– Je pourrais t’accompagner…
Dalek avait dit cela comme s’il s’était agi d’un engagement anodin. Il était allongé, nu, sur les couvertures miteuses du lit de l’auberge dans laquelle ils venaient de faire l’amour. Son sexe dardé commençait à se recroqueviller, comme un escargot craintif à qui on viendrait de toucher les antennes. Il fixait le plafond, les yeux dans le vague, une expression rêveuse sur le visage.
Irydia soupira. Dès l’instant où elle l’avait vu aux bas des marches du mausolée, elle avait su qu’elle faisait une erreur. Ils s’en étaient retournés dans les quartiers humains après son entretien avec les augures. Elle lui avait parlé de sa mission. Il lui avait évoqué son passé. La mélancolie qu’elle avait décelée en lui était due à la tragédie qui avait vu périr sa femme et son jeune fils, deux ans plus tôt, dans une embuscade tendue par des pillards. Ils avaient été surpris à la nuit tombante, alors qu’ils établissaient leur campement dans l’une des forêts septentrionales de Kilforth. Dalek n’en avait réchappé que par chance. Il avait vu son fils se faire transpercer par une flèche, sa femme se faire trancher la gorge, puis violer pendant qu’elle se vidait de son sang. Il avait paru presque absent en contant cette histoire horrible dont son cœur n’avait pas encore guéri, comme s’il essayait de se détacher le plus possible de la narration et d’en faire un conte dans lequel il niait jusqu’à son propre traumatisme.
Leurs blessures et leurs craintes les avaient rapprochés. Dalek avait manqué de l’affection d’une femme depuis trop longtemps, se réfugiant dans les bras de prostituées dont les baisers n’étaient que mensonges, et Irydia avait besoin de lâcher prise avant de se lancer dans sa mission. Ils n’avaient pas eu besoin de mots pour exprimer leur attirance et entériner leur consentement.
Irydia se redressa, faisant mine de ne pas avoir entendu Dalek. De la semence mâle s’écoula entre ses jambes, imprégnant les draps. Elle essuya négligemment ses cuisses avec un pan de couverture puis, fouilla dans sa besace. Elle sortit un minuscule flacon empli d’un liquide noirâtre. Son goût aigre lui arracha une grimace lorsqu’elle en vida le contenu dans son estomac.
– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Dalek.
Encore une fois, elle feignit ne pas l’avoir entendu. Il s’agissait d’une décoction contraceptive qu’elle s’était procurée au marché noir. Elle était bien trop jeune pour tomber enceinte, et les femmes humaines avaient appris depuis longtemps à se protéger contre les grossesses indésirables, puisque les hommes ne s’étaient jamais sentis concernés par le sujet. Elle ne se sentait pas l’âme d’une mère, et encore moins maintenant.
Elle entreprit d’enfiler ses chausses.
– Je pourrais t’être utile, contrairement à ce que tu penses, insista Dalek.
– Je ne pense à rien, s’agaça-t-elle.
Ses seins en forme de poire pointaient encore. Elle vit Dalek lorgner sur sa poitrine alors qu’elle se retournait.
Était-ce cela que les augures avaient entendu lorsqu’ils lui avaient dit qu’elle possédait un don pour délier les cœurs ? Elle avait toujours été experte dans le jeu de la séduction. La musique et le chant étaient des atouts qui faisaient fondre les plus insensibles et les plus endurcis. Le revers de la médaille avait toujours été cet attachement presque immédiat que les hommes ressentaient à son égard. Elle ne faisait rien pour susciter de tels réactions passionnelles et elle avait dû à maintes reprises briser les illusions de divers prétendants amourachés par une nuit d’étreintes, qui n’avait rien signifié, si ce n’était une attirance physique qui, la concernant, s’évanouissait dès l’aurore.
– T’es-tu déjà rendu au caravansérail du port ?
Irydia passait sa tête à travers son chemisier. Elle resta muette. Elle se disait qu’en se taisant, elle forcerait Dalek à cesser son interrogatoire.
– Eh bien moi, je m’y suis rendu souvent, continua Dalek, pas dérangé le moins du monde par le mutisme de son interlocutrice. On y trouve un marché aux épices fabuleux, mais il y a aussi des vendeurs d’instruments de musique dont tu n’imaginerais même pas l’existence. La nuit, les putes y sont magnifiques. Recouvertes de châles aux couleurs chaudes, sur lesquels des bijoux scintillent. Elles ondulent comme des serpents et leur peau est tiède comme le sable des jetées d’Ample Cité.
Pauvre idiot, se dit Irydia. Si tu crois que tu vas me rendre jalouse, tu perds ton temps. Notre partie de jambe en l’air n’était rien d’autre qu’un agréable divertissement.
– Je connais des chameliers là-bas. Venus par bateau d’horizons lointains. Des expatriés qui vivent du commerce itinérant et qui parcourent Kilforth malgré les dangers qui y rôdent. Tu les verrais, avec leurs turbans sur la tête, leur peau tannée par le soleil, et leurs joues émaciées.
Irydia ne voyait vraiment pas où il voulait en venir.
– Il s’avère que ce sont des explorateurs émérites. Passionnés par la cartographie. Ils ont dessiné les plans de nombreuses zones que personne n’avait explorées avant eux. Ils sont issus de pays où la température est brûlante et l’environnement aride. Ils connaissent le désert sur le bout de leurs doigts. S’il existe une légende à propos d’un désert inconnu, il y a fort à parier qu’ils en auront déjà eu vent.
Cette fois, Dalek avait fait mouche. Irydia se tourna vers lui. Ses yeux noisette le fixèrent avec un mélange d’étonnement et d’exaltation.
– Emmène-moi auprès d’eux. Si tu dis vrai, je consentirai peut-être à considérer ta requête.
Dalek se dressa sur son séant. Son visage affichait une expression de jubilation juvénile.
*
Le port d’Ample Cité était un quartier effervescent. Il était contrôlé par les trois races de navigateurs du continent : les humains, les elfes, et les elfes noirs. Les trois parties du port étaient séparées par des barricades et des postes de contrôle, que seuls les plus riches négociants pouvaient traverser. Les rades débordaient de navires aux imposantes carcasses, dont les voiles étaient repliées en attendant qu’ils ne prennent la mer. Les embarcations humaines étaient de petite taille : goélettes ou caravelles marchandes, bateaux de pêche individuels débordants de filets couverts d’algues et de coquillages. Les bateaux elfes noirs étaient plus fins, taillés dans un bois d’ébène. Ils étaient bâtis pour être des esquifs rapides, imbattables sur courte distance, mais trop faibles pour résister aux tempêtes des hautes mers. On racontait que les elfes noirs des premiers temps avaient été des pirates sanguinaires, aux assauts rapides et imprévisibles, qui se dissimulaient dans les criques au bord des littoraux et qui n’engageaient le combat que contre les navires les moins protégés pour s’en arroger les richesses sans risque. Aujourd’hui, leur flotte avait un rôle d’éclaireur ou de messagère et ne se livrait plus à des actes de piraterie.
Les voiliers elfiques étaient les plus beaux de tous. Taillés dans l’écorce des bouleaux les plus blancs, leur coque était décorée de moulures dorées, de hublots ouvragés, et leurs proues sculptées représentait soit un cygne, soit une licorne, soit un dragon. Les embouts de canons de guerre dépassaient des meurtrières, et les ponts étaient garnis de boulets et d’armes rutilantes. Quelques navires marchands, plus frêles, flottaient au côté de cet arsenal militaire impressionnant. Il n’était maintenu à flots que pour dissuader les quelques corsaires nomades qui voguaient encore en mer, mais qui ne représentaient plus une menace sérieuse depuis longtemps. À Kilforth, les plus grands dangers étaient à l’intérieur des terres.
Dalek entraîna Irydia à travers le dédale grouillant de la zone portuaire. Les cargaisons déchargées et stockées à la hâte sur des palettes branlantes rendaient la progression ardue. Sans compter les centaines de marins qui faisaient des aller-retours entre leurs navires d’attache et les entrepôts de stockage, les troquets et les bordels du front de mer. Des marchands ambulants vendaient des breloques aux superstitieux, des petites vieilles édentées ouvraient des huîtres à l’aide de couteaux à lame courbe pour les vendre aux gourmands, des tentacules de poulpes et des carapaces de crabes étaient grillées à la broche et vendues par des camelots aux harangues stridentes. L’activité était frénétique et ininterrompue.
Le caravansérail était situé sur une jetée excentrée. C’était un endroit exotique, pour la vue comme pour l’odorat. Des tentes aux tissus bariolés étaient maintenues au sol par des briques de terre cuite. Devant elles, des vendeurs proposaient des épices, de l’argenterie, des tapis, des meubles taillés dans des bois inconnus, des cages contenant des animaux étranges, ou des bocaux grouillant d’insectes que l’on ne croisait nulle part à Kilforth. Irydia fût attendrie par une sorte de renard couleur sable aux oreilles disproportionnées, que Dalek lui présenta comme étant un fennec. Elle grimaça devant un stand où des individus enturbannés dégustaient des brochettes de sauterelles, ou de minuscules scorpions translucides encore vivants. Elle huma avec délice l’odeur des thés au jasmin, à la menthe et à la fleur d’oranger. Tous ses sens étaient enivrés lorsqu’ils arrivèrent enfin à destination.
Devant eux, des enclos rudimentaires encerclaient des troupeaux de moutons faméliques, de purs-sangs fougueux qui ruaient dès qu’on s’approchait d’eux, et de chameaux placides qui mâchaient de la paille séchée et ruminaient paisiblement. L’air sentait le fumier et le fromage de brebis.
Dalek se présenta devant un trentenaire au regard vif, doté d’une moustache d’un noir de jais, et dont le sourire était illuminé par dents d’un blanc éclatant. Il portait des mocassins recourbés, un pantalon large et une chemise à manche courte dont le col s’ouvrait sur un torse velu aux pectoraux saillants. Les deux hommes se firent la bise et se tinrent les épaules en bavardant, comme s’ils étaient deux frères qui se retrouvaient après une longue séparation.
– Je te présente Mabrouk, s’exclama Dalek lorsqu’ils en eurent fini avec les embrassades. C’est son clan qui m’a recueilli alors que je me vidais de mon sang dans les terres de Kilforth. Je lui dois la vie, à lui et à ses talents de guérisseur.
– Tu ne me dois rien, répliqua Mabrouk avec une tape affectueuse sur l’épaule. Nul ne laisserait un homme à l’agonie en travers de la route sans lui venir en aide.
Irydia ne réagit pas à cette remarque pour ne pas donner une première impression détestable mais, dans la bouche d’un homme qui avait soi-disant exploré le monde, elle trouvait cela d’une incroyable crédulité. Kilforth ne serait pas un continent gangrené par les divisions et l’insécurité si tous les hommes étaient, comme il le sous-entendait, de bons samaritains.
– As-tu eu vent du concile exceptionnel qui a été tenu au mausolée des héros ce matin ? demanda Dalek.
– Non, mais je n’ai pas attendu les inquiétudes de nos hauts dirigeants pour me préoccuper de ce qui se trame au-delà des murailles d’Ample Cité. Plusieurs caravanes sont revenues avec des nouvelles bien sombres ces dernières semaines. Les routes qui étaient sûres ne le sont plus. Les monstres qui se terraient dans les territoires les plus reculés gagnent en assurance et s’aventurent sur les chemins balisés. On parle d’une recrue d’essence des pillages, d’enlèvements de jeunes enfants, de sacrifices impies exécutés par les membres d’une secte démente. Et puis récemment, le cloaque aux morts est passé dans l’ombre. Cela nous renvoie à un passé tragique que nous aurions tous préféré oublier.
Irydia n’avait plus d’un tout envie de se moquer du caravanier. Pour un homme si jeune, il semblait posséder une érudition et une connaissance du monde extérieur que peu de savants pouvaient se targuer d’égaler.
– Voici Irydia, dit Dalek en la désignant. Elle est barde, comme moi.
– De quel instrument jouez-vous ? demanda Mabrouk avec une empathie non feinte.
– De la mandoline.
– De la mandoline ! C’est exquis. J’ose imaginer que vos talents égalent ceux de mon frère à la lyre. Ce serait un ravissement de vous entendre jouer.
– Malheureusement, Irydia n’aura pas le loisir de t’offrir une représentation privée, expliqua Dalek. Elle a été choisie par les augures pour s’élever contre la menace démoniaque qui menace notre pays. Elle fait partie des dix élus qui se mettront en travers du Diacre de la Trahison dans vingt-cinq jours.
Cette phrase sembla laisser Mabrouk perplexe. Il se prit le menton entre les mains et dévisagea Irydia avec une curiosité empreinte de compassion.
– Élue des augures. Comme c’est fascinant, murmura-t-il.
– Je ne te l’aurais pas amenée si nous n’avions pas besoin de ta sagesse. Les augures ont parlé de … Que… Qu’ont-ils dit exactement ? dit Dalek en se tournant vers Irydia.
– Une ancienne cité, répéta-t-elle, alors que les voix caverneuses des augures résonnaient dans son crâne. Au-delà d’un désert brûlant, un pays perdu, recouvert par des neiges immortelles ancestrales. Une armée déchue. Un pouvoir infini.
Mabrouk fronça les sourcils. Seul le blatèrement des chameaux en arrière-fond venait troubler sa concentration muette.
– J’ai déjà entendu les termes de cette fable. C’est un conte que les habitants des landes affectionnent particulièrement.
– Les habitants des landes… répéta Irydia, pensive. Cela restreint le champ de nos recherches, même si Kilforth est parsemé de ces territoires. N’auriez-vous pas un indice plus précis qui pourrait nous aiguiller davantage ?
Mabrouk sourit devant le regard insistant de la jeune femme.
– Je suis marchand, pas devin. Je pense que vous pouvez commencer vos explorations autour d’Ample Cité. Les Marais Brumeux, le Sombre Bourbier et la Fougeraie ne se situent qu’à quelques heures de marche. Si ces rumeurs ont pu arriver jusqu’à mon modeste commerce, il est probable que les habitants de ces régions soient au courant de quelque chose. Cela pourrait également vous mener jusqu’aux Terres Désolées, au nord, mais je pense que vous n’aurez pas à aller jusqu’au Marais Maudit.
– À l’extrême sud-est de Kilforth, si je me souviens bien ? dit Dalek.
– En effet, mon frère, acquiesça Mabrouk. Et oubliez le Cloaque aux Morts. Plus aucune caravane n’a pu le traverser et en ressortir indemne depuis que la région a basculé dans l’ombre. Son surnom est à présent entièrement mérité. Les morts y marchent en plein jour. Ils surgissent des hautes herbes ou jaillissent des marécages, s’attaquant aux voyageurs en toute impunité.
– Merci, remercia humblement Irydia. Rien ne vous obligeait à confier tout cela à une parfaite étrangère.
– Je vous en prie, élue des augures, dit Mabrouk en s’inclinant légèrement. C’est un plaisir d’avoir rencontré celle qui a apaisé les souffrances de mon frère et qui lui a redonné foi en l’amour.
Dalek se tint la nuque, gêné, tandis qu’Irydia se détournait. Après quelques secondes de mutisme, le barde aux cheveux fuligineux lança :
– Mabrouk !? Serait-ce trop te demander que…
*
Ils avançaient sur le sentier pavé qui partait des remparts nord d’Ample Cité. Derrière eux, la capitale projetait l’ombre imposante de ses bâtiments sur la plaine. Les villas aux façades recouvertes de lierre, les silhouettes héroïques de statues ancestrales, le dôme du théâtre antique, le faste des palais elfiques qui dominaient la ville. Une fine bruine tombait du ciel alors qu’ils se dirigeaient vers les contours brunâtres du Sombre Bourbier.
Dalek affichait un visage conquérant. Juché sur un chameau laineux, dont la bosse avait été recouverte d’une couverture rouge et or et d’un énorme coussin bourré de plumes d’oie, il était visiblement fier de son tour de force. Mabrouk n’avait pas pu lui refuser la faveur qu’il avait demandée : l’emprunt de deux animaux pour une durée indéterminée. Irydia avait accepté volontiers ce moyen de transport tombé du ciel, elle qui n’avait pas les moyens de louer un cheval aux relais des quartiers humains. Après cela, elle n’avait pas eu le cœur à repousser Dalek. Il se sentait investi d’une mission lui aussi, celle de conquérir son cœur. Il savait garder ses distances et il restait respectueux, alors elle le tolérait. Après tout, elle ne savait pas quels dangers allaient se mettre au travers de son chemin, et les augures ne l’avait pas sommée de poursuivre cette quête en solitaire. Dalek était un barde sociable et persuasif. Ces traits de caractère avaient déjà fait leur preuve devant Mabrouk. Il serait opportun de les utiliser face aux habitants des terres, qu’elle allait devoir sonder afin de percer le mystère du pays perdu et de son armée immortelle.
Irydia resserra la couverture en peau d’aurochs qu’elle portait sur ses épaules. Elle enroula un long turban noir autour de sa chevelure, dissimulant ses traits et lui donnant une allure garçonne. À présent qu’ils étaient en dehors d’Ample Cité, ils devaient rester discrets et ne pas se faire remarquer. En tout cas, pas par les mauvaises personnes. Elle jeta un regard sévère à Dalek qui entonnait une ritournelle guillerette. Même s’ils étaient seuls sur le chemin, sa désinvolture était malvenue.
Ils arrivèrent au Sombre Bourbier en fin d’après-midi, alors que le soleil déclinait à l’horizon et que le ciel commençait à prendre une teinte orange. Ils pénétrèrent dans un marécage moite, dont le sol était un tapis de mousse spongieuse et de mares d’eau croupies où vrombissaient des essaims de mouches et de moustiques, et où des batraciens venimeux aux couleurs singulières coassaient vivement. La végétation était dense : un entrelacs d’arbres aux troncs immenses, dont les racines étaient des excroissances rampantes, et dont les branches basses débordaient de lianes visqueuses. Dans les coins d’ombre, des flammèches dansaient, formées par la rencontre entre les rayons de l’astre du jour et les nuages de gaz indolores du marais. Ces tourbillons de flammes diaphanes s’animaient seulement l’espace de quelques secondes, avant de s’éteindre à tout jamais.
Les larges pattes des chameaux s’enfonçaient dans la fange et en sortaient avec des bruits de succion. Les bêtes acariâtres rechignaient à avancer dans cet environnement qui ne leur était pas favorable. Irydia et Dalek furent contraints de se soumettre à leurs caprices. Bientôt, ils mirent pied à terre et continuèrent à pied, tirant les animaux par la bride.
Ils ne virent pas âme qui vive durant une bonne heure. Leur moral était sapé par le tournoiement des insectes autour de leur visage et par une humidité suffocante. Au détour d’un sentier de feuilles mortes, ils aperçurent soudain la silhouette sombre d’un voyageur dissimulé sous une cape. Son bâton de marche luisait d’une lumière cristalline. Il avait installé son bivouac à l’entrée de ce qui ressemblait à une caverne envahie par la végétation, dont le plafond était constitué de longues stalactites pointues. Il ôta son capuchon et leur adressa un sourire affable lorsqu’ils s’approchèrent de lui.
– Jolies montures, complimenta-t-il.
L’air revêche des chameaux semblait l’amuser.
– Je n’ai jamais vu de telles créatures. Qu’est-ce donc ?
– Ce sont des chameaux, des destriers du désert. Fiers, mais robustes et endurants, expliqua Irydia.
– Ils semblent ne pas apprécier tout à fait le marécage, constata l’inconnu.
– Vous avez raison. Ils seraient bien plus à leur aise dans le sable.
– Que faites-vous ici ? lança Dalek avec un ton qui était un mélange de suspicion et de jalousie.
Irydia serra les dents. Elle se retenait de ne pas l’insulter. S’il y avait bien une chose qui la répugnait chez les hommes, c’était la possessivité.
– Je suis un pèlerin. Je parcours les terres méridionales à la recherche de ma voie intérieure. En ces temps troublés, recréer des liens avec notre environnement naturel est primordial. Je médite. Je prends du recul. J’apprends. Ainsi s’écoule ma modeste existence.
– Que savez-vous de la légende du pays perdu que les gens des landes racontent à leurs enfants ?
– Je crains ne pas en savoir beaucoup. Mais je peux vous guider auprès d’autochtones qui sauront vous en dire plus. Un village situé dans les Terres Désolées, au nord. De braves gens, aux ressources bien maigres, mais qui m’ont offert le souper de bon cœur. Ils avaient des marmots. En nous dépêchant, nous pouvons y être avant la nuit. Je vois guiderai si vous l’acceptez.
Ainsi, le pèlerin les entraîna au travers du sombre bourbier. Ils arpentèrent le marécage jusqu’à la tombée du crépuscule. Ils furent interrompus par le cliquetis d’un squelette aux os sales qui tenta de leur barrer la route à proximité d’une potence vermoule. La terre du marécage avait été remuée à cet endroit, comme s’il s’était agi d’une ancienne fosse commune, ou d’un ancien cimetière primitif laissé à l’abandon. Irydia se débarrassa du gêneur avec une incantation simple. Elle en profita pour récupérer un peu de poussière d’os sur le mort-vivant vaincu, qu’elle mélangea avec quelques racines et des ailes de libellules des marais afin de fabriquer une décoction de furtivité. Dalek fût impressionné par sa maîtrise de l’herboristerie, et elle préféra le laisser à son ébahissement que de lui expliquer ce qui justifiait cette compétence. En tant qu’homme, il y avait beaucoup de choses auxquelles il n’avait jamais été confronté et dont il ne pouvait appréhender la gravité. Au même titre que l’obligation à la contraception, le harcèlement de rue était un sacerdoce féminin à Kilforth, qui avait obligé les femmes à trouver des subterfuges pour éviter les agressions et les tentatives de viol. La science subtile des potions était une solution à ces problèmes.
Lorsqu’ils quittèrent les frondaisons du Sombre Bourbier, ils se retrouvèrent devant un spectacle à couper le souffle. Les Terres Désolées avaient un relief montagneux. Ses contreforts étaient à pic et il aurait été dangereux d’en tenter l’escalade. Cependant, une gorge assez large pour laisser passer tout un contingent armé partait en ligne droite. Au loin, on y distinguait les eaux torrentielles de plusieurs cascades qui s’écrasaient au bas des montagnes.
La progression dans la gorge était chaotique du fait des excroissances rocheuses, des nids de poule causés par les intempéries, et des inondations qui envahissaient une bonne partie du chemin. Les premiers rayons de lune luisaient à la surface de l’eau. Par moment, on avait l’impression d’être perdu au beau milieu d’une mer à la surface sombre et calme.
– Ces inondations n’avaient pas eu lieu hier, s’étonna le pèlerin. Je me demande ce qui a pu les provoquer alors qu’il n’a pas eu l’air de pleuvoir outre mesure.
Irydia frissonna. Les dérèglements météorologiques étaient souvent associés aux démons. Les légendes contaient que, durant la Grande Guerre, la déchirure dimensionnelle d’où les démons s’étaient déversés avait tellement détraquée les saisons, qu’il avait été fréquent de connaître des épisodes caniculaires suivis de tempêtes de glace dans une même journée, et que les tornades, blizzards, et autres inondations étaient devenus une norme.
– Nous sommes bientôt arrivés. C’est juste là, derrière les statues des anges pourfendeuses.
Sur les parois de la gorge, sur deux promontoires rocheux, se tenaient deux statues en argent monumentales. On aurait dit que l’une était le reflet de l’autre dans un miroir invisible. Elles représentaient deux anges guerrières aux ailes déployées qui s’apprêtaient à pourfendre une créature serpentiforme dont le visage aurait pu être celui d’un dragon, de leurs lames vengeresses. Leur pose était si dynamique qu’elles donnaient l’impression de pouvoir s’animer à tout instant.
– Cette prouesse architecturale date de l’époque des premiers nés, expliqua le pèlerin, qui ballottait derrière Irydia au rythme de la démarche bourrue du chameau. On dit que les plus anciens elfes ont côtoyé les anges qui foulaient les terres de Kilforth en des temps immémoriaux. Ce sont ces êtres d’exception qui sont la source de toute magie blanche. On ne sait pas pourquoi ils ont disparu et on a peu de traces de leur existence, car même les archives des elfes ont été en partie détruites lors des guerres démoniaques. Ces statues en sont l’héritage le plus précieux et le plus tangible.
Tout à sa contemplation, Irydia ne se rendit pas compte qu’ils avaient atteint leur destination. Ils se tenaient devant un campement de fortune, entouré d’une fortification spartiate en rondins de bois. La barricade semblait bien frêle. Elle était irrégulière, et ponctuée d’interstices larges comme le bras qui permettaient à n’importe quel magicien débutant de lancer un sort au travers. Une partie de l’édifice semblait même s’être écroulée. Un monticule hétéroclite y avait été entassé à la hâte, mais l’efficacité de ses défenses paraissait douteuse.
De la fumée s’échappait de l’intérieur du campement. Au-dessus de la porte d’entrée, fermée par une poutre dont on apercevait la masse rectangulaire à travers les rondis, se tenait un garde au regard méfiant. Il n’avait aucune pièce d’armure. Ses frusques étaient modestes. Ses seuls apparats étaient quelques pièces de cuir et un couvre-chef doublé de fourrure de rongeur. Il tenait un arc et avait encoché une flèche.
– Nous venons en paix, heskanien, s’exclama le pèlerin en levant une main amicale. Accordez le gîte à mes compagnons et à moi-même, comme vous l’avez fait hier soir.
– Nous avons nos propres couchages, et de la nourriture à partager, ajouta Irydia en désignant le barda installé sur leurs chameaux. Nous ne sommes pas des fauteurs de trouble.
L’argument fit mouche. Ils furent accueillis dans l’enceinte de cette enclave humaine isolée. La plupart des habitants étaient endormis. Ils se contentèrent d’un souper frugal, puis d’une nuit de sommeil réparatrice, remettant l’interrogatoire auquel ils comptaient soumettre les autochtones au lendemain.
Une aube froide et humide les réveilla. Irydia s’extirpa de sa couverture et vit les visages sales de plusieurs enfants qui la dévisageait au loin. Les marmots étaient vêtus de haillons. Ils avaient la morve au nez, les ongles maculés de terre, et leurs sourires révélaient des dents jaunies. Elle leur fit un signe de la main et les vit détaler avec amusement, avant de revenir à la charge en se dissimulant gauchement derrière les toiles des tentes alentours. Peu importe leur état de santé ou leurs conditions de vie, les enfants restaient des enfants : espiègles et joueurs. Cela renforça sa détermination. Leur innocence était une bénédiction dont les démons n’auraient pas raison.
Elle fût interrompue par l’arrivée du pèlerin, dont l’apparition avait été annoncé par la lueur bleutée que son bâton renvoyait.
– J’ai pu solliciter une entrevue auprès du mentor de ces pauvres gens. Je lui ai expliqué la nature de votre mission. Il veut bien vous aider mais…, il a une condition.
Évidemment, se dit Irydia. Rien n’était gratuit en ce bas monde.
– Vous pouvez faire un brin de toilette dans l’étang qui se situe sur les hauteurs. Vous ne pourrez pas le manquer, il se situe en contrebas des chutes d’eau d’Heskan, à côté de la statue de Thorp.
Dalek l’accompagnant, Irydia se rendit compte que le village était bien plus étendu que ce qu’elle n’avait imaginé. Au-delà des campements en toiles, on trouvait quelques maisons plus cossues en bois. Une place, ou s’ébattaient des poules et quelques chèvres, contenait même des ateliers d’artisan et une échoppe, dont la devanture était recouverte par une bâche en paille tressée en cette heure matinale.
Les habitants étaient levés. Ils ne paraissaient pas étonnés de croiser des étrangers au sein de leur communauté, ce qui était la preuve de leur hospitalité naturelle. Beaucoup se contentaient d’un hochement de tête poli lorsqu’on les regardait. D’autres se fendaient d’un bonjour ou d’un bienvenu chaleureux. La cohorte de gamins braillards les suivit jusqu’aux abords des chutes d’Heskan. Mais dès qu’ils passèrent les torches qui en délimitaient les contours, ils se retrouvèrent seuls.
– Cela ressemble à un lieu de recueillement, murmura Dalek. Je me demande pourquoi on y autorise les ablutions.
La statue de Thorp se trouvait à côté d’un étang peu profond. Elle représentait un légionnaire armé d’une lance, et la plaque gravée sur son socle expliquait que Thorp avait été le héros de l’armée d’Heskan lors de la Grande Guerre. Irydia se rendit compte avec amertume que ce village avait dû être un bourg, voire même une ville, prospère avant les incursions démoniaques. Ses descendants continuaient de défendre cet échantillon de leur héritage avec une dévotion honorable, mais désuète. Ils étaient sur le point de tout perdre à nouveau.
Lorsqu’elle pénétra dans les eaux de l’étang, Irydia constata avec bonheur qu’elles étaient d’une douce tiédeur. Elle essaya de se souvenir des cartes qu’elle avait compulsées assidûment avant de quitter Ample Cité. Ils se trouvaient à l’ouest du Canyon du Magma. Les chutes d’Heskan devaient prendre leur source dans ces montagnes bouillantes. Elles coulaient des hauteurs en traversant la région appelée les Hautes Falaises, refroidissant pour atteindre la température parfaite dans les Terres Désolées. Avec un tel bijou naturel à sa disposition, il était presque incompréhensible que la région ne soit pas plus peuplée. Irydia se demandait quels dangers pouvaient se terrer dans les hauteurs alentours pour maintenir la populace dans une telle misère.
Le chef du village les reçut dans l’unique bâtisse de pierre du village. C’était un homme ventripotent, à la barbe drue et au parler franc. Il leur expliqua que des bandits avaient assailli le village quelques jours plus tôt, et qu’au vu de leur nature guerrière, ils comptaient sur eux pour récupérer la tablette qui servait de réceptacle aux offrandes à Thorp, et qui leur avait été dérobée.
– Ces marauds ne respectent rien, s’emporta l’homme. Ils nous harcèlent continuellement alors que nous ne possédons que broutilles. Ils ont assassiné trois de nos braves, et menacé de revenir capturer nos enfants. Nous ne sommes pas équipés pour résister à des groupes armés. Nous vivons de la chasse et de la cueillette dans les montagnes. Nous ne faisons de mal à personne.
Son discours était teinté d’un désespoir larmoyant. Irydia ne pouvait décemment pas refuser cette demande. La bonté de ces gens était unique, gage que l’humanité n’était pas encore totalement dépravée. En sa qualité d’héroïne, elle devait se mettre au service des faibles et des opprimés, pas le contraire. Tout acte de charité avait des répercussions bénéfiques, même s’il paraissait à la base anodin.
– Où sont ces bandits à présent ? s’enquit-elle.
– Je ne sais pas exactement, avoua son interlocuteur. Ils patrouillent dans les landes, des Terres Désolées au nord jusqu’à la Fougeraie au sud-ouest. Ils sont peu discrets, se déplacent à cheval, et leur venue est toujours accompagnée par le vol d’oiseaux de mauvais augure.
– Je peux vous mener à travers les landes, proposa le pèlerin qui se tenait dans l’embrasure de la porte d’entrée. Je vous laisserai le soin de prendre les choses à votre charge lorsque les hostilités se déclencheront.
– Entendu, dit Irydia. Ne perdons pas plus de temps et mettons-nous en route.
Ils arpentèrent les terres désolées à la recherche de traces des bandits, mais les récentes inondations ne leur facilitèrent pas la tâche. Finalement, ce fut en se rapprochant du Sombre Bourbier et de sa végétation malade qu’ils dénichèrent leurs premiers indices : les restes d’un feu de camp et des déjections chevalines séchées. La piste les mena jusque dans les marécages.
Alors qu’ils traversaient une étendue d’eau saumâtre, où leurs chameaux s’enlisaient, ils entendirent un bruit semblable à un hululement résonner au loin. Ils se figèrent d’épouvante lorsqu’ils aperçurent une créature à la peau turquoise et gélatineuse, dont le visage était recouvert de tentacules, qui pataugeait dans la vase à quelques mètres d’eux. Il s’agissait d’un dévoreur d’esprits, un démon à la puissance terrifiante qui se nourrissait du cerveau de ses victimes et assimilait ensuite leur âme. Le monstre ne semblait pas les avoir vus. Il agitait ses mandibules, semblables à des pinces de crabe, fouillant le marécage à la recherche de nourriture. Sa langue visqueuse et dégoulinante de bave s’étirait à la manière de celle d’un crapaud pour engloutir les insectes qui passaient à proximité. Nul doute que ces amuses bouches ne contentaient pas pleinement son appétit dévorant.
Irydia murmura une incantation et une aura de dissimulation entoura le groupe. Les dévoreurs d’esprit avaient une très mauvaise vue. Elle espérait que cet enchantement, qui rendait leurs contours flous et leurs silhouettes incertaines, suffirait à le berner. Elle n’avait jamais testé ce rituel sur des cibles aussi volumineuses que des chameaux, et elle sentait qu’une sueur froide lui coulait le long de l’échine. Elle ne se sentait pas de taille à affronter une telle abomination, même avec l’aide de Dalek et du pèlerin.
Le subterfuge fonctionna. Ils achevèrent leur traversée des sombres bourbiers en fin de matinée. Après la collation du déjeuner : un bout de pain rassis, du fromage moisi et un bol de légumineuses rances, ils atteignirent la Fougeraie. C’était une région de landes faite d’a-pics escarpés et de gorges profondes. Des montagnes décharnées surplombaient des vallées d’herbe verte et touffue. Des rivières aux flots tumultueux descendaient des hauteurs. C’était un environnement sauvage et grandiose, qui semblait bien plus hospitalier que ceux qu’ils avaient traversé jusqu’à présent.
Ils trouvèrent les bandits dans l’après-midi. Leur campement avait été établi dans un vallon entouré par les montagnes. On y accédait par une trouée rocailleuse. Personne n’aurait pu se douter qu’une horde de cavaliers ait pu se faufiler à travers un espace aussi accidenté. Il y avait peu de couverts dans cette plaine verdoyante. Irydia ne savait pas comment faire pour s’approcher des pillards sans se faire remarquer, d’autant que leurs chameaux n’étaient pas les montures les plus adéquates pour mener une filature ou tendre une embuscade. Ils se contentèrent d’observer leurs ennemis jusqu’à la nuit, espérant pouvoir profiter de la pénombre pour se faufiler discrètement jusqu’à leur campement.
Aux premières lueurs du crépuscule, des feux furent allumés. Ces malfrats ne dérogeaient pas aux habitudes décadentes de toutes les tribus dissidentes du continent. Une beuverie était au programme. Cela arrangeait bien les affaires d’Irydia, à dire vrai. Les gredins avaient de la bouteille. Malgré leur descente, ils s’enivrèrent jusque tard dans la nuit. Leur cargaison regorgeait d’alcools exotiques aux couleurs ambrées, de bières des meilleurs brasseurs d’Ample Cité ou de liqueurs dont les effluves pouvaient assommer un bœuf. À croire que leur activité principale était le recel de boissons volées. Irydia revit comme dans un rêve leur traversée du village des heskaniens. Elle ne s’en était pas formalisée, mais elle se souvenait maintenant de ces amas de tonneaux entreposés à la frontière entre les habitations et l’autel de Thorp. Le chef du village ne lui avait pas dit toute la vérité, et elle se dit que l’apparente pauvreté de la communauté était sans doute un leurre, essentiel à leur subsistance, et dont les bandits avaient percé le secret, mais il était trop tard pour s’en offenser.
– J’y vais seule. Garde les chameaux, et tiens-toi prêt à fuir si cela tourne mal.
Irydia resserra des bottes, qu’elle avait enduites d’un onguent de furtivité. Ses pas étaient désormais aussi légers que ceux d’une elfe. Accroupie dans les herbes hautes, elle progressa prudemment vers le campement des bandits. Des ronflements rauques et des hoquets s’en échappaient. Tout le monde dormait du sommeil du juste. Les bandits étaient tellement certains d’être seuls qu’ils n’avaient pas pris soin d’instaurer un tour de garde. Leurs chevaux vagabondaient en liberté dans le pâturage, sans selle ni bride. Ces soûlards avaient visiblement plus de respect pour leurs montures que pour le genre humain. C’était un paradoxe que l’on retrouvait souvent chez les êtres les plus immoraux.
Elle devait trouver la tablette de Thorp. Le chef l’avait décrite comme une assiette de terre cuite, d’une banalité affligeante, qui aurait pu se confondre avec n’importe quelle vaisselle d’un foyer ordinaire. Cependant, le sceau de Thorp, une tête de bélier coiffée d’un casque conique décoré d’une crête et de cimiers métalliques, était apposé en son centre et le rendait identifiable pour qui savait y prêter attention.
Dans le camp des pillards, l’alcool avait fait son office. Une hécatombe, faite de corps désarticulés gisant au sol, de lèvres écumantes, de vomissures brunâtres et de visages figés dans une expression de béatitude. Elle aurait pu les égorger tous un à un si elle l’avait voulu, mais elle ne pouvait se résoudre à un tel forfait. Comment pouvait-elle espérer triompher du Diacre de la Trahison et de ses sbires infernaux si elle s’abaissait à leur niveau de fourberie et de manigances violentes ?
Elle repéra la hutte du chef, reconnaissable à ses ornements en or. Il était avachi sur un épais tapis de fourrures, vêtu d’une simple chemise de nuit relevée sur ses parties génitales. Un cadavre de bouc gisait, éventré, devant la tente. Plusieurs cadavres de bouteilles de bourbon étaient entassés dans un coin. Leurs bouchons étaient à proximité, signe qu’elles avaient été consommées récemment. Irydia eut un haut-le-cœur en s’apercevant que le sexe de l’homme inanimé était maculé de sang, et que du sperme coagulé tâchait le haut de ses cuisses. Son regard alla de gauche à droite, de l’homme au bouc, puis du bouc à l’homme. Une montée de bile lui laboura l’œsophage lorsqu’elle comprit qu’il avait sodomisé l’animal au cours de la soûlerie, puis l’avait tué. Quel homme pouvait être assez fou ou assez pervers pour commettre de telles actes de barbarie ? Elle comprenait à présent pourquoi les augures eux-même craignaient la résurgence des démons. Le terreau de leur retour était déjà fertile. Le Diacre de la Trahison était à lui seul une terrible menace, mais il serait assurément soutenu par une plèbe grouillante d’humanoïdes corrompus et de bêtes démentes, que toutes les forces armées d’Ample Cité ne pourraient contenir.
La tablette de Thorp se trouvait au fond de la hutte, bien en évidence. Une substance poisseuse, ressemblant à du latex de pavot somnifère, mais en plus épais, recouvrait le plateau. Irydia dut l’en débarrasser pour s’assurer que le sceau de Thorp était bien présent. Ce faisant, elle se demanda si ces bandits maîtrisaient la magie, ou s’ils étaient simplement toxicomanes. En effet, les vertus psychotropes de l’opium étaient utilisées par certains chamans et sorciers afin de les aider à entrer dans des états extatiques propices à la manipulation des vents de magie blanche ou à la pratique d’arts secrets comme la divination.
Discrète comme une ombre, Irydia sortit du campement endormi sans heurts. Alors qu’elle s’éloignait, elle récita un sortilège de contrôle animal et elle somma le cheval le plus imposant du troupeau, un pur-sang massif au pelage ébène et à la longue crinière, de s’éloigner de ses maîtres. Les autres lui emboîtèrent le pas et disparurent bientôt dans l’obscurité. Si les bandits passaient leur journée du lendemain à chercher leurs montures disparues, il y avait fort à parler qu’ils ne se rendissent même pas compte qu’on leur avait subtilisé la tablette de Thorp au cours de la nuit.
*
Dalek poussa un soupir de soulagement lorsqu’il aperçut Irydia.
– Alors ? dit-il, les sourcils froncés. As-tu la tablette ?
Irydia la lui montra, puis la rangea dans une besace sise sur le flanc de son chameau.
– Allons-y, nous nous reposerons lorsque nous aurons mis une demi-journée de marche entre ces bandits et nous. Je ne veux prendre aucun risque.
Ils firent demi-tour et se dirigèrent vers la trouée qui permettait de quitter la vallée.
La Fougeraie était paisible. Les étoiles, qui éclairaient faiblement le paysage décharné, guidaient les pas des aventuriers. Ils étaient fourbus, et leurs paupières étaient lourdes, mais ils se laissaient porter par la démarche des chameaux qui eux, ne montraient aucun signe de fatigue. L’endurance de créatures du désert était proverbiale.
Tout à leur apathie, ils ne se rendirent pas compte que la température déclinait progressivement. Du givre recouvrait la végétation et les récifs montagneux, tandis qu’un brouillard s’insinuait dans les vallées en volutes opaques. Des éclairs surnaturels strièrent le ciel, mais le tonnerre ne grondait pas. Leur caractère maléfique semblait indiscutable.
– C’est de pire en pire, lança un Dalek grelottant dans sa robe de bédouin. On n’y voit goutte.
Il avait raison. Même le pèlerin semblait incapable de s’orienter dans cette purée de pois. Ils errèrent toute la nuit dans cet océan brumeux, priant pour ne pas chuter dans quelque crevasse dissimulée, ou quelque falaise escarpée. Au petit matin, ils durent se rendre à l’évidence : ils avaient pris la direction opposée de celle par laquelle ils étaient venus. Ils étaient aux portes des Hautes Falaises, la chaîne montagneuse qui s’élevait à l’extrême nord-ouest de Kilforth.
Bien que la température fût plus clémente, la crainte continuait de transir Irydia. Elle n’avait jamais exploré les montagnes du continent, mais elle les craignait pour leur réputation. Depuis que les nains avaient été expulsés de leurs forteresses ancestrales, elles étaient le repaire de créatures ignobles, qui avaient trouvé dans cet environnement des refuges innombrables. On parlait de trolls qui se régénéraient de leurs blessures, de gargouilles à la peau dure comme la roche, de minotaures, mais aussi des clans renégats issus des peuples libres : humains, orcs, vampires ou loups-garous, qui avaient fui la civilisation et y perpétraient leurs crimes en toute impunité.
Pour retourner dans les Terres Désolées, ils devaient prendre la direction de l’est. Cela n’enchantait guère le pèlerin, qui savait que cela les forçait à suivre les sentiers qui passaient à proximité de la forteresse d’Amberville, communément appelée le Château Noir.
– Il s’agit d’une ancienne cité naine, qui a été conquise par les démons lors de la Grande Guerre. Elle est le repaire de quelques-unes des créatures les plus dangereuses de Kilforth.
– Rien que ça, maugréa Dalek.
Personne ne t’a demandé de m’accompagner, pensa Irydia sans le formuler à haute voix.
La forteresse d’Amberville était un bâtiment immense aux murs d’anthracite. Ses colonnes ouvragées montaient sur plusieurs centaines de mètres et dominaient un lac de montagne à l’eau sombre et immobile. Elle était séparée en deux tours identiques, reliées par une passerelle formant une seule travée soutenue par un arc conique que le temps n’avait pas érodé. Les constructions des nains étaient des prouesses technologiques et architecturales, dont la grandeur était toujours intacte.
Alors qu’ils longeaient un sentier à flanc de montagne, l’esprit tiraillé entre l’effroi et la stupeur de contempler une telle merveille civilisationnelle à présent aux mains des ténèbres, le ciel se zébra d’éclairs crépitants, qui laissaient des étincelles lumineuses dans leur sillage. Ce n’était pas la première anomalie météorologique à laquelle ils étaient confrontés, mais cela ne les empêchait pas d’en craindre la signification.
Alors qu’ils voyaient la silhouette du Château Noir disparaître à l’horizon, et que l’orage éthéré avait cessé de les poursuivre, ils aperçurent la silhouette massive d’un inconnu sur la pente douce qui se profitait devant eux et qui descendait vers les Terres Désolées. C’était un homme aux traits durs, portant un bouc de poils hirsutes. Son crâne était surmonté d’une tiare ronde sertie de rubis. Son poitrail musclé était couvert d’un plastron de cuir, frappé d’un sceau à tête de lion. Un pagne complétait ce léger accoutrement. Il ne semblait pas revêtir une tenue guerrière et, au premier abord, les aventuriers ne virent aucune raison de s’en méfier.
Au fur et à mesure qu’ils se rapprochèrent, les contours de l’étranger se matérialisèrent plus nettement. Ils réalisèrent vite que quelque chose clochait. L’homme avait la mâchoire serrée. Ses dents étaient maculées de sang séché, et une bave écarlate suintait à la commissure de ses lèvres. Son bras gauche était couturé de cicatrices, tandis que son bras droit oscillait entre le gris pâle et le bleu azur. Il ne semblait pas nécrosé, mais c’était comme si le sang n’y avait plus circulé depuis des lustres. Pourtant, il n’était pas paralysé, car l’homme croisait, puis décroisait ses bras par intermittence, faisant tinter les chaînes qui étaient incrustées dans ses poignets.
Le pèlerin se figea lorsqu’il comprit. Il était livide de terreur.
– C’est un vampire… Un vampire enragé de la maison du lion ardent. Ce sont des dissidents qui ont refusé l’allégeance aux peuples libres et qui terrorisent les voyageurs. Nous ne sommes pas de taille à l’affronter.
– Pas de panique, dit Irydia. Voyons d’abord ce qu’il nous veut.
– Tu ne comptes tout de même pas essayer de parlementer avec cette abomination ? s’outra Dalek avec une expression de panique.
Au fond d’elle, Irydia n’en menait pas large, mais elle tentait du mieux qu’elle pouvait de garder une contenance. Les talents martiaux n’étaient pas sa qualité première. Elle se disait que même la plus farouche créature humanoïde était dotée de raison. Elle essaierait d’exploiter cette faille, car elle savait qu’un combat singulier était voué à l’échec.
– Qui êtes-vous ? Vous qui profanez le territoire de mon clan en toute impunité.
La voix du vampire était si forte que son écho se répercutait le long des versants rocheux. Maintenant qu’elle était plus proche, Irydia pouvait voir à quel point sa carcasse antédiluvienne était hideuse. Ses yeux étaient un puits de noirceur, et elle aperçut des canines aiguisées dans sa bouche grimaçante. Il exhalait une pestilence d’outre-tombe.
– Nous sommes de simples pèlerins. Nous nous sommes égarés à cause du brouillard de la nuit dernière. Nous nous dirigeons vers les Terres Désolées. Il n’était nullement dans nos intentions de vous nuire.
– Simples pèlerins vous n’êtes pas, éructa le vampire. En tout cas, pas vous, frêle femelle. Malgré votre apparente faiblesse, je sens qu’une magie ancestrale coule dans vos veines. Il y a une aura en vous que je n’arrive pas à identifier. Quelque chose de lumineux, qui grandit petit à petit. Alors je me répète, qui êtes-vous ?
Irydia serra les doigts sur le pommeau de son épée runique, prête à la dégainer en cas de nécessité. La lame gravée de runes se colora d’orange.
Le vampire regarda l’arme magique et son sourire s’agrandit. Il cracha au sol un mélange de glaires et de sang noir puis, avec une vitesse surnaturelle, il se jeta en avant. Irydia s’écarta et trébucha sur une roche, mais la charge du vampire n’était pas ciblée sur elle.
La fureur du mort-vivant s’abattit sur les chameaux. Il leur déchiqueta le flanc à l’aide de ses doigts, d’où des griffes acérées venaient de sortir. Dans un concert de blatèrements épouvantés, les bêtes et tout leur attirail basculèrent dans la faille qui jouxtait le sentier.
Dalek eut juste le temps de sauter de côté pour ne pas être emporté par les animaux hurlants. Le vampire le cueillit d’un revers de main. Il l’envoya valdinguer le long d’une paroi. Sa tête cogna la roche et il s’écroula, inanimé. Un filet de sang s’écoulait de son crâne à l’endroit de l’impact.
L’ermite était resté tout ce temps prostré au milieu du sentier, cramponné à son bâton de marcheur. On aurait dit qu’il essayait de se cacher derrière. Le vampire se tourna vers lui. Promptement, il se saisit du pauvre hère, planta ses crocs dans sa jugulaire et, après l’avoir vidé d’une partie de ses fluides, lui sépara la tête des épaules d’un mouvement sec à la férocité sans pareille. Tel un trophée sanguinolent, le visage du pèlerin tenait à présent dans la paume du mort-vivant enragé. Une partie de sa colonne vertébrale pendait lamentablement au bout de son cou ruisselant de sang, ainsi qu’un mélange filamenteux de nerfs, de veines et d’artères sectionnés.
– Vas-tu me dire maintenant ce que tu viens faire à Ambreville, pauvre idiote ? vociféra l’assassin de son timbre guttural.
Irydia avait assisté à la scène dans l’impuissance et le désespoir. En quelques secondes, elle venait de tout perdre. Équipement, vivres, montures, guide. Son instinct lui soufflait que le choc n’avait pas tué Dalek. Elle ne pouvait pas l’abandonner. Elle n’avait jamais eu aussi peur de toute sa courte existence mais, en même temps, elle n’avait jamais ressenti une telle fureur. Elle leva son arme et s’arc-bouta sur ses jambes.
Le vampire la toisa d’un air hautain. Il croqua un bout de la chair encore fraîche du pèlerin puis, négligemment, il jeta le crâne dans le gouffre voisin. Irydia avait pensé que la sodomie d’un mouton par un homme était un acte cruel, mais cela ressemblait à présent à la bêtise d’un nourrisson face à la brutalité du vampire. On sentait que cet être était un psychopathe dément, capable de tuer un innocent de sang-froid et de se repaître de sa dépouille avec une délectation sadique.
Le combat fût bref, inégal. Le vampire était bien trop puissant. Un guerrier immortel qui bataillait depuis des millénaires contre une apprentie sorcière qui n’avait jamais occis qu’un squelette boiteux. Il ressemblait à un chat jouant avec une musaraigne. Il avait rentré ses griffes, comme s’il avait à cœur de faire durer le plaisir. Ses attaques ressemblaient aux assauts d’un rapace, des piqués vifs et précis. Ses poings frappaient les flancs, les tempes, les genoux d’Irydia dans un flot ininterrompu. Elle se tordait de douleur, impuissante. Son épée runique gisait au sol, éteinte.