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La bouche d’égouts s’ouvrit en émettant un grincement strident. Le couinement d’un rat, dérangé dans le grignotage du cadavre putréfié d’un pauvre hère qui était venu agonir dans les caniveaux saumâtres de la ruelle, accompagna le soulèvement de la lourde plaque de métal. Tatiana fût prise à la gorge par les exhalaisons morbides du corps en décomposition. Elle s’éloigna rapidement pour rejoindre une artère principale.
Les faubourgs occultes étaient un dédale labyrinthique de constructions délabrées, d’immeubles effondrés et de bidonvilles insalubres. Ses trottoirs étaient sales et défoncés. Une eau grisâtre s’amoncelait dans les fondrières. Seuls les chats errants, les rats et quelques chiens efflanqués pouvaient s’en abreuver sans tomber malade. Partout, les conditions d’hygiène étaient déplorables. L’approvisionnement en eau potable était difficile. Le Suprême Dirigeant avait fait en sorte de contaminer les puits qui alimentaient jadis cette partie de la ville, si bien qu’il fallait se contenter de récolter l’eau de pluie pour la faire bouillir ou mener des expéditions suicide à l’extérieur de la cité, bien au-delà du no man’s land qui séparait les espaces périurbains de la campagne, où une portion non négligeable de la résistance avait trouvé refuge. Les relents des déjections humaines, de la pisse et de la crasse imprégnaient l’atmosphère, si bien que la plupart des habitants ne s’en formalisaient même plus.
Tatiana resserra le foulard qui entourait son cou autour de sa bouche pour se prémunir des vapeurs délétères qui saturaient les alentours. Elle avait eu vent de la résurgence de certaines maladies ancestrales comme la diphtérie et la tuberculose. Les médecins se faisaient aussi rares que la nourriture dans les zones de non-droit. Ils n’avaient ni le temps ni les moyens nécessaires pour endiguer les épidémies et pour résoudre les problèmes de malnutrition. Les habitants qui ne supportaient plus la consommation de nourriture lyophilisée chassaient parfois la vermine ou consommaient des insectes mélangés à de la bouillie d’avoine. On avait vu mieux comme source de protéines, mais cela n’aurait pas été problématique si ces pratiques désespérées n’aggravaient pas la propagation des maladies.
Elle marcha le long d’un rue commerçante. Des échoppes branlantes et mal éclairées proposaient des articles d’occasion à une clientèle bien en-dessous du seuil de pauvreté. Cela faisait longtemps que la monnaie sonnante et trébuchante avait disparu des opérations bancaires et que les citoyens n’étaient plus maîtres de leurs économies ni de leurs dépenses. La cryptomonnaie avait été introduite des années en arrière. Elle était entièrement régulée par le ministère des finances. Elle avait été présentée comme un remède à l’évasion fiscale, comme la promesse d’une meilleure gestion des transactions boursières qui mènerait à une équité fantasmée par la plèbe ingénue et servile. En réalité, elle n’avait été qu’un instrument supplémentaire pour s’assurer d’un contrôle total des masses. Comment se rebeller quand son gouvernement pouvait à tout instant bloquer l’accès à vos comptes bancaires et vous précipiter, votre famille et vous, au mieux, dans la clandestinité, au pire, dans la pauvreté puis la mort ? Rares étaient les citoyens qui jouissaient encore d’assez de dignité pour s’offusquer d’être infantilisés jusque dans la manière dont ils devaient dépenser leur salaire honnêtement acquis.
Il n’y avait que dans les quartiers occultes qu’on pouvait apercevoir des quidams s’échangeaient les pièces et les billets qu’on aurait cru disparu suite à l’avènement de la robotique et du culte de l’immatériel. Ces pratiques étaient une nécessité plus qu’un acte de résistance. En vérité, elles tendaient à se marginaliser au profit du troc, une pratique davantage archaïque mais qui avait le mérite de ne pouvoir être dévoyée par les fraudeurs et les faux-monnayeurs.
Tatiana longea la devanture hétéroclite d’un quarantenaire au crâne dégarni, à la barbe broussailleuse et au regard vitreux. Ses mains tavelées feuilletaient les pages tâchées de graisse d’un livre de comptes qui semblait pouvoir se désagréger au moindre coup de vent. Ses bras nus étaient maculés de cavités séreuses purulentes qu’il avait du gratter jusqu’à les faire éclater. Elle se demanda quelle maladie débilitante il avait pu contracter et s’écarta de ses étalages poussiéreux en accélérant l’allure.
Arpenter les faubourgs occultes, c’était se propulser dans un passé dont les traces avaient été englouties par l’obscurantisme délirant du despote au pouvoir. Un vendeur de petit matériel électronique exposait une galerie d’antiquités : bipers, tours d’ordinateurs, calculatrices, téléphones portables aux écrans monochromes et aux coques bigarrées. Un tas de disques laser s’était effondré sur un contenant ressemblant au tiroir d’un ancien congélateur. Le plastique débordait de clés USB et de puces électroniques trafiquées qui permettaient de faire fonctionner les appareils en toute clandestinité.
Tatiana songea à tous ces moutons qui avaient accepté de se faire implanter la nanotechnologie qui permettait aujourd’hui de communiquer sans utiliser le moindre appareil. Reliés directement aux stimulations nerveuses du cerveau humain, les appels s’activaient par la pensée et étaient aiguillés vers l’oreille interne par des ondes électromagnétiques ciblées. Le nombre de cobayes qui étaient morts pour que cette invention vît le jour avait depuis longtemps été passé sous silence, tout comme la collusion manifeste entre les magnats de la téléphonie et les gouvernements, qui rachetaient les données confidentielles des utilisateurs ainsi que les historiques de leurs conversations pour les confier aux mains de la police politique. Même si les vieilleries de la fin du XXème siècle étaient peu ergonomiques et incapables de rivaliser avec le cloud, le réseau 7G, la holographie et les tchats en réalité virtuelle, elles avaient au moins le mérite d’être intraçables, même pour les androïdes.
Tatiana bifurqua à l’angle d’une échoppe remplie d’ampoules à incandescence de tailles diverses. Une armoire aux planches vermoulues exposait d’antiques luminaires, des lampes à pétrole et – elle eut presque du mal à y croire – un lot de bougies en cire d’abeille. Pendant des millénaires, les hyménoptères – abeilles, bourdons, guêpes et autres fourmis – avaient compté parmi les espèces les plus nombreuses à animer l’écosystème de la planète Terre. Aujourd’hui, ils avaient presque disparus. La quasi-totalité des sols arables avaient été détruits, asséchés ou gravement pollués. Il en avait été de même pour les étendues sylvestres, rasées pour être remplacées par des usines de recyclage, des complexes industriels, des fabriques de robots ou des parcs éoliens. Seuls les résidents des paradis fiscaux pouvaient encore jouir de la béatitude muette d’entendre le vent souffler dans les branchages d’un arbre centenaire. Pour les citoyens de seconde zone, la réalité du monde se bornait à une fresque grisâtre et terne, une étendue maussade de ciment et d’acier sans ligne d’horizon ni l’ombre d’une perspective.
– Prenez garde, pauvres pêcheurs ! Les profanateurs du trésor des templiers ont ouvert les portes du Pandémonium ! Ne le sentez-vous pas qui corrompt les chairs et noirci les âmes !
Au détour d’une place publique, Tatiana tomba sur l’un des nombreux prêcheurs de rue qui gangrénaient les faubourgs occultes. Silhouette sépulcrale drapée dans une guenille crasseuse, son visage vérolé crachait une litanie apocalyptique qui n’avait plus rien de prémonitoire, mais n’avait rien perdu de son caractère horrifique. C’était un miracle qu’il parvienne à se maintenir debout sur ses membres étiques parsemés de croûtes suintantes d’un mélange de sang et de pus. Tout le monde savait que ces hurluberlus avaient perdu la raison, mais personne n’avait le cœur à les expulser de la zone. Une telle inhumanité était l’apanage du Suprême Dirigeant, pas de ses opposants.
Elle atteignit son but quelques minutes plus tard. Sur une gouttière érodée par les intempéries, le symbole de la résistance avait été gravé au silex. Sous le serpent enlaçant le globe, une flèche pointait une ruelle perpendiculaire plongée dans l’obscurité. C’était là, dissimulé à l’abri des regards indiscrets, que se trouvait l’un des quartiers généraux de la résistance.
Un silence de mort s’abattit sur la clientèle du bar lorsque Tatiana y fit irruption. Des néons alimentés par un générateur autonome, rafistolé par quelque astucieux mécanicien, conféraient au lieu une clarté surnaturelle. La pièce principale pouvait accueillir une vingtaine de personnes. Elle sentait la sueur mâle, la vinasse bon marché et la bière frelatée. Parfois, un homme se délectait d’une cigarette et enfumait l’atmosphère, mais le tabac était devenu une denrée si rare que même les contrebandiers avaient du mal à se fournir auprès des rares fermes de l’arrière-pays qui en produisaient encore illégalement.
L’assemblée était majoritairement masculine. Un noir ventru à la chevelure ravagée par la calvitie était accoudé au bar et discutait avec le patron, un cinquantenaire chauve au physique ramassé. La clientèle était clairsemée. Deux hommes en costume trois pièce bavassaient à une table. Plus loin, une femme au crâne rasé vêtue d’une veste en jean sans manche faisait un bras de fer avec un garçon trapu aux bras recouverts de tatouages obscènes. Au milieu de la pièce, trois types s’étaient lancés dans une partie de billards. L’un d’eux jeta un coup d’œil intrigué à Tatiana. Réalisant qu’elle était une femme, son regard s’anima aussitôt d’une lubricité morbide. Il la siffla, puis s’en retourna à sa partie de billards comme si de rien n’était.
Se perdre dans les méandres d’une société archaïque impliquait de devoir subir ce genre de comportement tribal, mais cela faisait longtemps que Tatiana ne s’en offusquait plus. Dans un sens, c’en était presque rassurant. Certes, le lavage de cerveau pratiqué dans les centres de propagande avait éradiqué par la répression tout comportement de harcèlement d’un homme envers une femme, mais il avait aussi contribué à anéantir la galanterie, le désir, et plus largement toute marque d’affection physique ou morale entre les membres des deux sexes, réduisant leurs interactions à une indifférence platonique et contrainte. Lorsque les femmes connaissaient leurs premières menstruations, le CRVI, comité de régulation de la vie intime, en était notifié et s’occupait de leur trouver un mari. Leur code génétique et leur passeport citoyen étaient envoyés à une intelligence artificielle qui déterminait par des algorithmes connus de ses seuls programmeurs avec quel citoyen mâle elle devait être unie. De cette réunion mathématique, un unique enfant pouvait être engendré. Puis, on administrait aux nouveaux parents un traitement qui les stériliserait jusqu’à la fin de leurs jours. Ils s’occupaient du bambin jusqu’à ses trois ans, puis le ministère de la culture l’enfermait dans un établissement étatique et s’assurait de sa bonne éducation. Lorsqu’à ses quinze ans, il sortait de cette bulle et retournait au bercail, il ne partageait rien en commun avec ses géniteurs mais ils avaient l’obligation légale de s’en occuper jusqu’à sa majorité. Le plus grave n’était pas que de tels procédés iniques aient pu être inventés par l’esprit humain – on savait depuis longtemps avec quelles atrocités il était capable de se compromettre – ; non, le plus démentiel était que les habitants du Noram aient intégré cela comme une normalité et se fussent soumis à l’absurdité et au cynisme délirant de leur dirigeant. A bien y réfléchir, on pourrait penser que l’humanité n’avait eu que ce qu’elle méritait.
Tatiana s’approcha du bar et y commanda la boisson qui faisait office de mot de passe pour les membres de la rébellion. Même s’il était déjà très compliqué de trouver l’entrée du bar si on n’était pas dans les petits papiers de la résistance, il arrivait parfois que des civils en poussent le battant poisseux, attirés par les rumeurs qui murmuraient que c’était un lieu où l’alcool coulait à flots – ce qui était, bien évidement, une version passablement altérée de la réalité. Le barman posa sur elle un regard entendu et lui désigna la porte de la réserve. Elle savait qu’il s’y jouait parfois des parties de poker durant lesquelles les plus téméraires misaient leurs rations de nourriture hebdomadaires. Ils se terminaient souvent en pugilats ou en règlements de compte, si bien que les cadres de la résistance ne voyaient plus leur organisation d’un bon œil. Il était déjà difficile de recruter des partisans et de déployer des hommes sur les théâtres d’opérations, encore plus s’ils s’amusaient à s’amocher entre eux et se retrouvaient alités pour des semaines.
La pièce était occupée lorsqu’elle y entra. Un homme massif, au cou noueux et aux mains épaisses, tenait un fusil électromagnétique en bandoulière. Le canon de l’arme était enveloppé de cercles d’énergie qui brillaient d’une lueur bleutée. Leur luminosité oscillait comme les vagues d’une mer calme, mais Tatiana savait qu’un seul rayon de cet engin de mort pouvait transpercer la cage thoracique d’un homme pour n’y laisser qu’un trou béant et fumant.
– Vous devriez vous méfier, lança-t-elle avec désinvolture, à vous afficher avec un de ces engins de mort mis dans les mains des militaires par les consortiums, vous allez vous attirer des ennuis. Je connais deux ou trois personnes qui seraient prêtes à vous trancher le coup pour récupérer ce joujou et le décortiquer pour en dupliquer la technologie.
Le regard de l’homme se durcit mais il s’abstint de toute réponse. Visiblement, il n’avait pas fait le déplacement pour tailler le bout de gras en compagnie des membres de la résistance.
– Votre seule présence dans les faubourgs occultes m’apparaît comme une insulte, provoqua Tatiana avant d’ôter la casquette qui dissimulait ses traits. Vous êtes qui ? Un militaire à la solde du pouvoir ? Un réformé converti au mercenariat ? Un maton de la prison de haute sécurité qui arrondi ses fins de mois avec des heures sup’ ? En tous les cas, sachez que vous me répugnez.
– Il suffit !
L’injonction n’avait pas jailli de la bouche de l’homme. Installée dans l’ombre de sa carcasse impavide se tenait une seconde personne. Elle s’était jusque-là dissimulée sous une étoffe de soie légère à la teinte sombre. Lorsqu’elle l’ôta pour révéler ses traits, Tatiana fut soufflée par sa beauté altière. Ses lèvres étaient rouges comme l’amaryllis. Ses cheveux étaient le blé, son visage la banquise. Dans ses iris azur brillait la supériorité de celle qui se sait de noble lignée, mais sans l’arrogance qui caractérisait ses pairs. Elle était jeune, la vingtaine à peine dépassée, et malgré la fragilité de son corps gracile et la joliesse de ses traits, la fougue et l’ardeur étaient tapies au fond de ses prunelles.
– Nous ne nourrissons aucune animosité à votre égard, s’exclama la jeune fille. En retour, nous attendons de votre part, si ce n’est de la déférence, un minimum de respect.
Elle s’exprimait avec une voix haute et claire, sans aucune forme d’hésitation. C’était le signe qu’elle avait reçu une éducation stricte et avait été formé à l’art de la prise de paroles en public.
– Vous nous avez été présentée comme la meilleure espionne de l’Hémisphère du Nord. Est-ce vrai ? poursuivit la jeune fille.
– Si ce sont mes supérieurs hiérarchiques qui l’affirment, qui suis-je pour m’opposer à leurs jugements, gouailla Tatiana, peu sensible à la flatterie.
– Savez-vous qui je suis ?
– J’aurais bien une théorie, mais il me semble qu’elle est tirée par les cheveux.
– Je suis la fille du Suprême Dirigeant.
– Et cela ne vous dérange pas d’avoir été mise au monde par un usurpateur ?
Le garde du corps de la jeune femme décroisa les bras et fit un pas en avant, visiblement déterminé à faire ravaler ses sarcasmes à la hackeuse. D’un imperceptible mouvement de phalanges, sa maîtresse le somma de réfréner ses pulsions vengeresses.
– Je suis ici car j’ai besoin de votre aide.
– J’avais cru le comprendre, je vous remercie.
Elle manqua d’éclater de rire en réalisant que le visage du gorille virait à l’écarlate. Il n’appréciait définitivement pas son effronterie, ce qui la persuada de continuer ses provocations. Si elle devait conclure un marché en présence de cet énergumène, il allait devoir composer avec son caractère taquin.
– Comment avez-vous réussi à atteindre les faubourgs occultes ? questionna Tatiana, intriguée. Qui me dit que vous n’avez pas été suivie ?
– J’ai beaucoup plus à y perdre que vous, je vous le certifie, répondit la jeune fille sur un ton péremptoire.
– Peut-être, mais vous ne m’avez toujours pas donné votre prénom, insista Tatiana.
– Je m’appelle Ingjerd.
– Ingjerd ? s’en étonna la hackeuse. Depuis quand le Suprême Dirigeant autorise-t-il les prénoms à consonnance scandinave ?
– Il ne les autorise pas, je vous le confirme.
– Mais alors…
– Je n’ai moi-même résolu cette énigme que très récemment, Père n’ayant jamais voulu me donner d’explication. Cela, entre autres choses, est une des raisons pour lesquelles je me tiens face à vous aujourd’hui.
Tatiana ne sut que rétorquer, alors elle se tut. Elle ne le laissa pas transparaître mais, le discours de la jeune fille commençait sérieusement à l’intriguer.
– En tant que citoyenne de l’Hémisphère du Nord, que pouvez-vous me dire sur la Reine Mathilde ?
– C’était une sainte femme. Elle s’est toujours battue pour son peuple et elle en est morte, par la main homicide de votre père. Mes semblables ne lui pardonneront jamais cette infamie.
La fureur faisait trembler la voix de Tatiana. Repenser à cette épisode tragique de l’histoire contemporaine de sa nation était une souffrance insupportable.
La reine Mathilde avait été assassinée par le Suprême Dirigeant. Cela s’était passé dix-huit années auparavant. Les forces armées du Noram avaient envahies l’Hémisphère du Nord pour s’arroger les pouvoirs du Valhalla, dont la faille interdimensionnelle avait été découverte par les explorateurs temporels nordiques – ils en avaient ensuite capturé l’essence et l’avait scellée dans un laboratoire souterrain sous la croûte glaciaire de l’Hyperborée. Au plus fort du conflit, plusieurs dizaines de méga-bombes avaient été larguées sur les défenseurs, submergeant leurs ressources balistiques et anéantissant plus de la moitié de la population civile et militaire. Le Suprême Dirigeant était entré dans la capitale à moitié rasée au volant du Juggernaut, ce titan de métal et d’acier, écrasant décombres, véhicules et corps pour atteindre le palais royal et y tuer la Reine de ses propres mains, un acte aussi cruel que symbolique qui avait sonné comme un avertissement pour le reste du monde.
– La Reine Mathilde est ma mère, pérora la jeune femme.
– Que ? Comment ?
Tatiana manqua de s’étouffer avec sa propre salive. C’était impossible ! Comment cette information aurait-elle pu rester cachée aussi longtemps ? Elle observa la jeune femme qui se tenait devant elle et ne put s’empêcher d’être troublée. Elle n’avait pas connue la Reine Mathilde, mais dans les souvenirs qu’elle en avait, on ne pouvait nier que les deux femmes partageaient plus qu’une ressemblance. Tout à coup, cette théorie de la filiation lui apparut comme plausible. Réalisant qu’elle avait face à elle l’héritière légitime de l’Hémisphère du Nord, elle regretta l’impolitesse dont elle avait fait preuve depuis le début de la conversation.
– Père a entretenu une relation passionnelle avec la Reine Mathilde pendant deux ans, en dépit des relations diplomatiques conflictuelles entre nos deux pays. Je ne sais pas comment cela a pu se produire, mais j’ai pu interroger de nombreux témoins et ai en ma possession des révélations sans équivoque sur leur amour. Malheureusement, le ciel de leur idylle s’est teintée de grisaille et a été balayé de vents orageux. Ma mère a mis fin brutalement à leur idylle et a décidé de fermer les frontières entre les états du Noram et ceux de l’Hémisphère du Nord, allant jusqu’à couper toutes les relations commerciales et diplomatiques entre les deux nations. Je n’ai aucune certitude sur la raison pour laquelle cette séparation est survenue, mais je soupçonne le Grand Vizir et les consortiums d’avoir semé les graines de la zizanie et d’avoir corrompu l’esprit de Père.
– Ce serait étonnant, railla Tatiana.
Après le Suprême Dirigeant, le Grand Vizir était probablement le personnage le plus détesté par les résistants. Quant à Harrisson & Barnes… Tout le monde savait que c’était eux qui tiraient véritablement les ficelles et qui dictaient la conduite du gouvernement. Ils étaient la face cachée d’un iceberg aux ambitions démesurées et aux plans machiavéliques qui finirait par couler l’ensemble de l’humanité.
– Père m’a menti. Il a trahi ma confiance. Toute ma vie, il m’a soutenu que ma mère était morte en couches. Il m’a fait croire qu’il s’agissait d’une parfaite inconnue. Il a falsifié mon livret de naissances, a édité de faux albums souvenirs dans lesquels il s’est mis en scène avec une femme qui n’a jamais existé et dont le visage a été dessiné par une intelligence artificielle à qui il a fait analyser mes rêves d’enfant pour y découvrir comment ma mère se matérialisait dans les limbes de mon subconscient…
– C’est horrible, susurra Tatiana. Comment peut-on déployer autant de moyens pour crédibiliser un mensonge alors que son propre peuple crève de faim ?
– Je ne pardonnerai jamais à Père d’avoir voulu me cacher ma descendance. Mais il y a pire…
Tatiana en doutait, mais elle n’en fit pas cas et tendit l’oreille.
– Les livres d’Histoire racontent que l’Hémisphère du Nord a provoqué la guerre du Valhalla. C’est ce que mes instructeurs m’ont rabâché, mais je sais désormais qu’il s’agit d’un tissu de mensonges. Père a déclenché les hostilités lorsqu’il a appris par la bouche de ma mère qu’elle était enceinte de moi. Il n’avait cure du Valhalla. Lorsqu’il a marché sur la capitale, il n’avait qu’un seul objectif : m’enlever des mains de ma génitrice et me ramener avec lui à Philadelphia. La vieillesse avait déjà commencé à le terrasser, et il sortait à peine de la rémission du cancer qui avait manqué de lui ôter la vie. Il était obsédé par le transhumanisme et par la vie éternelle, mais il savait qu’il n’aurait pas d’autre opportunité de concevoir un enfant naturellement. Le fait qu’il ait pu mettre une femme enceinte à soixante dix-huit ans était déjà presque un miracle.
Tatiana ne put s’empêcher de réprimer une grimace de dégoût. Il était incompréhensible que la Reine Mathilde se soit laissée engrossée par ce vieillard vil et libidineux.
Quelle ironie, pensa-t-elle. L’homme qui rêvait de remplacer l’humanité par des androïdes aurait presque rasé un continent pour se bâtir une descendance répondant aux lois millénaires de l’évolution ? Venant de sa part, ce comportement était aussi contradictoire qu’irrationnel. Cela en disait long sur son aliénation.
– Mon enfance n’a été qu’un leurre. Je ne veux pas que ma vie entière se résume à cette imposture. Ma naissance a causé tant de massacres. Je me dois de rééquilibrer la balance et de racheter tous ces meurtres qui ont été perpétrés en mon nom. Je peux vous faire rentrer dans le palais et vous donner l’accès aux serveurs qui contiennent tous les dossiers compromettants que le pouvoir n’a pas envie de voir tomber aux mains de ses ennemis. La seule chose qui peut mettre fin à la tyrannie de Père est une alliance entre les dirigeants des six nations. Une fois là-bas, je suis persuadée que vous saurez déterrer les cadavres qui permettront de les en convaincre.
Tatiana comprenait à présent pourquoi ses supérieurs lui avaient indiqué que cette mission était la clé de voûte d’une opération de grande envergure qui permettrait de libérer le monde du joug du Suprême Dirigeant. Ce félon ne s’attendait sûrement pas à chuter à cause de sa propre fille, probablement la seule personne pour qui il éprouvait encore de l’amour et de l’affection. Tatiana sourit. Après tant de spoliations et de souffrances, la vengeance du peuple n’en sera que plus doucereuse et plus délectable.