Dans le royaume de Crôa, il n’y a pas de saison plus effervescente que la saison des amours.
Nous sommes une société matriarcale. Chez nous, les grenouilles d’eau douce, ce sont les femelles qui sont aux commandes. Les plus respectées d’entre elles, ce sont les Reines. Dès la naissance, elles ne sont obsédées que par une chose : reproduire leur lignée. Elles peuvent risquer leur vie pour cela.
Il y a quatre grandes familles à Crôa. Les grenouilles roses, timides et coquettes. Les grenouilles bleues, froides et déterminées. Les grenouilles rouges, colériques et fougueuses. Et les fameuses grenouilles vertes, précieuses et hautaines. Ce sont elles qui, depuis la nuit des temps, dirigent le royaume. Chaque année, leur domination est contestée par les autres familles au cours de la grande parade nuptiale de l’étang des eaux et d’ébats. Parfois, leur hégémonie vacille, mais elles s’en sortent toujours indemnes. Elles ont un sixième sens pour dénicher les mâles qui voguent dans ces eaux troubles.
L’étang des eaux et d’ébats, c’est l’endroit du royaume où vivent toutes les espèces mâles. C’est un cloaque sombre, à l’eau saumâtre et nauséabonde, où virevoltent des essaims de moustiques étiques qui constituent la nourriture principale de ses résidents. On est bien loin des mouches grasses, des papillons épicés, et des araignées d’eau croustillantes que l’on peut déguster dans les zones réservées aux femelles et aux enfants. Ici, tout n’est que noirceur et austérité.
Normalement, seuls quelques roseaux épars fleurissent dans ce décor morne. Mais pendant la saison des amours, il s’y égaye des nénuphars aussi aguicheurs qu’ils sont éphémères. Il paraît que c’est l’odeur de leurs pétales rosâtres qui attire les femelles vers l’étang et les incite à se reproduire. Une sorte d’aphrodisiaque pour grenouille, si vous me permettez cette comparaison.
Malgré les dangers qui rôdent dans ce bourbier infâme – où n’y voit pas clair à plus de quinze centimètres, les Reines sont incapables de résister à l’appel de la reproduction. Accompagnées de leurs enfants les plus fidèles, elles se rendent à l’étang des eaux et d’ébats pour se lancer dans une partie de dames grandeur nature à l’issue de laquelle il ne reste qu’une candidate en lice pour la victoire.
Tous les coups sont permis pour éjecter ses adversaires de l’étang. Il faut faire preuve de jugeote, d’observation et d’un soupçon de chance. Les roseaux deviennent théâtre d’embuscades. Les rondins accueillent des duels au sommet. Les nénuphars sont des trampolines où les batraciennes rebondissent pour assaillir les autres belligérantes par le ciel.
Les Reines doivent se méfier : la mort rôde à tous les coins de l’étang. Si la saison des amours voit déferler les femelles dans l’étang des eaux et d’ébats, c’est également à ce moment que les brochets y font irruption. On n’a jamais su expliquer ce mystère, mais les prédateurs aux dents pointues ne s’attaquent pas aux mâles. Tapis dans la vase, ils guettent les allers et venues des femelles et des bébés grenouilles. Lorsque l’un d’entre eux a le malheur de passer à proximité, ils ondulent prestement vers leur proie pour l’engloutir goulûment. Nombre de Reines imprudentes se sont déjà faites surprendre dans les eaux les plus profondes.
La sagesse requiert de ne naviguer que dans les zones les moins bourbeuses, mais c’est sans compter sur l’espièglerie des mâles. Ces messieurs sont de vraies anguilles. Ils prennent un malin plaisir à nager là où le risque de rencontrer un poisson carnassier est le plus grand. Parfois, on pourrait se dire qu’ils sont de mèches avec les brochets, mais ce serait les surestimer. Ce comportement trivial s’apparente plus à de la naïveté qu’à de la ruse.
Les mâles sont répartis en six catégories. Ils sont tous plus loufoques les uns que les autres.

Les verts sont les plus communs, ceux qui se laissent le plus facilement attraper.
Les jaunes sont myopes comme des taupes, ce qui rend leurs mouvements imprévisibles. Ils se plaisent dans les profondeurs, là où la tourbe est si opaque que la vue la plus perçante y est aussi utile qu’un ciré un jour de soleil.
Les rouges sont capricieux, vantards, mais surtout lunatiques. Certaines années, ils se livrent d’eux-mêmes aux bons soins des reines. D’autres, ils se cachent sous les cailloux et refusent catégoriquement de se laisser dompter.
Les violets sont obèses et paresseux. Les Reines ne les aiment pas trop car ils donnent des têtards replets qui finissent par dévorer leurs congénères. Mais quand la nécessité se fait sentir, elles n’ont pas d’autre choix que de s’en accommoder.
Les roses sont des benêts un peu rêveurs. Ils nagent souvent en surface à la recherche de fleurs que le vent aurait dragué des sous-bois. Ils adorent flâner à l’air libre en mâchouillant une tige et en s’extasiant devant la beauté des autres mares, dont l’accès leur est refusé.
Enfin, les bleus sont des couards, toujours aux aguets. Le moindre frémissement de roseau, la moindre onde à la surface de l’étang suffisent à leur donner la frousse. Ils détalent comme des lapins face à une horde de renards. Ils sont extrêmement difficiles à capturer.
Cette année, j’ai eu le privilège d’être choisi par ma Reine pour représenter notre lignée. C’est moi, là-bas, dans le coin inférieur droit, la petite grenouille aux grands yeux curieux, prête à partir explorer ce territoire inconnu.

Les autres m’ont prévenu : aider une Reine n’est pas taché aisée. C’est même plutôt ingrat. Il paraît que nous sommes en première ligne, des sortes de garde-fous qui permettent à la Reine de se prémunir des dangers. Rien n’est plus dramatique que de tomber sur un brochet par inadvertance. Malheureusement, la réalité est implacable : si quelqu’un doit mourir, il est préférable que ce ne soit pas la grande reproductrice. Nous acceptons résolument tous les risques. Ce sacrifice est nécessaire.
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L’étang des eaux et d’ébats est nimbé de brume lorsque nous y plongeons. Son eau est froide et sombre, mais cela ne me dérange pas outre mesure. Ma Reine m’envoie en éclaireur avec un coassement d’encouragement. Je déploie mes pattes, et je m’avance vers un enchevêtrement de roseaux. Décidément, entre la densité de la végétation, l’opacité du brouillard et la noirceur de l’eau, mon petit doigt me dit que nous allons au-devant de bien mauvaises surprises. Au loin, j’entends les cris d’une grenouille rose et d’une grenouille rouge mâles. Je comprends que nos concurrentes ont, elles aussi, débuté la chasse.

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Ah là là… Nous avons manqué de vigilance. Voilà que notre Reine se retrouve embourbée dans un carré de vase visqueuse. Elle secoue frénétiquement les pattes pour s’en sortir. Cela l’épuise. Nous n’avons pas d’autre choix que de lui venir en aide. Espérons que cela ne nous ralentisse pas trop. Il ne faut que les autres Reines en profitent pour s’arroger les meilleurs mâles.

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La vase était plus dense que ce que nous avions prévu. En extirper notre Reine nous a demandé plusieurs minutes d’intenses efforts. Par chance, nous avons dérangé une grenouille rouge qui s’était dissimulée dans la fange. Elle ne semble pas farouche. Elle pousse un coassement rauque pour avertir sa prétendante qu’elle est d’accord pour se laisser séduire. Je ne sais pas où en sont les autres Reines, mais je perçois du mouvement au centre de l’étang. J’ai l’impression que les choses sont en train de se précipiter. Certaines participantes semblent même avoir reçu du renfort.

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Je n’y crois pas. Je me suis laissée piéger à mon tour. Comment avons-nous pu être aussi malchanceuses ? Autant de vase en un même coin de l’étang, c’est insensé ! C’est comme si la nature elle-même nous en refusait l’accès.
Pour couronner le tout, une grenouille rose belliqueuse en a profité pour m’attaquer par surprise. Elle a fondu sur moi alors que j’étais empêtrée dans plusieurs centimètres de végétation aquatique collante. Je n’ai rien pu faire pour l’empêcher de m’éjecter de l’étang.
Honteuse, je me suis enfuie vers des espaces moins hostiles. J’espère que ma Reine ne m’en voudra pas et qu’elle fera honneur à notre lignée en vengeant cet affront.

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On m’a tout raconté.
Comment la Reine verte a pris des risques insensés.
Comment elle s’est aventurée seule, au milieu de l’étang, et a été éjectée par une grenouille rose qui a jailli de la vase en assénant un coup de langue droit dans ses yeux globuleux.
Comment cette même grenouille, quelques secondes plus tard, s’est faite happée par un brochet à la gueule monstrueuse.

Comment la Reine bleue a attaqué une grenouille rouge pour défendre l’un de ses enfants, piégé dans cette satané vase qui n’aura cessé de nous pourchasser.
Comment le camp des rouges s’est rallié dans le champ de nénuphars au nord-ouest, pour préparer une offensive brutale et implacable.
Comment une minuscule grenouille rose s’est précipitée au travers des rangs serrés des rouges, a rebondi une fois… deux fois… trois fois… quatre fois… avant de plonger en piquée sur leur Reine et de l’éjecter de l’étang avec fracas, emportant toute sa suite dépitée avec elle.

On m’a décrit le duel de stratège qui a finalement opposé les roses et les bleues. Comment les miennes ont pris l’initiative, chassant une ennemie avec panache, tentant de contourner les positions adverses, mais perdant l’une des leurs à cause de la fourberie d’un brochet, qui sera intervenu au pire moment.
Après cela, la supériorité numérique et la fougue des roses a poussé ma Reine dans ses retranchements. Acculée au sud, là où la vase est la plus traîtresse, elle n’a pas pu résister longtemps. C’est la Reine Rose en personne qui a mis un terme à la bataille.

La compétition a été rude, mais la victoire des roses est méritée. De toutes les lignées présentes, c’est celle qui aura été la plus opportuniste.
L’instant est solennel. Il est même historique. Les grenouilles vertes ont péché par orgueil. Leur Reine a été trop sûre d’elle. Elle en a fait les frais. Un vent de changement a soufflé. Nous saurons bientôt s’il est pour le pire ou s’il est pour le meilleur.
Quant à moi, j’ai jusqu’à l’année prochaine pour ruminer mes erreurs et pour m’améliorer. Et qui sait, à force d’abnégation et de persévérance, peut-être qu’un jour, je serai Reine moi aussi.