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Les quatre adolescents se tenaient dans l’embrasure d’un portail à moitié rouillé qui donnait sur la rue. Ils étaient dissimulés à la vue du titan par une colonne de poubelles crasseuses dégueulante de déchets. Les relents de pourriture qui en émanaient étaient insupportables, mais après leur virée dans les égouts, plus aucune odeur, même la plus nauséabonde, n’était en mesure de les importuner. Ils balayèrent d’un revers de main l’essaim de mouches au vol folâtre qui envahissait les immondices, puis braquèrent leurs paires de jumelles sur le monstre en marinière qui faisait les cent pas devant la pharmacie, à une cinquantaine de mètres de leur position. Sa démarche faisait trembler le sol jusqu’aux frontières de l’école. Parfois, il sombrait dans des accès de fureur et frappait le sol de ses énormes poings purulents, délabrant la chaussée en y creusant des trous bardés de crevasses et de craquelures.
Même s’il constituait un danger évident, le titan était le cadet des soucis des quatre adolescents. Leur mission de sauvetage de Doggy s’accompagnait d’un plan infaillible. Première étape : récupérer les ingrédients nécessaires à la confection de l’antidote. Deuxième étape : attirer Doggy dans le piège conçu pour l’arracher à la horde. Troisième étape : prier le ciel pour que la potion de guérison soit aussi efficace que sur les pigeons. Tout cela, bien sûr, en essayant de ralentir les zombies qui ne manqueraient pas de tenter d’envahir l’école dès que ses défenseurs en auraient quitté la sécurité relative.
Tout le monde s’était vu assigner une tâche précise. Avec son jet pack, Louna Arc-en-Ciel jouerait les éclaireuses. Du ciel, elle pourrait anticiper les mouvements de troupes ennemies et guider ses alliés vers les positions les plus stratégiques, là où la nécessité l’exigerait.
Anna Souricette avait été assignée à un rôle plus défensif. Étant une as du bricolage, elle avait emporté sa caisse à outils sur le champ de bataille et devrait s’en servir pour confectionner des barricades destinées à ralentir l’ennemi. Malgré la ruse dont leurs leaders savaient faire preuve, les troufions qui répondaient aux ordres étaient stupides et prévisibles. Leur stratégie consistait à panteler en dehors d’une bouche d’égouts et à se traîner en ligne droite vers le bâtiment le plus proche. S’ils parvenaient à y entrer, ils y installaient un trampoline géant en miroitant être capables de rebondir jusqu’à l’intérieur de l’école. Bien qu’ils n’y fussent jamais parvenus jusqu’à présent, les enfants étaient constamment contraints d’effectuer des sorties afin de saboter les toiles des structures rebondissantes, ce qui obligeait les morts-vivants à les démanteler pour ensuite les réparer. Ce stratagème, employé depuis plusieurs semaines, paraissait ridicule et hasardeux, mais les enfants savaient que la bêtise des zombies n’était qu’une façade trompeuse. Après ce qu’ils avaient découvert dans le laboratoire secret, ils avaient toutes les raisons de penser que ces abominations verdâtres avaient plus d’un tour dans leur sac. Ils ne pouvaient pas risquer qu’un zombie parvinsse à franchir les murs d’enceinte de l’école sur un coup de chance et ne pavasse la voie pour le reste de la horde.
Nicolas Fusée avait son sac à dos rempli de pétards à tête chercheuse. Son rôle serait de cueillir les zombies à la sortie des égouts avec des explosions bien senties ou de désengorger les zones à risque. Les adolescents se doutaient que la poudre ne ferait pas reculer le titan, mais ils espéraient que la technologie élaborée par Cecil Siège à Roulettes allait enfin se mettre à fonctionner correctement et leur permettrait d’endiguer efficacement les assauts qu’ils allaient subir.
Enfin, Cecil Siège à Roulettes avait endossé la casquette de déménageur. Dans son dos, les bras robotisés greffés à son sac à dos cliquetaient déjà, reliés directement par Bluetooth à l’ordinateur portable qui trônait sur la tablette de son fauteuil roulant. Grâce à cet outil, il pourrait transporter des charges lourdes avec la même aisance que s’il avait été un adulte dans la force de l’âge. Il éviterait à ses camarades de s’épuiser et aiderait à placer les ingrédients qu’ils extrairaient des bâtiments en lieu sûr. Il n’était jamais bon d’abandonner une quelconque forme de nourriture à la vue de centaines de zombies affamés.
– Est-ce que vous êtes prêts ? chuchota Louna Arc en Ciel à ses partenaires, profitant d’une nouvelle crise de nerfs du titan pour camoufler le son de sa voix.
Ses amis opinèrent du chef. Anna Souricette resserra ses doigts autour du manche de son marteau, Nicolas Fusée exhiba de son sac un impressionnant pétard bariolé et Cécil Siège à Roulettes pianota frénétiquement sur les touches de son ordinateur pour faire lever le pouce à sa dextre mécanique.
– Ok, alors c’est parti ! hurla Louna Arc-en-Ciel.
Dans un vrombissement assourdissant, elle s’envola au dessus de l’école et prit la direction de la pharmacie. Elle fondit telle un rapace sur la bouche d’égouts entrouverte et cueillit le zombie qui tentait de s’en extirper d’un habile coup de bâton. Puis, elle se mit à tournoyer autour du titan, prenant bien garde de rester hors de portée de ses phalanges broyeuses. Elle voletait tel l’insecte sur la croupe d’une bête de traie, espérant distraire son ennemi géant assez longtemps pour qu’il ne surprisse pas ses trois camarades qui sortaient un à un de l’école pour rejoindre leur position de combat.
Anna Souricette se précipita dans la rue qui reliait la pharmacie à la salle d’arcades. Elle façonna une barricade à la hâte afin de ralentir la progression d’une horde de zombies radioactifs qui venait de surgir des entrailles de la ville assiégée. De l’autre côté de l’école, une deuxième horde gavée de déchets nucléaire fit son apparition, contraignant Nicolas Fusée à refluer vers l’école pour leur souhaiter la bienvenue avec une salve de pétards. Cécil Siège à Roulettes décida d’aller prêter main forte à Anna Souricette. Il s’engagea dans une ruelle déserte et s’introduisit dans l’arrière-cour de la salle d’arcades.
Quelque chose clochait. Tandis que son fauteuil roulant s’engageait sur la rampe d’accès qui menait à l’établissement de jeux, Cécil entendit des bruits étouffés qui résonnaient à l’intérieur. Il activa le bouton du talkie-walkie accroché à la lanière de son sac à dos et prévint ses acolytes :
– Je crois qu’il y a du grabuge du côté de la salle d’arcades.
– Comment ça, du grabuge ? répondit la voix d’Anna Souricette, où on entendait poindre l’inquiétude.
– Des zombies-clowns ont pris la place. Ils ont déjà installé un trampoline. Je vais devoir les déloger, mais je ne crois pas que j’aurais le temps de saboter leur installation.
– Je te confirme, lâcha la voix empressée de Louna Arc en Ciel. Ne vous préoccupez pas des trampolines. On a d’autres urgences à régler. Le titan vient de m’échapper. Il se dirige droit vers le restaurant de burgers. Il est furax.
– Hé ! Je viens d’apercevoir Doggy, interrompit Anna Souricette. Il se dirige vers la pharmacie.
– Essaie de le garder en visuel, intervint Cecil Siège à Roulettes. Ne l’approche pas tant que nous n’avons pas réuni les ingrédients pour l’antidote. Tu te ferais du mal pour rien. Hé, Louna ? ajouta-t-il, concerné. Ne t’avise pas de tenter quelque chose de stupide. On s’en tient au plan, compris ?
– Compris, bougonna Louna Arc en Ciel à l’autre bout des ondes radiophoniques.
Rapidement, les amis comprirent que le sauvetage de Doggy allait devoir être reléguer au second plan. Sous l’impulsion du titan déchaîné, les bouches d’égout vomissaient des hordes de zombies grognards au teint cadavérique et aux yeux vitreux. Les alentours de l’école étaient inondés par des vagues de morts-vivants en tenue de policiers, d’infirmières, d’agents de la voirie ou en costumes de banquiers. Il semblait que l’intégralité de la horde ait décidé de s’extirper des profondeurs en même temps, galvanisée par la présence de leur leader dont le martèlement de poings incessant défonçait la chaussée avec nonchalance.
Le plan des quatre adolescents battait inexorablement de l’aile. Ils étaient systématiquement contraints d’intervenir devant les magasins en passe de se faire envahir. Même si Cécil Siege à Roulettes avait réussi à faire fuir les clowns-zombies et à charger une caisse de popcorn au creux de ses mains robotisées, d’autres atrocités prenaient déjà le relais et menaçaient s’investir à nouveau la salle d’arcades. À l’ouest, les zombies radioactifs avaient écrasé la barricade érigée par Anna Souricette. Cette dernière avait été contrainte de courir à grandes enjambées vers le poste de police pour barrer la route des assaillants qui voulaient en prendre le contrôle. L’avancée des zombies dans les rues de la ville semblait immuable, irrépressible. Et ces maudits pétards qui ne voulaient pas exploser…
– Il faut qu’on se débarrasse du titan, s’exclama Cécil Siege à Roulettes alors que le monstre dépassait la devanture décrépie du poste de police et s’engageait dans la rue menant à la salle d’arcades.
– Oui, mais comment ? lui répondit le timbre paniqué d’Anna Souricette, qui avait manqué de se faire écraser par le postérieur massif du monstre difforme.
– Nicolas. Il faut que tu retournes dans l’école, hurla Cécil Siège à Roulettes. Dans la salle de techno, il y a le prototype d’une fusée explosive que je suis en train de fignoler. Je crois qu’elle est assez puissante pour anéantir le titan.
– Tu crois ou tu es sûr ? le tança Louna Arc-en-Ciel.
– Comme je l’ai dit, c’est un prototype, bafouilla Cécil Siège à Roulettes. En théorie, ça devrait fonctionner.
– Aussi bien que tes pétards à tête chercheuse ? morigéna Nicolas Fusée. Je n’ai pas réussi à en faire exploser un seul depuis tout à l’heure !
– Gardez votre mauvaise humeur pour vous ! On n’a pas vraiment le choix, pesta l’inventeur. Si on ne calme pas le titan, la horde va finir par nous submerger. Je ne les ai jamais vus aussi enragés qu’aujourd’hui, précisa-t-il avec des trémolos terrifiés.
La panique de leur leader suffit à convaincre les adolescents que la situation était critique.
– Bien reçu, Cécil, s’exclama Nicolas Fusée. Mais j’aimerais bien que tu viennes me donner un coup de main avant ça. Je suis dans la pharmacie. J’ai réussi à dégoter les médicaments dont on a besoin pour l’antidote. Ta poigne me serait bien utile pour transporter tout ce barda.
– Ok, je te rejoins.
À peine les garçons se fussent-ils accordés qu’une explosion retentit à l’autre bout de la ville. Les pétards disposés entre le restaurant et le poste de police avaient mis le temps, mais ils venaient de s’activer, réduisant en charpie une horde de zombies aux silhouettes dégingandées. Malheureusement, la satisfaction des enfants fût de courte durée. L’horreur passa encore un cap lorsque les égouts déglutirent des morts-vivants tenant dans leurs mains décharnées des canettes de zombie power, la boisson énergisante impie fabriquée dans le laboratoire souterrain. Ils assistèrent à la transformation des zombies en bêtes écumantes et vociférantes, prêtes à déferler sur les magasins pour y faire des cabrioles. Cécil Siège à Roulettes et Nicolas Fusée réussirent à emporter les médicaments dans l’école, mais Louna Arc en Ciel et Anna Souricette durent redoubler d’efforts pour contenir l’avancée inexorable de leur implacable ennemi, se heurtant à l’agitation du titan et à la chaussée déformée, dont les ornières traîtresses ralentissaient leurs déplacements, perturbant même le décollage du jet pack, qui fumait rageusement dans le dos de la jeune fille aux cheveux bleus.
Soudain, le son des talkies walkies satura dangereusement :
– Le restaurant de burgers est envahi !
C’était la voix d’Anna Souricette. La pauvre s’était retrouvée piégée dans la zone accidentée qui jouxtait l’enseigne de restauration rapide. Elle n’avait pu qu’observer avec un dépit teinté de peur la masse des zombies radioactifs inonder l’intérieur du bâtiment.
La partie n’était pas perdue, cependant. Deux bâtiments avaient été investis, mais ils avaient récupéré la moitié des ingrédients nécessaires à la rémission de Doggy et ils comptaient bien sur Nicolas Fusée pour les sortir de ce mauvais pas en usant de l’explosif expérimental fabriqué par leur collègue en chaise roulante à bon escient. La victoire ne tenait qu’à un fil, mais ils n’allaient pas abandonner maintenant.
– Je m’occupe d’attirer le titan, cria Louna Arc en Ciel. Nicolas, où en es-tu ?
– J’ai la fusée, enfin je crois, répondit le garçon aux cheveux charbonneux. Cécil ! C’est bien celle où il y a inscrit Giant XXL Firecracker ?
– Oui, c’est ca, confirma Ceci Siège à Roulettes.
– Il faudra que tu m’expliques l’intérêt d’avoir écrit ça en anglais, s’agaça Nicolas Fusée.
– Est-ce que c’est de ma faute si tu es une bille en langues ? se défendit Cécil Siège à Roulettes.
– Les garçons, le moment est vraiment mal choisi pour se chamailler, s’interposa Louna Arc-en-Ciel. Le titan est devant la façade de la salle d’arcades. J’ai besoin d’un soutien balistique immédiat !
Son ton revêche n’autorisait pas de réplique.
– J’essaie de trouver une position de tir dans le poste de police, lui lança Nicolas Fusée. Occupe-le encore quelques minutes.
Louna Arc-en-Ciel se démena pour empêcher le titan de quitter les abords de la salle d’arcades, mais l’effet de surprise du début des combats était passé. Le monstre avait parfaitement intégré que ce moustique insignifiant ne pouvait pas lui causer de tort. Il s’en désintéressa continua sa ronde autour de l’école, fragilisant la chaussée en la matraquant de ses poings rageurs. Dans un éclair de lucidité collective, les enfants comprirent qu’ils avaient été dupé par les agissements des zombies. En réalité, l’installation des trampolines dans les magasins avoisinants n’avait été qu’un leurre. Le véritable objectif du titan – et donc de la horde toute entière – était d’endommager les rues assez profondément pour que les fondations de l’école fussent accessibles aux assaillants et qu’ils pussent y pénétrer par le sous-sol.
Le temps que les adolescents n’adaptassent leur stratégie, les zombies avaient envahis la pharmacie et le poste de police. Un mort vivant en gilet jaune fluo bondit comme un cabri et fut projeté par les ressorts d’un trampoline à travers la toiture de la pharmacie. Projetant poussière, bave et débris de briques en tout sens, il dépassa les murs d’enceinte de l’école, manquant de se faire écharper par les bouts de verre acérés collés au sommet des structures de béton hautes de quatre mètres. Cécil Siège à Roulettes fût contraint de refluer dans la cour en catastrophe. Il intercepta le malotru alors qu’il tambourinait contre la porte principale, ses griffes lacérant le bois avec la violence d’un troupeau de lionnes enragées.
La situation était critique. Il fallait à tout prix exterminer le titan, mais cela signifiait délaisser leur quête principale qui était de secourir Doggy. Lorsque Cécil Siège à Roulettes, hors d’haleine, soumit l’idée à ses camarades, Louna Arc-en-Ciel rétorqua avec morgue :
– Hors de question d’abandonner Doggy.
– Tu ne comprends pas, s’emporta le garçon en fauteuil roulant. Doggy sera définitivement perdu si l’école tombe. Quelles solutions crois-tu qu’il nous restera si nous n’avons plus de quartier général où nous réfugier ? On devrait fuir, et Dieu seul sait où ça nous amènera.
Même à l’autre bout des ondes radio, la détresse de Louna Arc-en-Ciel était perceptible.
– C’est ma faute, c’est moi qui ait créé cette monstruosité, c’est à moi de l’arrêter.
La voix de Nicolas Fusée retentit au-dessus du tumulte des combats. Elle brûlait d’une détermination froide et inflexible.
– Qu’est-ce que tu racontes ? lui lança Anna Souricette. On est tous dans le même bateau.
Trop tard, la communication venait d’être coupée. Il semblait que la cohésion du groupe venait d’être éparpillée par la fatalité.
Louna Arc-en-Ciel prit son envol, espérant apercevoir son camarade frondeur. Cécil Siège à Roulettes tenta de le raisonner à distance, mais Nicolas Fusée ne répondait pas. Quant à Anna Souricette, elle était aux prises avec une horde de zombies radioactifs et fut happée par l’urgence et la précarité de sa propre situation. Dans la tête des trois adolescents, une seule phrase resonnait : pourvu que Nicolas ne fasse pas de bêtise… S’il lui arrivait malheur, ils ne se le pardonneraient pas.
Fort heureusement, Louna Arc-en-Ciel ne tarda pas à repérer Nicolas Fusée. Il avait quitté le poste de police chargé d’un plein carton de donuts, mais l’odeur suave de ces mets sucrés avait attiré l’attention d’une horde non loin. Elle activa ses turbines et s’enfonça dans la mêlée, dispersant la racaille morte-vivante à grands moulinets de son bâton de combat.
– Nicolas, éructa-t-elle, je croyais que tu devais t’occuper du titan. Qu’est-ce que tu fiches les bras chargés de beignets ?
– Désolé, s’expliqua-t-il, penaud. Je pensais faire d’une pierre deux coups. On a besoin de sucre transformé pour l’antidote, alors quand j’ai aperçu cette boîte remplie de donuts sur un bureau du commissariat, je n’ai pas pu m’empêcher de l’emporter.
– C’est très chevaleresque de ta part, remarqua Louna Arc en Ciel en lui souriant. Mais c’est aussi un peu stupide…
– Louna, est-ce que tu m’en veux encore ?
La question surprit la jeune fille aux cheveux bleus. Comment leur bonne entente pouvait-il le préoccuper au beau milieu d’une invasion zombie ? Elle comprit que sa réaction véhémente dans la salle des professeurs l’avait blessé. Soucieuse de ne pas le peiner davantage, elle prit sur elle et lui lança :
– On fait tous des erreurs, tu sais. L’essentiel, c’est de les assumer et d’essayer de rattraper ce qui peut l’être. Je vois bien à quel point tu te démènes pour qu’on parvienne à secourir Doggy. Je t’en remercie.
Elle posa une main compatissante sur son avant-bras. Le jeune homme rougit bêtement.
– Allez, viens. Je vais t’aider à les ramener dans l’école, ces fameux donuts.
Au moment où elle le détestait d’une partie de son chargement, le crissement de roues du fauteuil de Cécil Siège à Roulettes résonna à travers le portail sud de l’école. Il déboucha devant eux, le front luisant de sueur, ses cheveux blonds en pagaille. Il avait perdu sa casquette et dégainé son fusil lanceur de ventouse – une arme dont il se servait pour aveugler les zombies et les désorienter.
– C’est un carnage là-dedans, décrit-il. Il pleut des morts vivants, et je n’ai pas de parapluie assez costaud pour me protéger de cette averse-là. Je n’arrive plus à les contenir. On dirait une hydre antique, chaque fois qu’on coupe une tête, il y en à deux autres qui repoussent.
Il marqua une pause.
– Oh, vous avez des donuts… Hé bien, si jamais on survit à ça et qu’on réussit à récupérer Doggy, j’espère qu’il nous en restera. J’aurais bien besoin d’une petite douceur pour me remettre de mes émotions.
Sa dextre robotisée s’anima pour s’emparer du précieux ingrédient et il s’engouffra à nouveau entre les tiges de métal du portail sud, disparaissant à la vue de ses acolytes.
– Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire, lança Louna Arc-en-Ciel à Nicolas Fusée. Je m’occupe de retrouver Anna pour qu’on se mette en quête de ketchup et qu’on piège Doggy ensemble. Toi, tu nous débarrasses du titan. Bon courage, ajouta-t-elle. On compte sur toi.
Elle déposa un baiser sur sa joue, là où les peintures guerrières tracées par le jeune homme avant les combats avaient été éclipsées par la saleté et la sueur. Puis, elle décolla en direction de la salle d’arcades. C’était là qu’elle avait aperçu Anna Souricette pour la dernière fois.
Nicolas Fusée était soulagé d’avoir obtenu miséricorde auprès de sa camarade aux cheveux bleus. Animé par un élan de témérité, il bloqua l’énorme fusée sous ses aisselles et courut vers l’enceinte de l’école. Il savait exactement d’où il disposerait du meilleur angle de tir : le toit de l’établissement. Il se demandait pourquoi il n’y avait pas songé plus tôt.
L’intérieur de l’école était devenu une zone de non droit. Les zombies envahissaient les salles de classe, le réfectoire, le gymnase et les anciens quartiers des professeurs. Cécil Siège à Roulettes était le dernier rempart qui empêchait l’établissement de sombrer. Ses bras mécaniques avaient les poings serrés, transformés en gants de boxe qui balayaient les rangs des morts-vivants comme les lames de fond d’une mer déchaînée. Il accompagnait ses coups par une grêle de ventouses qui déstabilisait les meneurs des hordes en présence. Malheureusement, même s’il les ralentissait efficacement, chaque minute de son héroïque résistance lui faisait céder du terrain. Il allait finir par se faire engloutir.
Nicolas Fusée lança tout ce qui lui restait de pétards au milieu des hordes grouillantes. Certains explosèrent, d’autres retombèrent mollement sur le sol pour finir déchiquetés sous les pieds calleux des zombies. Pas le temps d’en faire plus. Il n’était pas de taille à stopper la progression de ses assaillants. Seule la mort du titan le pourrait.
Dehors, Louna Arc-en-Ciel et Anna Souricette avaient réussi à cerner le titan entre le restaurant de burgers et le poste de police. La monstruosité braillait avec la puissance vocale d’un tyrannosaure, mais la barricade érigée par la jeune mécanicienne et la détermination ardente de la pilote de jet pack avaient eu raison de sa ronde autour de l’école. Dans son sillage, les rues affichaient les stigmates de ses cognements intempestifs. Heureusement, la croûte de béton était solide. Elle n’avait pas encore cédé.
La poussée d’une horde de zombies en tenue de policiers permit soudain au titan de forcer la barrière devant le commissariat. Au même moment, une horde s’extirpa des égouts tout proche, prenant Anna Souricette à revers. La jeune fille était coincée entre deux feux. Elle agitait un marteau et une clé à molette pour maintenir les morts vivants à distance, mais ils étaient désormais trop nombreux. Pire encore, le titan repéra sa peau halée, anomalie gesticulante au milieu d’un océan d’épidermes verdâtres et blêmes. Son yeux porcins clignèrent. Sa langue violette se pourlécha les babines. Lentement, les zombies s’écartèrent pour lui laisser un passage vers sa proie. Même eux avaient compris qu’il comptait faire de cette jeune humaine son quatre heures.
– À couvert !
Subitement, une détonation assourdissante se répercuta entre les bâtiments. Un sifflement strident retentit sur le toit de l’école. Le Giant XXL Firecracker venait de décoller dans une gerbe d’étincelles. Sur son chapeau triangulaire, une diode rougeâtre clignotait frénétiquement. À ses côtés, une camera embarquée miniature était braquée sur la silhouette monstrueuse du titan.
Enfermé dans les vestiaires du gymnase envahi par les zombies, Cécil Siège à Roulettes reçu une notification sur son ordinateur. Il cliqua sur une touche de son clavier, œuvrant la fenêtre numérique du logiciel de contrôle rattaché au Giant XXL Firecracker. Il savait exactement quelles commandes pianoter pour que le projectile fumant atteignisse sa cible. Il se concentra, insensible au tapage des mains mortes sur la porte close de son abri de fortune. Il ne pouvait pas échouer. Il était né pour ce moment.
L’explosion souleva une gerbe de rocs, de poussière, de chair verte et de viscères gluantes. Le cratère qu’elle forma faisait deux fois la taille du titan, qui sembla y avoir été englouti. Des hurlements gutturaux résonnèrent dans les rues, les magasins et dans l’école, un concert de plaintes repris par des centaines de gorges desséchées et puantes. Les enfants avaient vu juste. La défaite du titan avait déstabilisé le reste de la horde. Pris de panique, les morts vivants refluèrent dans une pagaille indescriptible vers les bouches d’égouts les plus proches, y plongeant comme s’il s’était agi de piscines olympiques. En moins de cinq minutes, les rues redevinrent désertes, plongées dans un calme presque irréel.
Pendant ce qui sembla une éternité, aucun son ne vint troubler cette nouvelle quiétude. Cécil Siège à Roulettes sortit du gymnase, Nicolas Fusée redescendit du toit ; tous deux retrouvèrent Anna Souricette devant la porte d’entrée de l’école. Leur soulagement fut terni par l’inquiétude lorsqu’ils constatèrent que Louna Arc-en-Ciel manquait à l’appel et qu’ils n’avaient aucune idée d’où avait bien pu déguerpir Doggy.
Leurs questionnements craintifs furent dissipés par le bruit étouffé d’un moteur. Dans le ciel, à l’est, les contours d’une silhouette féminine se dessinèrent. Louna Arc en Ciel atterrit devant eux, les bras chargés d’une cage où jappait un chien aux dents pointus et au pelage blanc et vert. Elle posa son colis au sol, sortit une bouteille de ketchup de son sac à dos aux couleurs de l’arc en ciel, et elle s’exclama, radieuse :
– J’ai le quatrième ingrédient.
– Et tu as Doggy, ajouta Anna Souricette, les yeux humides de larmes naissantes.
Nicolas Fusée avait la gorge nouée, mais son visage exprimait sa joie et son apaisement.
– Tu vas voir mon Doggy, dans quelques minutes, cette mésaventure sera de l’histoire ancienne.
La prédiction de Louna Arc-en-Ciel se révéla un poil optimiste. La préparation de l’antidote leur prit plusieurs heures, si bien que lorsqu’ils plongèrent la cage et son occupant canin dans la cuve où bouillonnait le liquide saumâtre qu’ils avaient distillé, tels des apprentis sorciers, il faisait déjà nuit noire. La potion produisit l’effet escompté, terrassant le virus qui maintenait le chien dans sa folie agressive. Immédiatement, il reconnut ses maîtres adorés. Il aboya affectueusement et sa queue s’activa comme la flèche d’un métronome.
– Bienvenu à la maison mon bonhomme, dit Cécil Siège à Roulettes en ouvrant la porte de la cage avec émotion.
Doggy sauta dans les bras de Louna Arc-en-Ciel, la gratifiant d’une affectueuse léchouille sur ses joues rougies par l’allégresse.
Ils avaient réussi. Doggy était bel et bien sauvé.