[Histoire de Meeples #68] It’s A Wonderful World : Corruption et Ascension – L’ère des robots

Temps de lecture : environ 16 minutes

Tatiana resserra les lanières de sa capuche et s’engouffra sur Hobston Street. Sous le vêtement sombre, son visage était à moitié dissimulé par une casquette à visière courbe. Elle était vêtue d’un jean et d’un hoodie noir. Rien de clinquant. Elle ne tenait pas à attirer l’attention des inquisiteurs.

Sur le trottoir d’en face, elle aperçut des quidams en train de se faire contrôler par des automates en acier rutilant. Les bougres se faisaient palper et rudoyer sans émettre de résistance. Ce genre d’ignominie était depuis longtemps entré dans les mœurs. Le moindre refus serait interprété comme un acte de rébellion contre le pouvoir en place. Mieux valait s’en abstenir.

Tatiana consulta le cadran de sa montre connectée. Les petits points rouges qui clignotaient le long d’Huffington Street, à deux blocs d’ici, indiquaient qu’une patrouille d’inquisiteurs était en maraude. Elle devait presser le pas. Elle n’empruntait les artères principales de la ville qu’en cas d’extrême nécessité, ou si aucun détour ne lui était possible. La plupart du temps, on pouvait se dissimuler aux yeux des robots et de leur scanner facial en utilisant les petites rues ou les galeries souterraines. Mais ces réseaux secondaires se raréfiaient lorsqu’on s’approchait du cœur névralgique de la capitale, proche des ministères et du palais du Suprême Dirigeant. C’était l’endroit le plus dangereux. Celui où la concentration de robots était la plus grande.

Sur les fils électriques tendus entre les gratte-ciels, Tatiana aperçut des pigeons prendre leur envol. Elle grimaça. Des vrais oiseaux, il n’y en avait plus depuis longtemps dans les métropoles du pays. La démocratisation du trafic aérien, le bruit, les lumières et la pollution les avaient chassés depuis longtemps. Il n’y avait plus que les rats et les cafards qui grouillaient dans les égouts. À l’extérieur, les drones et les animorphes les avaient remplacés.

Si Tatiana avait pu cracher sans que sa glaire ne pût constituer une preuve de son passage et permettre à des inquisiteurs de la prendre en filature, elle l’aurait fait. Elle avait les robots en horreur, qu’ils fussent humanoïdes ou qu’ils imitassent les traits d’animaux aujourd’hui disparus. Ces pigeons n’étaient que des caméras de surveillance déguisées, plus discrets que les drones conventionnels, moins identifiables à des menaces pour le cerveau humain. Ils étaient contrôlés à distance par les services d’espionnage. Ils venaient compléter la panoplie démentielle des inventions créées pour la surveillance des masses. Aucun trottoir, aucun porche d’immeuble, aucune fenêtre n’étaient épargnés par ces insidieux et intrusifs objectifs.

Tatiana savait qu’elle ne craignait rien des caméras de surveillance. L’application installée sur son smartphone agissait comme un brouilleur. Tant qu’elle en était équipée, elle était comme le reflet d’un vampire face à un miroir : son image n’existait pas. Malheureusement, cela n’empêchait pas les robots de l’apercevoir dans la vie réelle. Et autant elle était capable de distancer des automates de contrôle à la course, autant il lui était impossible de gagner face aux inquisiteurs et à leurs jet-packs conçus pour rattraper n’importe quel fuyard récalcitrant.

Alors qu’un lourd laboratoire aéroporté faisait vrombir ses hélices latérales sur le toit d’un immeuble appartenant à un consortium d’entreprises dédiées à la recherche industrielle, Tatiana aperçut les redoutables points rouges qui se rapprochaient dangereusement d’Hobston Street. Elle devait accélérer l’allure, et cela sans attirer l’attention des passants qui avançaient d’un pas coordonné. Ils ressemblaient plus à des automates que les automates eux-mêmes. Bien que la plupart l’ignorassent royalement, il suffisait d’un seul citoyen zélé et désireux de flatter le pouvoir pour juger son attitude suspecte et la dénoncer sans remords auprès de la première milice qu’il croiserait. Le gouvernement encourageait, voire même récompensait, la délation. Nombreux étaient les citoyens qui n’avaient pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour précipiter leurs semblables dans les griffes de l’appareil répressif de l’état.

Régulièrement, les inquisiteurs faisaient des descentes dans les appartements résidentiels et nettoyaient la vermine soupçonnée de complotisme. Les accusateurs étaient la plupart du temps les voisins des individus arrêtés, voire même leurs propres enfants. Lobotomisés par les préceptes d’écoles de propagande institutionnalisées, les charmants bambins devenaient des pions du pouvoir, prêts à sacrifier leurs géniteurs pour sauvegarder l’unité factice d’une nation bafouée et traitée en esclave.

Tatiana eut juste le temps de se glisser derrière un conteneur à ordures avant que trois membres de l’inquisition ne surgissent dans son champ de vision. Il ne s’agissait visiblement pas de robots car ils portaient des masques à gaz militaires. Elle aperçut également des embryons de chair humaine entre grilles d’aération qui reliaient leurs gants de cuir fuligineux et les manches de leurs combinaisons. Ils s’immobilisèrent en vol stationnaire quelques secondes durant puis, fondirent sur un père de famille en train de se promener avec son fils à la main. Ils l’encerclèrent et, sans somations, le rouèrent de coups à l’aide de matraques télescopiques à impulsion électrique. Ils le menottèrent avant de se réenvoler en emportant sa carcasse ballante dans leur sillage. Le gamin, qui avait semblé hagard lors du pugilat de son paternel, applaudit chaudement la disparition des inquisiteurs, comme s’il les remerciait d’avoir enlevé son géniteur. La scène était à vomir. Pourtant, elle était devenue si banale que Tatiana n’en ressentit pas la moindre émotion. Elle se contenta d’attendre que le marmot s’engageât dans une rue parallèle pour quitter sa cachette et reprendre son chemin comme si de rien n’était.

Elle arriva à un carrefour autour duquel avaient été installés des barrages policiers. D’énormes chars d’assaut formaient des goulots d’étranglement, balayant les routes de leur long canon tubulaire. Ces démonstrations de force avaient surtout un but d’intimidation car, avec toute la technologie dont bénéficiaient les services secrets, contrôler physiquement les individus relevait de la gageure inutile et coûteuse. De plus, elles pouvaient engendrer des incidents qu’il était parfois fâcheux de justifier, comme la fois où un monstre d’acier avait malencontreusement écrasé un passant sous ses chenilles, ou celle durant laquelle un obus avait été tiré sur un véhicule en fuite, provoquant une réaction en chaîne qui avait fait plusieurs dizaines de victimes innocentes. Bien évidemment, aucune couverture médiatique n’avait été autorisée et tous les témoins avaient été minutieusement liquidés. Cependant, malgré la censure, malgré mille précautions, les résistants et les opposants les plus farouches en avaient eu vent. Ils sauraient utiliser cela à leur avantage lorsque le temps serait venu. Et il viendra.

Plus que quelques pâtés de maison et Tatiana quitterait le centre-ville pour se perdre dans les quartiers défavorisés. Ces zones de non-droit étaient des sortes d’univers parallèles dans lesquels la robotique et l’informatique cessaient d’exister pour ne laisser place qu’à la rudesse et la précarité d’humains stigmatisés et oppressés parce qu’ils avaient osé remettre en question les dogmes délirant d’un gouvernement tyrannique. Pendant des années, le Suprême Dirigeant avait tenté de faire le ménage dans les quartiers troubles, de déloger les rebelles et de les expatrier dans des camps de travail forcé, mais plus il s’était échiné à les éradiquer, plus il avait donné de la visibilité à leurs discours indépendantistes, et plus il avait alimenté la flamme de la dissension. Alors il avait abandonné, se contentant de faire construire des périmètres de sécurité autour des zones de non-droit afin d’en interdire l’accès. En faisant le siège des rebelles, il avait espéré leur couper les vivres et empêcher le virus de se répandre à l’ensemble de la population. Il était vrai que cela n’avait pas facilité le processus. Mais même sur une terre brûlée, la végétation repoussera toujours. Et lorsqu’elle aura éclos, elle estompera la noirceur pour la remplacer par la vie et par la beauté.

À l’horizon, Tatiana aperçut bientôt les façades grises et fumantes des centrales nucléaires qui alimentaient la ville en électricité. À proximité, le gigantesque dôme d’une centrale à krystallium propageait son ombre sur un paysage urbain dominé par le béton et la crasse. La chaleur qui s’en dégageait faisait onduler l’air. Plusieurs hélicoptères de combat patrouillaient dans son secteur. C’était un des endroits les mieux protégés de toute la capitale.

Le krystallium. À la fois béni et maudit. Il aurait pu sauver l’humanité si elle ne s’obstinait pas toujours à reproduire les mêmes schémas autodestructeurs. Il s’agissait d’une source d’énergie fossile découverte durant les heures les plus sombres de la crise économique de 2075. Elle avait été sortie des entrailles de la terre par des chercheurs danois basés dans le cercle polaire. La croûte gelée de la banquise avait été percée sur plusieurs kilomètres avant de tomber sur cette matière que les scientifiques avaient d’abord prise pour un alliage extraterrestre. Il fallait bien avouer que les caractéristiques du krystallium avaient de quoi surprendre : plus dur que le diamant, plus résistant que l’acier, plus léger que le carbone, il pouvait être fondu et retravaillé des centaines de fois sans perdre de ses vertus ; chauffé à haute température, un caillou de trente centimètres de diamètre dégageait autant d’énergie qu’une centrale électrique. Alors que l’humanité s’était vilement engoncée dans une spirale d’obscurantisme et de violence abjecte, alors qu’on avait cru que les ressources terrestres avaient finalement été épuisées, cette découverte avait résonné comme un renouveau inespéré et un rempart face à la décadence.

Dans un glorieux sommet qui avait réuni les chefs de nations exsangues et désunies, on avait déclaré le krystallium comme un bien commun. Le territoire autour de la base polaire qui en avait débuté l’extraction avait été placé sous protectorat neutre. Le matériau béni avait été distribué équitablement entre des pays qui en avaient profité pour panser leurs plaies, se reconstruire et rebâtir leur souveraineté. La croissance économique avait repris, la recherche scientifique et technologique étaient renées de leurs cendres. Petit à petit, la civilisation avait repris ses droits, balayant la sauvagerie et les lois tribales qui avaient régis les décennies qui avaient précédées. Sous l’impulsion de nouveaux dirigeants désireux de marquer l’histoire, des alliances s’étaient formées, des coalitions avaient vu le jour. En 2077, l’OSNS, Organisation des Sept Nations Souveraines, avait été baptisée. Son siège avait été établi au sein même de la base polaire qui exploitait les ressources en krystallium. Elle avait réuni sous une même bannière décisionnelle les financiers des États du Noram, les militaires rugueux de l’hégémonie du Nord, les industriels des Nations d’Océanie, les mécènes de la Fédération d’Asie, les ingénieurs de l’Union Panafricaine, les explorateurs de l’Empire d’Azteca et les vieux généraux de la République d’Europa. La cordialité et l’entraide avaient prévalu jusqu’en 2112, durant une période vivante et stimulante qui avait été renommée les Nouvelles Trente Glorieuses. Mais la boucle avait vite été bouclée. Lorsqu’il était devenu clair que même le krystallium était une denrée périssable et que l’Empire qui s’en arrogerait l’exploitation dominerait ses voisins, la carapace de bienveillance des dirigeants du monde s’était fêlée. Il en avait suinté des relents d’amertume, d’ambition et de bellicisme qui avaient dissipé la fragrance délicate de l’utopie mondialiste et de la diplomatie apaisée. Les premiers conflits avaient ébranlé une paix que l’humanité n’avait jamais su garder qu’éphémère. Les peuples souverains avaient cessé leurs collaborations pour se renfermer sur leurs acquis et sur leurs rancœurs. En 2114, une ogive nucléaire avait éradiqué le complexe industriel autour de la base polaire du cercle arctique. Aucun Empire n’avait revendiqué cet acte barbare, mais il avait annoncé une période de morosité et de déclin durant laquelle la suspicion allait régner en maître et au cours de laquelle toutes les technologies bâties autour de l’exploitation du krystallium seraient ralenties.

Une chape de plomb s’était refermée au-dessus des États du Noram jusqu’en 2119 et l’élection de l’Empereur Paul Patine. L’homme politique avait basé sa campagne sur une politique de transparence censée remettre l’humain au cœur des préoccupations. Sans langue de bois, il avait prévenu la population que la récession avait été inévitable, il avait ligué l’opinion publique contre les Empires voisins, les accusant à demi-mot d’être les responsables du saccage de la base polaire et de la raréfaction du krystallium. Rien de tel qu’un ennemi commun pour cristalliser les frustrations et détourner l’attention de la masse des véritables problèmes.

En vérité, Paul Patine n’avait pas été un despote. En comparaison de la déliquescence que l’Empire connaissait actuellement, on ne pouvait nier qu’il avait été un dirigeant correct à tous les égards. Il avait demandé de lourds efforts à ses concitoyens, investissant massivement dans l’appareil industriel de première nécessité pour tendre vers l’autosuffisance. Pour des générations qui avaient été bercées par les illusions d’oisiveté et de bon-vivre des Nouvelles Trente Glorieuses, la chute avait été rude. Les employés de bureau et les rats de laboratoire, habitués à déléguer les tâches ingrates à la machinerie industrielle, avaient cru les travaux manuels appartenir à un passé lointain et archaïque. La rogne avait grondé, d’abord silencieuse, puis de plus en plus vivace et bruyante.

L’attentat du métro de New-York en septembre 2121 avait mis le feu aux poudres et précipité la chute de Paul Patine. Accusé de ne plus être en mesure de protéger ses concitoyens, l’Empereur avait été contraint à une destitution en bonne et due forme. A la suite de sa révocation, le pays avait connu une crise politique d’un peu moins de trois ans. A plus rude de l’hiver 2123, une nouvelle campagne électorale avait été lancée. Elle s’était étirée jusqu’au printemps 2124, avec son lot de débats houleux, de ferveur populaire et de liesse fanatique. Les discours de vérité qui avaient été ceux de l’ancien dirigeant du Noram n’avaient plus été en odeur de sainteté. Pour leur plus grand malheur, la population s’était laissée berner par les mensonges et les flatteries du félon qui tenait aujourd’hui l’Empire dans une poigne de fer. Il leur avait promis la Lune, littéralement d’ailleurs, et ils avaient été assez idiots pour croire qu’il désirait les amener avec eux dans ce voyage.

Tatiana cessa de ressasser le passé à mesure qu’elle approchait le no man’s land qui séparait le centre-ville et les faubourgs occultes. À première vue, cette étendue parsemée de trous d’obus, de fils barbelés et d’épais plots de béton, survolée par une nuée de drones de surveillance et dont les barricades grillagées étaient écumées par les patrouilles de soldats bioniques, paraissait infranchissable, mais les dissidents les plus ingénieux avaient depuis longtemps appris à connaître ses failles.

Là où la zone jouxtait les usines de recyclage qui reconditionnaient les déchets issus des fabriques de robots et des manufactures d’armements se trouvait une énorme fosse où on accumulait tous les composants destinés à la destruction. Elle faisait plusieurs dizaines de mètres de profondeurs. Elle était un monticule de titane, de carbone, de cuivre, de zinc et autres matériaux indésirables, trop usés ou trop pollués pour être transformés. Des tuyaux vomissaient une cascade ininterrompue d’immondices, formant des collines grossières dont les sommets s’écroulaient régulièrement sur eux-mêmes. C’était un endroit extrêmement dangereux, que ce fût pour les humains ou pour les androïdes. Seuls les griffes de grues monumentales se permettaient d’y plonger pour expédier l’excédent d’ordures dans les gueules crépitantes d’incinérateurs souterrains qui les réduisaient à l’état d’atomes poussiéreux.

Les parois de la fosse descendaient en pente incurvée. Elle était trop lisse et trop abrupte pour être escaladée mais des parois verticales et rectilignes y avaient été creusées. Là, des échelles rouillées descendaient dans le bas de la fosse, vers les turbines qui avaient longtemps eu pour fonction de broyer les ordures jusqu’à ce qu’elles rendissent l’âme et qu’il fût impossible de les réparer tant l’amoncèlement de déchets avait pris des proportions dantesques. Le choix de l’incinération avait été fait et, dans le même temps, les réseaux enfouis qui draguaient les miettes à l’extérieur de la ville avaient été abandonnés, puis oubliés. Malgré l’intelligence artificielle, malgré l’obsession du Suprême Dirigeant envers ses opposants politiques, personne dans les rangs du pouvoir ne s’était souvenu que les boyaux serpentaient sous les quartiers occultes, communiquant avec le réseau d’évacuation des ordures ménagères, celui des égouts, mais également celui de l’ancien métro aujourd’hui inactif. À force de tenter de briser le verrou de leur ghettoïsation forcée, les habitants des zones de non-droit en étaient venus à découvrir ces passages perdus de la mémoire collective. Ils avaient mis plusieurs années à déblayer les voies obstruées, puis à creuser le béton autour de la turbine pour faire se connecter un tunnel avec l’une des échelles de la fosse, mais ils y étaient parvenus, et le résultat en valait la chandelle. Aujourd’hui, ils pouvaient en toute impunité accéder aux quartiers chics ainsi qu’à toutes les infrastructures de la ville au nez et à la barbe du pouvoir. C’était un sentiment grisant. D’autant que le meilleur restait à venir…

Tatiana activa le champ de protection électromagnétique du gilet anti-photon qu’elle portait sous son hoodie. La barrière diaphane aux reflets céruléens se déclencha dans un vrombissement. À proximité d’androïdes, l’utiliser revenait à se peindre en rouge au milieu d’un troupeau de taureaux enragés, mais elle ne risquait rien à l’utiliser ici. Cela la protégerait d’éventuels éclats provoqués par la chute des matériaux recyclables. Une molécule de titane projetée à pleine vitesse pouvait s’enfoncer dans votre crâne comme un couteau dans du beurre et provoquer une commotion cérébrale mortelle. Nombre d’habitants des quartiers occultes avaient été mutilés ou envoyés à la morgue. Leur inattention avait fait jurisprudence.

Les boyaux sous la turbine sentaient l’acier et le souffre. L’air était vicié, si bien que Tatiana fut contrainte de porter à sa bouche un respirateur artificiel utilisé par les habitants des quartiers sous-marins pour les excursions de loisirs. Les deux réservoirs avaient beau être minuscules, ils lui donneraient une autonomie en oxygène de plusieurs heures. C’était beaucoup plus que ce dont elle avait besoin pour sortir à l’air libre. Elle activa le GPS de sa montre connectée pour la guider dans le labyrinthe. Aucun ennemi des forces rebelles ne serait capable de s’y repérer correctement sans un guide expert ou une carte mise à jour récemment. Par précaution, les membres de la résistance avaient truffé le dédale de pièges létaux censés dissuader toute intrusion hostile. Tatiana avait toujours jugé cela superflu, mais peut-être se trompait-elle. Après tout, si le Suprême Dirigeant voulait à nouveau les exterminer, quel besoin aurait-il d’emprunter ces passages étroits à la moiteur méphitique ? Il lui suffirait de larguer des obus sur les quartiers occultes et tous ses problèmes seraient réglés. À croire que la décadence ne dérangeait pas tant que cela le pouvoir en place. Il était même certain qu’une partie non négligeable des bénéfices des trafics illégaux tombassent directement dans les caisses du Suprême Dirigeant. On racontait que certains gangs avaient des connexions avec les hautes instances militaires et qu’on utilisait leurs membres pour des missions de sabotage, des attentats ou des assassinats contre certains opposants politiques en exil. Même si, en quittant le centre, Tatiana pourrait évoluer plus sereinement, elle savait qu’elle n’était pas complètement en sécurité lorsqu’elle déambulait au sein des quartiers occultes. Malheureusement, tous les dissidents n’étaient pas des résistants.

Tandis qu’elle rampait dans des tubes d’acier aux jointures crasseuses, l’esprit de Tatiana vagabonda en direction du passé. Elle se remémora l’intronisation au pouvoir de celui qui se faisait aujourd’hui appeler le Suprême Dirigeant. 2112. Cela paraissait si lointain.

De son vrai nom, toute trace avait été effacée. Il ne subsistait que son titre, qu’il déclarait divin, tout comme l’origine de son pouvoir. Après la politique rude et l’austérité pragmatique imposée par Paul Patine, il avait berné l’électorat en basant sa campagne sur l’essor de la robotique, qui devait libérer les humains de leurs obligations terrestres. La promesse avait été alléchante. Nombreux étaient ceux qui s’étaient bercé de l’illusion de ne plus jamais avoir à travailler. Une vie de loisirs, de frivolité et de stupre. Une utopie irréaliste qui s’était rapidement métamorphosée en cauchemar. En effet, à défaut de bénéficier des bienfaits de la technologie androïde, les humains avaient petit à petit été remplacés par leurs homologues de câbles et d’acier. La réalité, cruelle et implacable, était que seule une proportion très marginale de la population avait eu le privilège de recevoir l’aide de robots ménagers et des clones dernier cri. La majorité de l’arsenal robotisé avait été dédiée à la surveillance et à la sécurité. Le concept même de liberté individuelle avait été bafoué dans ses fondations : les humains avaient régressé au rang d’outils, exploités dans les rares usines de l’ancien régime qui avaient été maintenues en état, obligés de se marginaliser dans des taudis insalubres pour recoller les morceaux éparpillés de leurs aspirations personnelles écrasées par le rouleau compresseur du progrès. Dans cette nouvelle société, qui n’était pas scientifique, ingénieur ou banquier était un pion. Il n’y avait pas une tâche de prolétaire qu’un robot ne pût accomplir en fournissant un meilleur rendement. Le Suprême Dirigeant s’était lassé bien vite de cette population ingrate, bouffie d’exigences et de complaintes, et il avait monté au pinacle ses nouveaux jouets, s’assurant un contrôle total sur ses subalternes.

Le Suprême Dirigeant était un misérable. Il avait toutes les caractéristiques des plus grands despotes de l’histoire contemporaine. Heureusement, si tout se déroulait selon les plans, son règne de tyran allait bientôt prendre fin. Il tardait à Tatiana de pouvoir contempler la chute vertigineuse de cette crapule et de ses subordonnés.

Bientôt, elle déboucha dans l’ancienne ligne de métro qui desservait les quartiers occultes avant la sédition. Un éclairage rudimentaire jalonnait les rames désertes tandis qu’une odeur écœurante imprégnait l’air. Les murs étaient couverts de mousse et de salpêtre. Les plafonds voûtés suintaient d’humidité. Certaines fissures avaient été colmatées par des membres de la résistance, mais d’autres ne cessaient de s’étendre. Cela donnait l’impression étouffante que les tunnels pouvaient s’effondrer à chaque instant.

Sur sa droite, Tatiana devina la carcasse d’un robot géant subtilisé lors d’une opération coup de poing au sein des complexes industriels de la capitale, puis démantelée et reconstituée laborieusement afin d’étudier les faiblesses structurelles des androïdes et planifier de nouveaux attentats. Elle avait été abandonnée à son misérable sort. Ses câbles avaient été rongés par les rats et sa ferraille était aussi rouillée que l’épave d’un bateau immergé au fond de l’océan. Elle résonnait désormais comme un avertissement, une preuve péremptoire que les robots n’étaient pas les bienvenus dans ces profondeurs lugubres.

Tatiana pressa le pas. Elle marcha encore une bonne demi-heure, empruntant des portes dérobées connues des seuls résistants, passant d’un niveau à un autre en grimpant à des échelles dont certains barreaux avaient été volontairement dévissés pour entraîner les intrus qui les emprunteraient dans une chute mortelle. Enfin, elle l’aperçut. Éclairée par un spot lumineux alimenté par un générateur autonome, la bouche d’égout qui permettait d’accéder aux faubourgs occultes apparaissait dans son champ de vision. Représenté grossièrement à l’aide d’une peinture réfléchissante, le serpent lové autour d’un globe, symbole de la coalition des résistants, y avait été apposé fièrement.

Tatiana sourit. Les choses sérieuses débutaient maintenant. 

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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