Se tenir à nouveau devant l’entrée de la grotte de Blenkharn ravivait des souvenirs que Gabrielle aurait préféré oublier. Elle aperçut Janet qui se faufilait entre les planches vermoulues et les débris de rocs de la caverne pour leur confirmer qu’il s’agissait bien du bon chemin. Elle revit Samia qui préparait la charge explosive destinée à déblayer les gravats. Elle entendit la déflagration qui avait ébranlé les profondeurs encore inconnues. Elle vit ses acolytes pénétrer dans la pénombre qui avait scellé leur destin. Elle se souvint avoir pris les devants de la procession, avoir voulu faire honneur à son statut de cheffe. Sa mâchoire se crispa lorsqu’un sol nébuleux se déroba sous ses pieds et qu’elle entama une chute imaginaire vers des abysses insondables.
Tout comme Douglas, elle avait cru que ce cauchemar était derrière elle, qu’elle aurait le reste de sa vie pour panser ses plaies et se reconstruire. Comment aurait-elle pu se douter que M. Pinder avait trempé dans une affaire aussi sordide ? Elle avait été choquée par la mort atroce qui lui avait été réservée, mais elle ne pouvait s’empêcher de le juger comme responsable de la mort de Janet, Joshua, Olga, Steve, Maurice et Samia. La peine capitale était peut-être la sentence la plus juste pour qu’il expiât ses fautes.
Elle avait déjà du mal à se remémorer les événements de la nuit précédente. Elle n’en conservait qu’une image de brutalité et de souffrances. Elle n’avait pas eu le temps de voir le visage de son ravisseur. Elle avait lutté, mais cela n’avait fait que repousser l’échéance. Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle était entre les mains de l’ennemi, cloîtrée dans le même conteneur humide que son ancien patron. Il l’avait suppliée de l’aider, mais elle ne lui avait été d’aucun secours. Elle l’avait pris en pitié, elle avait eu de l’empathie devant le désarroi sincère dont il avait fait la pathétique démonstration. Tout cela s’était évaporé lorsqu’on lui avait révélé son implication dans le désastre de leur expédition souterraine.
Elle ajusta les lanières de son sac à dos et vérifia que la lumière de sa lampe frontale fonctionnait. Autour d’elle, les garçons étaient prêts. Douglas avait le visage impassible. Sa présence était la seule chose qui la rassurait. Elle éprouvait de la défiance envers ses autres compagnons. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pourtant, en dehors d’une introduction aux méthodes contestables, ils semblaient être des hommes de principe. Leur animosité s’était dissipée dès l’instant où on leur avait donné ce qu’ils voulaient.
Ces mercenaires étaient assez courageux pour pénétrer dans la grotte de Blenkharn en toute connaissance de cause. Plus de vingt années en arrière, ils avaient été confrontés à ses dangers lors d’une mission de sauvetage à la conclusion désastreuse. Pourtant, ils accomplissaient les ordres de leur hiérarchie sans rechigner. Gabrielle partageait ces valeurs de dévouement et de bravoure. En cela, elle les respectait. Elle ne pouvait pas cautionner leurs agissements de la nuit dernière – ce qu’ils avaient fait subir à la pauvre Mme Coupeau était inacceptable, mais elle savait qu’elle avait affaire à des professionnels. Ils ne laisseraient pas leur antagonisme prendre le pas sur l’objectif de leur mission : débarrasser l’humanité de monstruosités génétiquement modifiées en faisant s’écrouler la grotte de Blenkharn sur ses fondations.
Elle expira doucement. L’angoisse qu’elle ressentait se dissiperait dès l’instant où elle serait plongée dans le feu de l’action. Ils avaient atteint le point de non-retour.
*
La bombe pesait lourd dans son paquetage, même quand on avait un gabarit aussi costaud que lui. Cela faisait longtemps que Douglas n’avait plus porté de charge aussi pesante, mais il savait que la pénibilité s’estomperait rapidement.
Il jeta un coup d’œil furtif à Gabrielle. Elle était harnachée de pied en cap. Cela faisait bizarre de la revoir ainsi accoutrée. Elle portait une veste imperméable verdâtre au-dessous d’une combinaison fuligineuse. Sa tête était protégée par une cagoule surmontée d’un casque kaki traversé d’une rayure écarlate. Le faisceau de sa lampe frontale scintillait. Elle n’avait rien perdu de son charisme et de sa détermination.
Deux autres bombes avaient été réparties entre les mercenaires d’Erebus.
Il y avait un plongeur répondant au nom de Lewis. C’était un grand échalas au physique sec et athlétique. Il aurait pu être sympathique, mais il employait toujours un même ton sardonique lorsqu’il prenait la parole. Il était difficile de savoir s’il utilisait le second degré ou si ses moqueries étaient réelles.
Le deuxième était un ingénieur-artificier. Il se prénommait Vick. C’était un gaillard aussi massif que Douglas. Il arborait continuellement un même rictus narquois. Une lueur malsaine faisait briller ses pupilles. L’idée qu’un être vraisemblablement dérangé ait la charge des explosifs et des détonateurs du groupe avait quelque chose de peu rassurant.
Le troisième était le chef des mercenaires : celui avec qui Douglas avait conversé dans le hangar, celui qui avait transformé M. Pinder en boule de feu sans éprouver le moindre remord, celui qui, sous ses airs faussement aimables, semblait être un tueur de sang-froid redoutable et un leader respecté. Il s’était présenté sous le nom de Dunc, mais Douglas était persuadé qu’à l’instar de ses acolytes, il utilisait une fausse identité.
Outre le fait qu’il avait une bombe sous sa responsabilité, Dunc était équipé d’une combinaison intégrale antiradiation totalement étanche. Son visage était dissimulé derrière un masque à gaz dont les cavités brillaient d’une lueur orangée. Sa respiration faisait le bruit d’une gaine de ventilation. A l’oreille, on aurait pu croire qu’il s’était agi de Darth Vader.
Espérons qu’il ne connaisse pas le même destin tragique que celui qu’il imite, pensa Douglas.
Accrochées a sa ceinture, plusieurs grenades aveuglantes bringuebalaient. Son arsenal le plus destructeur était accroché dans son dos. Portant le logo de la firme d’Erebus, une cuve oblongue en acier inoxydable reflétait les rayons du soleil. Deux diodes rougeâtres scintillaient sur son couvercle, indiquant qu’il ne devait être ouvert sous aucun prétexte. Un tuyau en caoutchouc souple reliait le réservoir à un canon de quelques centimètres de circonférence. L’ensemble ressemblait à un nettoyeur à haute pression, mais si on observait attentivement l’embout de la lance, on pouvait apercevoir une buée verdâtre s’en échapper et onduler dans l’air avant de s’évaporer. On comprenait par-là que c’était un engin bien moins inoffensif : il contenait un gaz indolore dont la moindre inhalation suffisait à tuer un ours adulte. C’était un produit expérimental développé par l’un des laboratoires détenus par le consortium employant les mercenaires d’Erebus. Apparemment, le désastre de Blenkharn ne les avait pas dissuadés de jouer les apprentis sorciers.
– Tout le monde est prêt ? s’enquit Dunc de sa voix étouffée.
Lewis et Vick acquiescèrent tandis que Gabrielle ignorait l’interrogation. Elle avait bien raison. Son assentiment autant que son consentement n’avaient pas voix au chapitre. On leur avait bien fait comprendre à Douglas et elle que le refus et la mauvaise volonté étaient punissables de mort. Qu’ils fussent prêts ou pas, ils devaient accomplir cette mission suicide.
Ils avaient pour dessein de placer trois bombes à des endroits stratégiques de la grotte de Blenkharn. Les plans qui en avaient été dressés étaient imparfaits, mais ils avaient permis de localiser trois espaces voûtés qui semblaient soutenir de larges portions de la caverne. Si on parvenait à les fragiliser pour qu’elles s’effondrassent, on condamnait définitivement l’accès aux galeries inférieures. On piégeait les mutants et, par la même occasion, on refermait la profonde entaille qui avait été ouverte dans la déontologie scientifique deux décennies auparavant. Sur le papier, cela sonnait comme un jeu d’enfant. Douglas soupira en se disant que la pratique risquait de dévier drastiquement de la théorie. Comme tous bons hommes de terrain, ils s’exposaient à être les victimes de bureaucrates dont les stratégies étaient aussi bancales que déconnectées de la réalité.
Il alluma sa lampe frontale, serra les dents, puis emboîta le pas mécanique de Dunc, dont la carcasse imposante disparaissait déjà dans les entrailles de la terre.
*
Gabrielle se souvenait de cette longue descente qui marquait les premiers mètres de l’entrée de la grotte de Blenkharn. Ils progressèrent avec précaution, s’accroupissant et s’aidant de leurs mains pour éviter de basculer en avant. Dunc était impressionnant d’aisance. Malgré la cuve qu’il transportait, il donnait l’impression de survoler les gravats. Il fut le premier en bas. Ses pupilles luminescentes ressemblaient aux billes d’un félin tapi dans la pénombre.
Elle avait le cœur qui battait la chamade. Elle s’était préparée psychologiquement à arpenter l’antre des créatures, mais maintenant qu’elle y était, elle n’en menait pas large. Le silence était encore plus oppressant quand on s’attendait à y percevoir d’une minute à l’autre ce gloussement d’outre-tombe annonciateur de la venue de ses mortels résidents.
Elle se demanda si elle n’allait pas sombrer dans la folie avant même de rencontrer les monstres des profondeurs.
*
L’odeur du gaz envahit ses naseaux. Sa mémoire olfactive avait conservé le souvenir cuisant de cette fragrance délétère. Il aurait pu la reconnaître parmi mille.
La présence de vapeurs toxiques aussi prêt de la sortie ne le rassurait pas. Lors de leur précédente excursion, ils n’y avaient été confrontés qu’après la chute. Avaient-ils eu de la chance ? Le dédale des caveaux était labyrinthique. Il était crédible que leurs pérégrinations les aient éloignés des veines de gaz proches de la surface. Ne pas les avoir découvertes il y avait quatre mois ne voulait pas dire qu’elles n’avaient jamais été présentes. Mais tout de même… Cela était préoccupant.
Après une rapide analyse du terrain, ils décidèrent de partir vers la droite. Le tunnel de gauche faisait un coude et s’achevait sur une caverne au sol trop accidenté pour que des gaillards déséquilibrés par le poids d’une bombe pussent s’y promener librement. Gabrielle, Vick et Douglas s’improvisèrent éclaireurs tandis que Lewis et Dunc restaient en arrière. Les effluves de gaz s’intensifièrent tandis que le chemin bifurquait vers la gauche et s’enfonçait vers de nouvelles ténèbres.
Les ennuis se présentèrent quelques mètres plus loin lorsque le groupe fût stoppé par une paroi haute d’au moins quatre mètres. La corniche qui les surplombait semblait communiquer avec un autre couloir. Ils prirent la décision de l’escalader plutôt que de rebrousser chemin. Vick et Lewis durent conjuguer leurs efforts pour stabiliser la corde qui leur permis de se hisser dans les hauteurs. Ils échouèrent à plusieurs reprises et s’insultèrent copieusement tandis que leur chef les rabrouait en leur reprochant leur impulsivité. Douglas ne put lutter contre la tristesse qui l’envahit lorsqu’il repensa à la dextérité de la défunte Janet. Il était certain qu’elle n’aurait fait qu’une bouchée de ce promontoire rocheux qui donnait du fil à retordre à des mercenaires moins aguerris aux techniques d’escalade. Sa perte avait été un drame monumental. Leur perte à tous en était un.
Alors qu’il se hissait en ahanant sur la corniche, un grondement résonna dans les profondeurs et les entrailles de la grotte se mirent à trembler. Une secousse le fit basculer en avant et il se réceptionna durement. Une vive douleur irradia dans son poignet gauche et il laissa échapper une obscénité. Derrière lui, Lewis chutait en plein milieu de son ascension et retombait sur le flanc en hurlant. Ils n’étaient pas dans la grotte depuis plus de dix minutes et ils subissaient déjà leurs premières blessures.
Profitant de sa position dominante, il balaya le niveau inférieur du faisceau de sa lampe. Son cœur se figea dans sa poitrine. Dunc, Lewis et Vick étaient là. Mais bon sang, où était passée Gabrielle ?
*
La secousse la projeta contre la paroi du cul-de-sac. Son casque cogna contre la roche sombre. Des étoiles dansèrent devant ses yeux.
Fébrile, elle chercha du regard ses camarades mais n’en aperçut aucun. Son pouls s’accéléra. Quelle idiote elle était. Occupée à lutter contre ses angoisses internes, elle n’avait pas suivi le mouvement. Elle s’était engagée dans un mauvais chemin. Elle frissonna en se demandant ce qu’il serait advenu d’elle si sa progression distraite n’avait pas été stoppée par une voie sans issue.
Elle se redressa et se prépara à revenir sur ses pas. Si elle faisait vite, elle pouvait encore rattraper l’arrière du peloton. Elle savait que Douglas ne l’abandonnerait pas à son sort si elle s’égarait, mais la décision ne dépendrait pas de lui. Elle ne pouvait pas se fier au leadership de Dunc ni à ses sbires pour la sortir d’un éventuel mauvais pas.
*
– Alors ?
Lewis surgissait du boyau de droite.
– C’est bouché.
– Et merde, on va être obligés de continuer par-là.
Ils se trouvaient dans un couloir rempli de gravats. D’inquiétantes fissures lacéraient le plafond. La surface semblait friable, particulièrement propice aux éboulements. Il fallait s’échapper de ce coupe-gorge au plus vite.
Ils n’avaient pas mis longtemps à déceler des traces attestant de la présence de monstres. Des griffures profondes défigurant les murs, les ossements de petits rongeurs se mêlaient à une odeur de putréfaction. La caverne qui bifurquait vers la gauche avait accueilli une monstruosité récemment. Le cul-de-sac sur leur droite également. Leur position était extrêmement précaire. Ils n’avaient d’autre choix que de s’enfoncer plus avant.
– Attendez, lança Douglas à Dunc. On ne peut pas abandonner Gabrielle !
Vick ricana avec morgue :
– Je te l’avais bien dit que c’était une erreur d’embaucher une gonzesse pour ce job.
Alors qu’il crachait une glaire mousseuse sur le sol, Douglas eut une envie irrépressible de dégainer son revolver et de lui loger une balle dans la boîte crânienne.
*
Gabrielle s’effondra. Lorsque son menton rencontra la roche avec un bruit sourd, son squelette tout entier fût secoué par l’onde de choc. Un goût métallique se répandit dans sa bouche.
Décidément, elle n’était pas dans son assiette. Dans son empressement à rejoindre le groupe, elle avait commis la négligence de ne pas regarder où elle mettait les pieds. Elle le connaissait pourtant, ce sol traître, inégal, bardé de trous et d’excroissances rugueuses. Elle en avait subi les affres par le passé. Elle sentit des larmes de frustration lui monter aux yeux tandis qu’elle se redressait et remontait ses genoux contre sa poitrine. Ses membres ankylosés réagirent à ses étirements. Elle n’avait rien de cassé. Elle en fût soulagée.
Ressaisis-toi ma grande, s’encouragea-t-elle. Tu es une mercenaire réputée et une meneuse d’hommes. Tu ne peux pas perdre tes moyens aussi aisément et te mettre en danger stupidement. Tu te fais honte, tu fais honte à la mémoire de tes camarades morts dans ces profondeurs.
*
– On ne laisse personne en arrière. On va attendre qu’elle se pointe. Elle ne doit pas être bien loin. Si dans cinq minutes elle n’a pas refait surface, on ira la chercher. Pour l’instant, on a plus urgent à régler. Lewis, surveille nos arrières. Vous deux, allez voir là-bas si on peut avancer.
Dunc désigna le boyau qui partait vers l’ouest. Douglas lui jeta un regard sombre mais s’exécuta. Vick lui emboîta le pas en lui faisant un doigt d’honneur qu’il ne remarqua pas. Sa vulgarité n’avait d’égal que le zèle avec lequel il accomplissait les ordres.
Dunc resta seul dans ce qui était l’un des multiples repaires des mutants qui hantaient la grotte de Blenkharn. La caverne était spacieuse. Son sol était étrangement lisse. Il reflétait la lumière à la manière de l’obsidienne. C’en était presque troublant.
Il n’avait jamais rencontré les monstres, mais des croquis avaient été élaboré grâce aux notes retrouvées sur les cadavres de certains scientifiques morts dans les profondeurs. Ils correspondaient peu ou prou aux descriptions qui en avaient été faite par Douglas et Gabrielle.
Il avait consulté le rapport de police que les fédéraux avaient établi sur eux. Quand on était de son côté de la barrière, on savait que tout ce qu’ils avaient rapporté était strictement véridique. Mais ses employeurs avaient manigancé pour que leur témoignage fut discrédité et ne parvint jamais jusqu’aux oreilles du grand public. On les avait finalement accusés de mensonge. On avait même suggéré qu’ils étaient les assassins de leurs collègues disparus. Officiellement, la thèse de l’accident avait été retenue. Avoir connu l’enfer et devoir s’en justifier était un sort peu enviable. Il savait que l’acharnement judiciaire avait aggravé les séquelles néfastes dues à cette malencontreuse expérience. Ils auraient dû en sortir brisés mentalement. Le simple fait qu’ils aient continué à vivre montrait qu’ils étaient moulés dans un matériau plus résistant que celui des citoyens ordinaires.
Il éprouvait presque de la sympathie pour eux. Il était même prêt à leur faire une proposition d’embauche une fois que leur mission serait achevée. Avec leur passif et leurs compétences, il était désolant de les voir vivoter à dans des petits boulots minables, ou se reclure dans un ascétisme misérable qui ne guérirait jamais leurs blessures.
Dunc savait de quoi il parlait. Il avait failli mettre fin à sa carrière après la débâcle de l’intervention dans la grotte de Blenkharn. Il n’était qu’un bleu à l’époque, un naïf qui n’avait jamais été confronté à la mort et qui avait pensé qu’il était capable de tout contrôler. Être fort ne signifiait pas être infaillible. La vérité était que chaque soldat était une pièce sacrifiable et qu’il n’y avait qu’en l’admettant qu’on se prémunissait des inévitables traumatismes du métier.
Par chance, son instructeur l’avait dissuadé d’abandonner. Abandonner, c’était admettre que la mort de ses camarades avait été vaine. Il n’avait pas pu s’y résoudre. Il s’était battu. Il avait appréhendé la mort dans ce qu’elle avait de plus horrible. Elle s’était muée en normalité, à tel point qu’il était devenu capable de la donner sans en éprouver le moindre remord. Il avait beau avoir de l’affection pour les deux recrues qu’il s’était arrogé de force, il les tuerait sans tergiverser si on lui en donnait l’ordre.
Les verres de son masque à gaz étaient pourvus d’une technologie de vision nocturne de pointe. Au contraire de ses camarades qui se déplaçaient à la lueur timide de lampes frontales, il y voyait comme en plein jour. Il analysa longuement la surface de la caverne à la recherche du moindre signe suspect. D’après les témoignages, les mutants surgissaient de nulle part. Les notes d’un scientifique faisaient état de spectres à la peau diaphane qui se fondaient dans la roche pour vous tendre des embuscades létales. Il y avait fort à parier que ces écrits fussent le délire d’un homme à l’agonie, mais si on lisait entre les lignes, on interprétait que c’était une métaphore pour figurer que ces créatures ne faisaient qu’un avec leur environnement naturel. À l’instar des araignées, étaient-elles capables de se recroqueviller sur elles-mêmes pour se glisser dans des espaces qui paraitraient de prime abord trop exiguës ? La roche de Blenkharn était sillonnée de veines où le gaz circulait librement. Au même titre que les gaines d’aération d’un bâtiment, ce réseau était-il un chemin d’accès secondaire qui permettait aux mutants de surgir où ils voulaient, quand ils voulaient et d’évoluer dans les profondeurs en toute impunité ?
Il dénombra plusieurs crevasses assez larges pour qu’il pût y insérer l’avant-bras. Avec prudence, il s’en approcha et en observa les parois. Il avait vu juste. Pas un seul centimètre de roche n’était épargné par les traces de griffes et de crocs. Aussi loin que portait son regard, la souillure était partout.
Il dégaina la lance de sa cuve empoisonnée et en actionna la gâchette. Un nuage verdâtre emplit la crevasse et y stagna. Ce gaz était un mélange complexe de substances chimiques mortelles. Il ne se dissiperait pas avant plusieurs heures. Il tuerait quiconque aurait le malheur de le traverser. À défaut de les prémunir totalement du danger, l’opération couvrirait leurs arrières et les empêcherait de se faire prendre en traître.
Sa tâche accomplie, il se dirigea vers le caveau où il avait expédié Vick et Douglas. Il les aperçut en train de se démener pour installer une corde au sommet d’une nouvelle corniche qui entravait leur progression.
– Donnez-moi ça, maugréa-t-il devant l’évidente inaptitude de ses acolytes à remplir cette tâche élémentaire.
Il visa une roche taillée en pointe, fit tournoyer la corde au-dessus de son casque, et fixa le nœud coulant autour de sa cible du premier essai.
– Qu’attendez-vous ? Grimpez sur cette foutue corniche ! éructa-t-il. Lewis, vas chercher Gabrielle. Nous, on avance.
Face à sa virulence, même Douglas n’eut pas le courage de répliquer.
*
Gabrielle but une rasade d’eau fraîche. Elle avait mésestimé ses blessures et avait dû faire une halte pour soulager sa cheville foulée. Elle se rendit compte qu’elle était revenue devant la pente qui grimpait jusqu’à l’air libre. Le boyau par lequel ses camarades s’étaient envolés était à présent inondé. Elle se souvenait de l’imprévisibilité avec laquelle les catastrophes pouvaient advenir dans la grotte. Que ce fussent les secousses sismiques, les éboulements, les glissements de terrain ou les fuites de gaz, on n’y était à l’abri de rien et nulle part.
Un instant, elle se demanda s’il ne valait mieux pas qu’elle prît la tangente. La seconde suivante, elle eut l’image de M. Pinder, des flammes pourléchant son visage en train de fondre comme une bougie de cire. La fuite ne lui avait pas réussi. Il avait pourtant disposé de moyens financiers bien plus conséquents que les siens pour tenter de se protéger d’Erebus et de ses meurtriers implacables. Elle n’avait aucune chance.
Soudain, un bruit sourd résonna dans le lointain et fit trembler les murs de la grotte. Quelque part, une paroi venait de s’effondrer.
*
Lewis eut juste le temps de se jeter en arrière tandis que le ciel lui tombait sur la tête. Le tapis d’ossements de la tanière des monstres amortit sa chute. Il en ressortit indemne.
Il avait eu une sacrée frousse. L’amoncèlement de rocailles bouchait la voie en direction du sud. Il se gratta le crâne. Il ne pouvait plus rien faire pour aider cette bonne femme. Elle s’était plongée elle-même dans le merdier en leur faussant compagnie. Qu’elle aille au diable, pesta-t-il.
Il rebroussa chemin et suivit les traces de ses camarades partis en éclaireur. Il ne tarda pas à leur mettre le grappin dessus. Au détour d’un couloir qui s’achevait au nord par une énième pente trop raide pour être escaladée sans cordage, il bifurqua vers la gauche et déboucha dans une salle souterraine plus vaste que toutes celles qu’ils avaient déjà traversées. Le plafond était bas et en forme de dôme. Le sol était fendu d’une large crevasse circulaire.
– Je crois que c’est là que nous sommes tombés, expliquait Douglas, livide.
Vick avait sorti sa bombe de son sac à dos. Il la posait précautionneusement le long d’un pilier rocheux qui semblait soutenir la voûte.
– Ne t’embrasse pas à mettre des fioritures, l’interpella Dunc. Tu as assez de charge explosive là-dedans pour faire péter la moitié du Capitole.
Constatant l’apparition de Lewis, il ajouta :
– Qui t’as permis d’abandonner ton poste ? Où est la nana ?
– Y a eu un éboulement, chef. La voie est bloquée. Je peux pas déblayer ça tout seul.
Il ne put s’empêcher d’éclater de rire lorsque le visage de Douglas se décomposa.
– T’en fais pas vieux, gouailla-t-il. On passera la prendre sur le chemin du retour.
*
Gabrielle fût instantanément prise de haut-le-cœur lorsqu’elle s’approcha de la berge. Elle avait traversé l’étang souterrain qui s’était formé sur son chemin. Elle était trempée et transi. Malheureusement, il semblait que tous les éléments se liguaient contre elle pour l’empêcher de rejoindre ses compagnons d’exploration.
Elle n’avait ni assez de force ni assez de courage pour se risquer à traverser le nuage de gaz qui enveloppait la galerie qui lui faisait face. Elle dut se résoudre à piquer une nouvelle tête dans l’eau glacée afin de se prémunir de ses effets nocifs. Elle prit appui sur la roche immergée et se propulsa le plus loin possible de la source du danger.
*
Douglas avait le moral dans les chaussettes. Le pire était que la situation ne lui laissait même pas l’occasion de se morfondre. Dunc avait disparu dans une caverne au nord après avoir décelé de nouvelles traces de la présence de monstres. Il l’entendit actionner le moteur de sa machine de mort et badigeonner les parois de gaz indolore. Il était d’un stoïcisme et d’un pragmatisme à toute épreuve. Rien, pas même la précarité de la situation de Gabrielle, ne semblait pouvoir le faire dévier du but ultime de sa mission.
Leur exploration placide s’était transformée en course effrénée depuis qu’ils avaient placé la première charge explosive sur le sol de la caverne. Il leur était impossible de déclencher les minuteurs à distance. De fait, ils devaient s’assurer que toutes les bombes explosassent en même temps. Ils n’avaient pas eu d’autre choix que d’enclencher le mécanisme des trois minuteries en simultané. À présent, chaque seconde écoulée les rapprochait de l’annihilation pure et simple de la grotte de Blenkharn.
Quatre heures. Deux cent quarante minutes. Quatorze mille quatre cent secondes. Voilà tout ce qui leur restait pour poser les deux autres charges et prendre la poudre d’escampette. Cela pouvait paraître beaucoup, mais dans la mesure où ils progressaient presque à l’aveuglette, se fiant à des plans dont la précision relevait plus du maraboutisme que de l’orfèvrerie, ils n’avaient aucune certitude de mener leur mission à bien dans le temps qui leur était imparti.
Ils décidèrent de bifurquer au sud. D’après Dunc, c’était la bonne voie. Il affirmait savoir où ils se trouvaient, que cela leur faisait emprunter une voie parallèle à la sortie principale. Personne n’était capable de le contredire. A contrario, personne ne pouvait certifier qu’il avait raison.
Vick avait suggéré d’utiliser de la dynamite pour forcer le passage et créer un raccourci vers la sortie. Dunc avait réfuté l’idée en prétextant qu’ils avaient plus à y perdre qu’à y gagner. Il avait probablement raison. La détonation ne manquerait pas de provoquer des éboulements et d’obstruer certains passages stratégiques.
Douglas enrageait. La proposition de Vick avait sans doute été sa meilleure cartouche pour se porter au secours de Gabrielle sans que cela ne déclenchât l’ire de son commanditaire. Profitant que le chef des mercenaires fût absorbé dans son travail d’extermination, il s’approcha de l’artificier :
– Hé, Vick…
– Mouais… grogna-t-il, la mine patibulaire.
– Tu as entendu le patron ? On a fait une boucle. On est proches de l’entrée principale.
– Ça me fait une belle jambe, rétorqua le mercenaire, peu enclin à la discussion.
– Je ne sais pas pour toi, mais moi je n’ai pas l’intention de crever dans ce trou à rats. Même si on réussit à poser toutes nos bombes, tu te vois te taper tout le chemin en sens inverse ?
– Je ferais ce que dit le chef, point barre.
– Sois pas obtus, Vick.
Lewis venait de s’intégrer au conciliabule.
– Je crois que l’étranger a raison. On a pas mal crapahuté depuis tout à l’heure. On sait pas où cette exploration va finir et si on aura le temps de rebrousser chemin. Je te rappelle que la voie par laquelle on est arrivés est bloquée par un éboulis et que j’ai failli en crever. Si on est vraiment capables de rallier la sortie en faisant péter une paroi, je crois pas qu’il faille hésiter.
– Vick, tu sais bien que j’ai jamais rechigné devant un petit feu d’artifice, mais j’ai moins d’orgueil que je n’ai de respect pour Dunc. S’il me dit de faire profil bas, je suis ses ordres.
Louchant sur Douglas avec un œil torve, il ajouta :
– Vous feriez mieux de faire pareil, si vous voulez mon avis.
*
Gabrielle sombrait dans un désespoir abyssal. Elle n’avait toujours pas réussi à progresser plus loin que l’entrée de la grotte. Elle se sentait ridicule et inutile. La solitude et le silence commençaient à la faire dérailler. À plusieurs reprises, elle avait cru apercevoir les silhouettes fantomatiques de ses anciens camarades se matérialiser dans les ombres de la roche. Les spectres reprenaient certaines caractéristiques physiques des défunts, mais ils partageaient un même teint blême, une même maigreur cadavérique, de mêmes orbites vides. Ils tendaient des bras étiques vers elle avant de s’effacer et de la laisser à ses tourments.
À plusieurs reprises, elle avait appelé Douglas. Seul l’écho de sa voix enrouée lui avait répondu. Le courant d’air frais qui remontait vers la surface balayait son visage, mais elle se refusa à répondre à l’appel d’une liberté qui ne serait qu’éphémère. Elle devait montrer qu’elle n’avait rien lâché, prouver qu’elle n’avait pas failli dans sa mission. Elle ne savait pas si ses commanditaires seraient d’humeur à écouter de telles justifications. Car après tout, même si l’expédition se soldait par un succès, elle n’aurait rien fait pour y concourir. Étaient-ils capables de lui reprocher cette succession d’infortune qui la frappaient et de la punir pour sa négligence ?
Une détonation la sortit violemment de son introspection. Elle tomba en arrière tandis qu’un nuage de poussière encrassait le couloir qui faisait un coude devant elle. Ça ne ressemblait pas à un éboulement. On aurait plutôt dit une explosion.
*
– Ça, tu vas me le payer mon petit bonhomme.
Tandis que le plafond qui était derrière eux s’effondrait dans un fracas du diable, Vick se jeta sur Douglas, sonné, et le roua de coups de poings. Sa force physique était ahurissante, sa rage à l’avenant. Il avait les yeux exorbités. Une bave spumeuse s’amoncelait à la commissure de ses lèvres. Il enchaînait les crochets, martelant sa cible qui tentait de se protéger tant bien que mal.
Douglas avait mené son sabotage à bien. Il en payait les pots cassés. Suite à un énième éboulement, le quatuor avait été contraint de reculer toujours plus au sud. Au bout de plusieurs minutes de déambulations dans un long boyau rectiligne, ils étaient arrivés devant une succession d’embranchements qui partaient à droite et à gauche. Non loin, ils avaient découvert leur deuxième objectif.
– Nous devons être juste à côté de l’entrée, avait exposé Lewis.
Il avait frappé la roche à l’aide de son harpon de plongée. Elle s’était immédiatement transformée en poussière.
– C’est un vrai gruyère, avait-il affirmé. Tu n’es toujours pas d’accord pour tenter de faire une percée, Dunc ?
Dunc avait persisté dans le refus.
– Pas avant que la troisième bombe n’ait été placée. Je crois que tes estimations sont justes, mais il faut être prudents. Nous ne pouvons pas prendre le risque de périr ensevelis parce que nous nous sommes plantés de quelques mètres.
Entendre Dunc valider l’hypothèse de Lewis mais réfuter l’unique moyen de secourir Gabrielle avait achevé d’attiser la colère de Douglas. Profitant d’une opportunité qui ne se représenterait pas une nouvelle fois, il avait demandé à poser sa bombe dans la caverne. Il avait sollicité l’aide de Vick, profité d’un moment d’inattention de Dunc, puis il avait frappé l’artificier au visage, volé un des bâtons de dynamite glissé à sa ceinture, et allumé la mèche avec son briquet. Avant que quiconque ait pu l’empêcher, la paroi nord avait été réduite en bouillie.
Il n’avait même pas eu l’occasion de vérifier si la brèche qui s’était formée menait vers l’entrée principale de la grotte. Vick était déjà sur lui, furibond. Il repoussa un premier coup, en para un deuxième, mais le troisième le heurta au foie. Il se recroquevilla, collant ses coudes à son abdomen et ses poings à ses tempes pour se protéger. Cela ne suffit pas. Cinq phalanges osseuses s’enfoncèrent dans ses cotes flottantes, une balayette manqua de lui faire mordre la poussière puis, deux mains calleuses lui agrippèrent la nuque. Il comprit que Vick avait l’intention de l’étrangler. Il lui hurla de cesser cette folie. Il essaya de l’intimider en lui disant qu’il allait attirer l’attention de tous les monstres de la grotte, mais il savait bien que ses arguments manquaient de crédibilité. Si un bruit était susceptible de faire converger toutes les monstruosités de la grotte de Blenkharn vers leur position, c’était bien la déflagration qu’il venait de provoquer.
– Arrêtez ! (Arrêtez !)
Douglas crut que le cri qui venait de s’élever s’était répercuté en écho. Il s’agissait en vérité de la même injonction, prononcée de concert par deux personnes. Sur la gauche, Dunc jaillissait des gravats, sa combinaison maculée d’une fine pellicule grisâtre. A côté de cela, de la trouée formée par l’explosion, la tunique verte de Gabrielle apparaissait.
Que ce fût grâce à l’autorité de son responsable ou à cause de la surprise provoquée par le retour de Gabrielle, Vick cessa de le rosser et s’affala sur le sol afin de reprendre son souffle. Douglas s’éloigna de lui et, faisant fi de la douleur qui le taraudait, il se jeta sur sa compagne en l’enlaçant vigoureusement.
– Il a failli nous tuer, Dunc ! beugla Vick. C’est un putain de taré ! Je t’avais prévenu. Un mec capable de faire péter une bombonne de gaz dans son appartement n’a aucune conscience de la dangerosité des explosifs. Débarrasse-nous-en, ou c’est moi qui m’en occupe !
Sa bouche était écumante. Il ressemblait à un animal enragé.
– M. Dinwidie a une fâcheuse propension à jouer les démolisseurs, je te l’accorde, nuança Dunc.
Son ton posé ne fit rien pour rassurer Douglas.
– Disons qu’il y aura eu plus de peur que de mal.
Il se faufila à travers la brèche formée dans la paroi.
– Félicitations, M. Dinwidie. Vous venez de nous prouver que mes estimations étaient exactes. Nous sommes bien revenus à notre point de départ.
Il ajouta en levant la lance de son vaporisateur de gaz empoisonné :
– Plus jamais. Je dis bien plus jamais je ne veux être témoin d’un nouveau dérapage. Rappelez-vous que votre vie et celle de votre descendance dépend de mon humeur. Veillez à ne pas trop me contrarier, M. Dinwidie.
Intransigeant, il fixa Gabrielle :
– Quant à vous Mme Hernandez, si vous pouviez avoir l’amabilité de ne plus vous noyer dans un verre d’eau, cela éviterait à votre preux chevalier de se vautrer dans d’autres tentatives de sauvetage grotesques. Nous allons vers le sud. Passez devant !
Douglas n’avait même pas remarqué que la caverne dans laquelle ils se trouvaient se prolongeait dans cette direction. Il ramassa son sac et s’y dirigea. Il sentit le regard mauvais de Vick qui le suivait dans sa progression. Celui-là ne ferait jamais partie de la liste de ses amis intimes, c’était certain.
*
Gabrielle se figea lorsque le gloussement guttural se répercuta en écho entre les parois de la grotte. Cela venait du nord, loin au nord, mais cette impression de distance n’empêcha pas tous les poils de son corps de se hérisser.
Ils avaient marché presque une heure, toujours dans la même direction. Ils avaient exploré une zone caverneuse baignée dans l’humidité. Son sol était sol boueux et ses parois spongieuses. Les champignons luminescents y pullulaient. Elle avait presque oublié à quel point leur pâleur bleutée était envoûtante.
Le boyau avait finalement formé un virage vers l’ouest. Ils l’avaient docilement suivi. Dunc et ses deux comparses avaient gardé les mâchoires scellées, comme s’ils lui reprochaient à elle aussi l’écart de Douglas.
– Tu avais pas besoin de faire ça, l’avait-elle sermonné par fierté.
En vérité, elle lui était redevable de ne pas l’avoir abandonnée à son misérable sort.
– Qu’est-ce que tu as foutu ? lui avait-il rétorqué en guise d’excuses.
Elle n’avait pas décelé de reproche dans le ton de sa voix, seulement de l’inquiétude. Déjà avec Samia, il avait toujours agi en protecteur.
Ils avaient bavardé jusqu’à ce qu’ils découvrissent l’emplacement du troisième dôme. Dunc venait juste d’achever de positionner sa bombe lorsque les mutants avaient donné de la voix.
– Il faut qu’on bouge.
Dunc se levait avec autant de fluidité que le permettait sa combinaison étanche.
Gabrielle regarda les chiffres affichés sur le minuteur du dernier engin explosif. Il leur restait un peu moins de deux heures avant de finir enterrés vivants. Ce lapse de temps semblait suffisant pour leur permettre de rallier la surface, mais encore fallait-il ne pas être interceptés en route par une créature avide de chair humaine.
*
– Eh bien, il faut croire que vous êtes libres.
Dunc avait ôté son masque de gaz. Son visage était encore ruisselant de sueur. Des mèches de cheveux poisseuses se collaient à son front. Il avait allumé une cigarette.
Après une cavalcade effrénée, ils étaient sortis de la grotte de Blenkharn indemnes. Ils avaient grimpé dans leurs véhicules tout terrains et s’étaient éloignés de plusieurs kilomètres, jusqu’à la colline de Harvey. De là, ils avaient bénéficié d’une vue plongeante sur les environs. Lorsque les bombes s’étaient déclenchées, les rayons sismiques qui avaient secoué la campagne avaient été équivalents à ceux d’un tremblement de terre. On les avait probablement ressentis sur des kilomètres de distance.
– Je vous dois des excuses, M. Dinwidie. Sans votre insubordination, je crois que nous ne serions pas sortis vivants de cette grotte damnée.
C’était la vérité. Leur échappée belle n’avait pas été une sinécure. Les étages inférieurs s’étaient d’abord retrouvés immergés. Ensuite, leur retraite avait été coupée par un nuage de gaz qui avait mis plusieurs dizaines de minutes à se dissiper. Dunc, immunisé par sa combinaison protectrice, était parti en éclaireur et avait entendu plusieurs mutants qui approchaient par le nord, non loin de l’emplacement de la deuxième bombe. En fait, si Douglas n’avait pas pris l’initiative de percer un passage dans la paroi avant leur retour, il était certain qu’ils se seraient retrouvés piégés. Dans la panique, tout aurait pu se produire : mauvaises décisions, mauvaise direction, mauvaise fortune. Ils auraient pu se perdre, être exposés à des dangers inconnus, s’assommer par mégarde, trébucher par inadvertance, se couper sur une roche tranchante, achever leur course dans un cul de sac, être aspiré dans une crevasse, tomber nez-à-nez avec une créature carnassière…
Heureusement, le scénario épouvante ne s’était pas produit. Ils sortaient de l’expédition éprouvés physiquement et psychologiquement, mais ils étaient tous en vie. Ils avaient accompli leur mission.
Douglas n’avait cure des remerciements de l’exterminateur. Il fixait le nuage de fumée qui s’élevait à l’horizon avec une triste mélancolie. Rien dans cette victoire ne pouvait le réjouir, pas même le sentiment d’avoir sauvé sa peau.
Cette mission réussie avait ravivé le tourbillon de ses souffrances. Il ne les avait jamais oubliés. Pas un seul jour ne s’était écoulé sans qu’il ne repensât à la perte de Maurice, Janet, Joshua, Olga et Steve. Pas une seconde sans qu’il ne pleurât la mort de l’amour de sa vie.
Soudain, il sentit la tiédeur d’une douce paume qui se glissait dans la sienne.
– Je sais à quoi tu penses, lui murmura Gabrielle.
– J’ai l’impression d’avoir profané leurs tombes. Gabi, ils sont là-dedans… Samia est là-dedans. Quand j’ai…
Il avait du mal à maîtriser les émotions qui se bousculaient dans son crâne. Extérioriser sa tristesse était une épreuve terrible.
– Quand j’ai reconnu le trou dans lequel on est tombé, j’ai eu envie de… envie de…
– De sauter dedans ? De mettre fin à tes jours ?
Gabrielle aussi avait eu des pensées suicidaires au cours de ces derniers mois.
– On en a déjà discuté Doug. On s’était mis d’accord, je crois. Ça ne sera jamais une solution.
– Elle me manque tellement.
Sa voix dérailla et il se mit à sangloter doucement.
– À moi aussi, Doug. À moi aussi.