Magnus Spellbane se pressait le long du long hall à colonnades qui menait à la salle du trône. Ses bures de sorcier glissaient sur le sol en marbre poli tandis que le claquement sec de son sceptre se répercutait en écho jusqu’au plafond voûté. La lumière déclinante de l’astre du jour perçait à travers les vitraux et se réverbérait dans tout l’édifice.
Deux chevaliers de l’Ordre Saint étaient en faction devant la porte. Ils étaient vêtus d’une lourde armure de plates. Leur port était altier et leur posture parfaitement digne. De la main droite, ils tenaient le pommeau de leur épée. De la gauche, ils soutenaient un heaume rutilant surmontée d’une plume céruléenne. Leur cape folâtrait dans leur dos jusqu’à des bottines impeccablement cirées. Leurs traditionnelles chausses en acier rendaient leurs mouvements gauches et bruyants, ils avaient l’autorisation de s’en défaire dans l’enceinte de la citadelle.
Il avait été appelé par un sergent en poste à la porte Sud. Il avait hésité à s’y rendre, car cela aurait pu le mettre en retard pour la cérémonie organisée par son suzerain. Cependant, il ne regrettait pas son choix. Les informations qu’il y avait recueillies soulevaient de nouvelles interrogations et de nouvelles craintes, mais elles confirmaient certaines des visions qu’il avait eues ces derniers jours. Des visions qui l’avait grandement tourmenté.
Cela faisait plus de dix semaines que l’invasion du Royaume avait débuté. Des portails interdimensionnels s’étaient d’abord ouverts à la frontière, relâchant des hordes désorganisées de loups et de peaux-vertes dans les campagnes. Les pertes avaient été nombreuses. Bien vite, des ennemis encore plus terribles s’étaient joints à la danse : des araignées géantes, des orques ventripotents, des abominations éthérées. Au paroxysme du conflit, le terrible Lord Blackburn, ennemi juré du Royaume d’Ileria et de l’Ordre Saint, s’était joint à la danse. Dans son sillage étaient venus les persécuteurs, des chevaliers damnés maniant des épées dentelées et portant des armures noires comme l’ébène.
Par chance, le Royaume était sous bonne protection. Malgré la paix qui régnait depuis la fin de l’âge des tours, ses mages avaient continué de perfectionner leur art, ses soldats avaient appris à ne pas relâcher leur vigilance. La résistance s’était organisée rapidement. De nombreuses batailles avaient été gagnées. Néanmoins, il fallait bien admettre que le destin avait aidé le Royaume de la manière la plus inattendue qui fût. Car, en même temps que des monstres issus d’un lointain et sombre passé avaient jailli des portails pour assouvir leur vengeance, certains des plus grands héros de l’ancienne Ileria avaient suivi le même chemin. Leur apparition avait été une bénédiction. Usant de leurs pouvoirs magiques, ils avaient enchainé les prouesses martiales et avaient épaulés fantassins, mages, bombardiers et archers dans leur défense acharnée du Royaume. Partout où l’ennemi avait frappé, ils avaient riposté. Et lorsque les mages du temps avaient révélé leur fourberie et s’étaient déchaînés sur les remparts de la citadelle, ils avaient mené la contre-offensive qui avait permis de les arrêter.
La plupart des résidents de la capitale considéraient que tout danger était écarté. Il en allait de même pour le Roi. Être souverain ne signifiait pas être omniscient et avisé en toute circonstance. C’était la raison pour laquelle il avait besoin de conseillers loyaux et sincères. Magnus Spellbane faisait partie de ceux-là.
Il était le mage guerrier le plus puissant de sa génération. Il était sage et érudit. Il passait le plus clair de son temps à étudier, à lire et à assister le Roi dans son sacerdoce quotidien. Il siégeait au Conseil Suprême, au même titre que le capitaine de l’Ordre Saint, le commandant des mousquetaires ou le maître-artificier de la guilde des ingénieurs. Il était réputé pour la pertinence de ses conseils et la fermeté de ses décisions.
Avant l’invasion, personne ne l’avait vu déchainer sa magie destructrice sur un champ de bataille. Il avait fait pleuvoir des boules de feu violacées qui avaient incinérées loups et gobelins. Il avait rôti les persécuteurs dans leurs propres armures. Son ire avait été terrible et implacable. Les ennemis du Royaume ne méritaient ni sa pitié ni sa compassion.
Dès les premières heures du conflit, il avait été frappé par des visions prémonitoires cauchemardesques. C’était comme si l’activation des portails interdimensionnels par les mages du Temps avait eu pour effet d’exacerber ses dons magiques. Cela lui avait permis d’anticiper l’assaut sur les hameaux du Sud, de prédire l’apparition d’une puissante alliée et d’œuvrer à son enrôlement dans les forces du Royaume. Il ne faisait aucun doute que leurs ennemis n’avaient pas prévu d’aussi fatales contreparties avant de remuer les limbes de l’espace et du temps pour déverser dans le présent les atrocités des anciens âges. Ils ne jouiraient pas d’une telle chance une seconde fois, c’était certain. La menace qui se profilait à l’horizon était encore plus terrible.
La salle du trône était bondée. C’était une vaste pièce de pierre bâtie, d’ordinaire froide et sinistre. Le Roi y siégeait pour les séances quotidiennes de doléances, mais elle avait surtout fait office de quartier général des généraux de l’armée royale depuis le début des hostilités. La grande table ronde en bois de chêne sur laquelle avait été déployée une immense carte d’Ileria et sur laquelle tous les mouvements de troupes avaient été minutieusement répertoriés par l’état-major avait disparu pour être remplacée par un mobilier rectangulaire sur lequel était entassé moults vins et force bombance. La plupart des convives festoyaient gaiement. Les conversations étaient joviales mais feutrées. Les nobles différaient de la plèbe sur bien des points : ils ne se seraient jamais permis de faire preuve d’une exubérance déplacée.
Magnus balaya la pièce du regard. Tous les hauts dignitaires de la cour, qu’ils fussent militaires, administratifs ou religieux, avaient répondu à l’invitation. Courtiser les faveurs du Roi était l’activité la plus lucrative de la noblesse. Tandis que les paysans se brisaient les reins dans les champs, ils multipliaient les courbettes et les éloges afin de s’attirer les bonnes grâces d’un souverain qui, bien souvent, n’avait cure de ces flatteries. Il y était tant habitué depuis sa naissance qu’il en fallait beaucoup plus pour attirer sa sympathie.
Le statut de sorcier était bâtard. Au contraire des familles nobles qui se transmettaient leurs privilèges par le sang, le don de magie pouvait naître chez n’importe qui. Cette imprévisibilité avait toujours vexé les classes supérieures dénuées de pouvoir, mais ils avaient dû s’en accommoder tant les sorciers étaient devenus un rouage essentiel du Royaume. Cela n’empêchait pas les conflits d’intérêts d’éclater, car là où les magiciens cultivaient l’honnêteté et l’acharnement au travail, les nobles se complaisaient dans la petitesse des luttes de pouvoir et dans une lascivité ignominieuse.
Soudain, la salle fit silence. Magnus constata que le Roi s’était levé, dominant de sa masse l’assistance.
Le mage guerrier se mêla aux convives, jouant des coudes pour gagner le premier rang. Il devait intervenir avant que son souverain ne se ridiculisât en proclamant une paix qui n’était que partielle et dont la pérennité n’était pas assurée. Il devait absolument le mettre au courant de ce qu’on lui avait confié à la porte Sud.
Si le Roi avait perdu de sa superbe de naguère, il avait néanmoins conservé sa perspicacité et sa lucidité. Lorsqu’il aperçut le visage préoccupé de son plus fidèle confident qui pointait à travers la foule, il haussa les sourcils avec circonspection.
– Mon bon Magnus, n’auras-tu donc jamais le cœur à la frivolité ? s’exclama-t-il de sa voix de stentor.
– J’aimerais que cela soit le cas, Sir. Mais il nous faut nous entretenir en privé au plus vite.
Magnus ne souhaitait pas détailler en public ce qu’il avait appris à la porte Sud. Les civils rassemblés autour du banquet n’avaient pas besoin d’être mis dans la confidence d’une affaire d’état, d’autant que, selon ses conclusions, la capitale n’avait pour l’instant rien à craindre : l’ennemi ourdissait dans l’ombre ses vils desseins.
– Ces bonnes gens attendent de me voir discourir. Il te faudra patienter, mon bon Magnus. Rassemble les responsables militaires dans le donjon, je t’y rejoindrai prestement. Prends les héros du temps avec toi, ajouta-t-il en désignant quatre personnages atypiques qui se tenaient droits comme les rondins d’une palissade dans un recoin obscur de la salle du trône.
La première était une femme aux cheveux blonds comme le blé et à la peau pâle comme une lune de printemps. Elle avait des yeux en amande aux iris jaune clair et aux pupilles transparentes qui paraissaient irréelles. Sa bouche était une fente presque invisible. Elle l’utilisait rarement. Son mutisme accroissait encore davantage l’aura de sévérité qui émanait de son visage marmoréen.
Elle portait des vêtements dont les couleurs naturelles lui auraient permis de se fondre dans n’importe quel environnement sylvestre, mais qui juraient avec les tapisseries aux teintes chaudes qui ornaient les murs de la salle du trône. Un arc taillé dans un bois inconnu, à la fois souple comme le roseau et résistant comme l’acier, était accroché dans son dos. Son carquois était rempli de flèches empennées de plumes albuginées.
Elle s’appelait Alleria Swiftwind. Elle n’était pas de la race des hommes. Elle faisait partie de celle des elfes de la lumière, dont la première lignée avait vu le jour plus de cinq mille ans avant cette ère, durant l’âge de la création. On racontait que les elfes étaient les descendants directs des Dieux fondateurs. Ils avaient presque été annihilés par le Déesse Araignée au cours de l’âge du fléau. Aujourd’hui, il subsistait quelques communautés nomades de ces êtres exceptionnels en Ileria. Ils apparaissaient sans coup férir, prodiguant leur aide aux nécessiteux avant de disparaître comme ils étaient venus. Ils ne parlaient point. Ils se contentaient d’agir. Leur puissance magique était prodigieuse, autant que la précision de leurs flèches au combat.
Le deuxième était un homme de deux mètres cinquante au bas mot. Son visage carré était surmonté d’une queue de cheval qui folâtrait le long d’une nuque noueuse. Ses yeux étaient de braise. Ses oreilles étaient décorées de larges boucles dorées. Son nez épaté semblait avoir été cassé à plusieurs reprises.
Il portait un pantalon de toile rapiécé et miteux. En dehors de cela, ses pieds et son torse étaient nus. Il affichait une musculature qui aurait fait pâlir de jalousie les membres les plus athlétiques de la garnison royale. Ses pectoraux étaient comme gonfles à l’hélium, ses abdominaux affichaient la dureté du roc et ses bras étaient des troncs d’arbres. Sa poigne était capable de broyer le crâne de ses ennemis. Magnus en avait été témoin sur le champ de bataille.
Il répondait au nom de Malik Hammerfury. Il avait l’épiderme solide et le teint halé de la race des hommes robustes qui naquirent lors de l’âge de la dissension. Les historiens n’avaient jamais su déterminer comment ceux qui s’étaient fait appelés les barbares étaient apparus en Ileria. Toujours était-il qu’ils avaient succédé aux elfes en perdition et ne s’étaient pas laissé corrompre par les duperies d’une Déesse-Araignée omnipotente. Leur force physique, leur intégrité et leur détermination lui avaient offerts une résistance inédite. Là où une partie des premiers nés s’étaient laissés envoûtés et avaient rejoint sa cause, provoquant leur déclin, les barbares s’étaient bornés à refuser ses avances. Ses injonctions impies avaient rebondi sur leur carcasse rugueuse sans la pénétrer. L’âge des barbares avait été injustement baptisé, car c’était de ce passé héroïque qu’était née la civilisation humaine telle qu’elle existait.
Malik Hammerfury était un héros des guerres arachnides. Il maniait une massue gigantesque gravée de runes. Au combat, elle s’enveloppait de puissance et générait des ondes de choc qui provoquaient des tremblements de terre dévastateurs. Elle pouvait aussi agir comme un bouclier et était capable d’annuler les dégâts provoqués par les assauts ennemis. Il était un adversaire redoutable. Sur un champ de bataille, il était capable de se battre à dix contre un.
Le troisième avait une silhouette humanoïde, mais il était bien plus ancien que le premier des humains. Il avait voyagé à travers les portails interdimensionnels créés par les mages du temps depuis l’âge de la glace. À cette époque, Ileria avait été une terre stérile, un désert de glaces peuplé de certaines des créatures les plus redoutables qui aient jamais foulées la surface du monde.
Il se nommait Ignus. Son corps était un amas de lave en fusion, façonné pour imiter l’apparence d’un homme svelte et musclé. Comme tous les esprits du feu, il était un changelin. Il s’adaptait à son environnement pour mieux s’y fondre. Certains racontaient qu’il avait vu le jour au sein du pandémonium et qu’il avait côtoyé le Grand Démon Cornu lui-même. On ne lui faisait pas confiance, cela se ressentait dans les regards qui se posaient sur lui. Pourtant, il n’avait pas démérité sur le front. Il avait défendu avec une ardeur peu commune le Royaume contre ses envahisseurs. Il avait déchaîné le feu et le soufre partout où il s’était rendu.
La provenance de la quatrième était encore plus extraordinaire. Elle avait jailli sur le champ de bataille à l’aube du troisième jour du conflit. Entourée d’une aura destructrice, elle avait semé le chaos, attaquant les généraux de l’armée et détruisant les tours des forces de la résistance. Mais Magnus avait senti que quelque chose clochait. Malgré le danger tangible qu’elle avait représenté, il avait décelé qu’une malédiction ancestrale piégeait son âme. Il avait compris que son attitude belliqueuse n’avait été qu’un appel à l’aide désespéré et avait œuvré pour la libérer.
Elle s’appelait Lilith. Elle était d’engeance divine. Elle venait d’un passé lointain. Elle avait existé bien avant que l’univers ne fût créé, bien avant l’apparition des elfes, des yétis, voire même des démons. Elle était aussi taciturne que ses camarades, mais Magnus arrivait à communiquer avec elle par télépathie. Il savait qu’elle était une ange de la distorsion temporelle, une gardienne qui avait pour dessein de maintenir la cohésion de l’espace et du temps. Elle avait été mandatée par les Dieux eux-mêmes pour investiguer sur l’ouverture des portails interdimensionnels en Ileria.
Sur le champ de bataille, elle se battait à l’aide d’une gigantesque hache à deux mains dont le métal pouvait s’embraser comme l’herbe sèche d’une prairie en été. La fureur des combats la faisait entrer dans une transe dévastatrice. Elle moissonnait les âmes de ses adversaires avec une redoutable implacabilité. Aucun ennemi n’était assez puissant pour résister à son courroux. Magnus l’avait même vue se relever d’une blessure qui aurait dû lui être fatale, dévoilant ses ailes diaphanes tel un phénix renaissant de ses cendres.
Ils étaient les Héros du Temps. Sans eux, Ileria aurait été écrasée toute entière sous les bottes de ses envahisseurs. Magnus les dévisagea un à un, puis repensa à ce qu’il avait entendu à la porte sud. Ils allaient avoir encore de nombreuses occasions de prouver leur valeur. À n’en pas douter, la guerre était loin d’être achevée.