, dans tous les cas, ils avaient tout juste le temps d’achever sa quête avant qu’Irydia ne doive se rendre aux Tourbières de Cairn pour affronter le Diacre de la Trahison. L’aube du vingt-troisième jour se levait sur les ruines fumantes de Kaylan. Ils entamaient l’épilogue de son ascension au rang d’élue des augures.

Ils rejoignirent leurs montures, qui paissaient dans un campement établi à un kilomètre au sud du hameau de Kaylan. Le croisé à la rose les entraîna à travers le Foyer aux Brandes, dans un mutisme total. La grêle qui rebondissait sur son heaume cabossé et sur son armure éraflée par la bataille de nuit était le seul son qui émanait de sa carcasse. Irydia et Dalek le suivaient docilement, avec l’impression qu’ils participaient au pèlerinage sacerdotal d’un moine ayant fait vœu de silence. Il les entraîna sous les brumes glaciales du gouffre nébuleux, le long de sentiers si étroits qu’ils doutaient même de pouvoir y engager leur cheval.

Au fur et à mesure qu’ils descendaient, la chaleur se faisait plus intense. L’air devenait poussiéreux, suffoquant. Une végétation aussi inhospitalière que le climat se dessinait. Des buissons épineux, des ronces grimpantes, des cactus, des arbres malingres aux fruits beaucoup trop vifs pour qu’ils ne fussent pas empoisonnés. Ils découvraient une flore qu’ils n’avaient observé nulle part dans tout Kilforth, et dont peu de botanistes devaient avoir percé les secrets. Sans Sire Grégoire Rycerz, jamais ils ne se seraient douté que le gouffre nébuleux était autre chose que des profondeurs obscures descendant jusqu’au centre de la terre.

La traversée fût rude pour Dalek. Même s’ils avaient emporté un stock d’eau conséquent, ne serait-ce que pour éviter de faire mourir leurs montures d’épuisement, la chaleur était terrible, pire encore que celle qu’ils avaient subi dans le Canyon du Magma. Elle semblait provenir d’une source totalement surnaturelle. Elle n’était pas due au soleil, pas due à la lave. Elle était comme une cage de sable brûlant et de poussière irritante qui vous enserrait le système respiratoire et qui le compressait dans un étau invisible. Une telle sensation faisait germer les graines de la claustrophobie dans l’esprit des plus courageux. Il fallait faire preuve d’une force mentale exceptionnelle pour ne pas être happé par une crise de panique.

Irydia sentait que sa magie repoussait le sortilège qui imprégnait le désert. Elle tenta d’aider Dalek mais elle se rendit compte qu’une force la dominait et l’empêchait d’arriver à ses fins. C’était comme si ce voyage avait été une épreuve qu’il fallait surmonter en solitaire. Peu importait son statut social, son équipement ou sa maîtrise des vents de magie. On affrontait ce voyage seul, avec endurance et honneur.

Sire Grégoire Rycerz ne laissait rien transparaître. Il ne s’était pas débarassé de son heaume, mais Irydia ne pouvait imaginer quelle souffrance il devait endurer. C’était comme avoir la tête recouverte d’une marmite chauffée à blanc. Un supplice que seul le stoïcisme d’un membre des chevaliers de la rose était apte à supporter sans broncher, ni se plaindre.

La crevasse s’ouvrit bientôt sur une portion de désert plus large, parcourue par une tempête de sable à couper au couteau. La visibilité n’était pas à plus d’un mètre devant les naseaux de leurs montures, qui émettaient des hennissements nerveux en réaction au souffle furieux du vent. Faisant porter sa voix au-dessus du tumulte, Sire Grégoire Rycerz prit la parole pour la première fois depuis leur départ de Kaylan.

– C’est ici que je vous laisse.

– Quoi !? s’offusqua Dalek. Mais… nous sommes en pleine tempête ! Où devons-nous aller ?

– Suivez le miroitement du ciel. Il vous mènera à la frontière du pays perdu.

– Je ne vois rien à l’horizon. Quelle est cette nouvelle énigme ? répliqua Dalek, après avoir placé ses deux mains devant lui comme une visière.

– Vous ne verrez rien. L’élue verra.

Irydia se concentra. À travers la fureur des tourbillons de sable, elle vit des points qui scintillaient. En réalité, cela ressemblait à de minces filets d’eau, resserrés d’un millimètre à peine, dont les gouttelettes iridescentes tombaient d’un firmament perdu dans un brouillard brun et jaune. Le pays perdu se trouvait derrière le voile d’eau. Elle le sentait.

– Pourquoi ne pas nous accompagner ? insista Dalek.

– N’avez-vous point écouté Sire Beauregard Lee ? Croyez-vous que les âmes damnées qui hantent ce lieu accepteront la venue d’un membre de l’ordre à l’origine de leur malédiction avec la plus pure des bienveillances ? Ma dette envers Kilforth est désormais payée. Je m’en retourne auprès de mes semblables afin d’honorer la mémoire mon commandant. Je fus honoré de combattre à vos côtés pour mettre en déroute les forces du mal qui menacent les peuples libres.

Il n’y avait pas une once de rancune dans sa voix. Ce remerciement était sincère, signe, s’il fallait encore le prouver, que les chevaliers de la rose étaient loyaux envers leur serment de protecteur de Kilforth, et qu’aucun drame, aucune épreuve, aucun deuil, ne les détournerait de cette promesse. Sire Grégoire Rycerz et la confrérie avaient eu beau sacrifier un tiers de leurs effectifs pour venir en aide à Irydia, ils ne lui en tiendraient jamais rigueur. Ils étaient assez sages, assez pieux, pour comprendre que ce sacrifice était nécessaire à la survie de leur monde.

Le croisé à la rose s’en retourna vers la surface sans plus de tergiversations. Irydia et Dalek se retrouvèrent seuls, au milieu de la tempête sableuse.

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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