[Histoire de Meeples #16] Les Petites Bourgades

L’instant est solennel. Monsieur le Maire, engoncé dans un costume un peu trop serré, bombe le torse. Il descend du pupitre sur lequel il vient de déclamer son discours d’intronisation. Il tient dans ses mains les lames ouvertes de ciseaux argentés. Devant lui, la foule est en liesse. Les enfants ont les yeux pétillants de bonheur, les accolades, les embrassades et les cris de joie se multiplient chez les adultes.

Après des années de persécutions, les petits animaux de la forêt ont trouvé leur havre de paix. Un endroit préservé des ours, loups, renards, éperviers, faucons, buses et autres prédateurs des bois. Une villégiature terrestre uniquement accessible aux minuscules souris, gerbilles, écureuils, mulots, musaraignes, hérissons, grenouilles, lapins, hamsters, loirs, muscardins, hermines, lérots, campagnols et autres taupes. Un ciel sans intempéries pour les moineaux, mésanges, roitelets, gobemouches, alouettes, rossignols, passereaux, fauvettes, linottes, étourneaux, martin-pêcheurs, grives, geais, pinsons, bouvreuils, hirondelles, chardonnerets, rouges-gorges et autres merles.

Lorsque le cordon inaugural est coupé, ouvrant la voie pavée qui mène au centre-ville, les acclamations résonnent bruyamment. Des hourras enjoués se mêlent aux jets de cotillons et aux bruits des bouchons de liège qui sautent des bouteilles de cidre et de pétillant de poire. Une marée de plumes et de fourrure se déverse entre les bâtiments, s’émerveillant devant un urbanisme parfait, vantant la beauté des constructions chétives mais robustes.

Mais la triste vérité saute bien vite aux yeux des petites animaux. L’espace est restreint. La bourgade est si peu étendue, qu’on voit mal comment on pourrait y loger tout le monde. Un vent de panique s’insinue dans les esprits. Tout le monde se coagule autour de la fontaine de la grand’place avec ses exigences, ses inquiétudes et ses vociférations. Il est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter. En l’état actuel des choses, la petite bourgade ne peut pas accueillir plus du quart des animaux de la forêt.

– Qu’allons-nous faire ? piaille une huppé fasciée, dardant sa collerette de plumes orange et noires dans les airs.

– Où allons-nous passer l’hiver ? renchérit un vieux mulot aux moustaches tombantes.

– Où sont les réserves d’orge, de blé et de millet ? Où sont les graines de tournesol et les vers de terre ? s’exclame un merle noir d’un chant implorant.

Deux fermes ont été installées pour subvenir aux besoins de la communauté, mais on doute que leur rendement soit suffisant pour amasser assez de réserves pour les grands froids.

– Que ferions-nous d’un théâtre pour nous divertir ou d’une chapelle pour nous recueillir si nous sommes condamnés à dormir dans les rues comme de vulgaires mendiants ? peste une grenouille verte qui, quelques minutes plus tôt, a encensé l’architecture sensationnelle de la ville.

L’absurdité de certaines constructions est flagrante. Le manque de couchages criant. Un grondement de mécontentement embrase la foule. Dépités, ils demandent des comptes au dirigeant de la ville.

– Allons, allons, désamorce-t-il avec un air pompeux. Mes chers concitoyens. Il faut savoir raison garder. Rome ne s’est pas faite en un jour. Vous m’avez élu sur des promesses, et je tiendrai le cap coûte que coûte. Dès demain, je convoque une assemblée exceptionnelle qui réunira tous mes adjoints ainsi que les meilleurs urbanistes de toute la forêt. Nous ferons de Tiny Town ce paradis sylvestre dont nous avons tous échafaudé les plans. Hauts les cœurs ! Soyons patients et solidaires ! Ensemble, nous voguons vers un futur paisible et radieux.

L’éloquence du Maire rassure la populace et calme les nerfs des plus véhéments. Les bâtiments publics seront réquisitionnés pendant les travaux. L’homme politique s’est porté garant du confort et du bien-être de tous les membres de sa communauté. A la nuit tombée, tous les animaux dorment sur leurs deux oreilles. La gestion de leur petite bourgade est entre de bonnes mains.

Dès le lendemain matin, comme promis, le Maire convoque un conseil à l’envergure exceptionnelle. Des animaux endimanchés, au poil lisse, aux plumes brossées, se regroupent autour de la grande table ovale de l’hôtel de ville.
La matinée durant, les pourparlers vont bon train. Chaque conseiller siégeant au conseil semble avoir sa propre idée sur l’organisation territoriale à adopter. L’unique consensus concerne la nécessité de bâtir plus de pavillons individuels pour accueillir les familles. Le reste n’est qu’un capharnaüm de négociations houleuses et de prises de position contestables.

– Il nous faut plus d’usines, des entrepôts de stockage et un comptoir de commerce, argue un écureuil gris en agitant son museau.

– Pour produire, il faut de la matière première, proteste une musaraigne indignée. Il nous faut des fermes pour cultiver les céréales, des serres pour faire pousser les fruits et les légumes en toute saison, des greniers pour entasser nos récoltes.

– Ne dit-on pas que la spiritualité est la nourriture du cœur ? proclame un grimpereau des jardins de son bec fin et pointu. Notre modeste chapelle sera bien vite surchargée. Il nous en faut davantage, mais il nous faut aussi des cloîtres et des abbayes pour accueillir nos ecclésiastiques.

– Allons, allons, ne soyons pas si puritains, lance une taupe dont le nez pointu est affublé d’une paire de lunettes grossissantes. Il nous faudra aussi nous amuser pour ne pas sombrer dans la lassitude et la dépression. Je suggère plus de tavernes, et des salles des fêtes pour accueillir les anniversaires et les mariages.

– N’oublions pas les plus faibles, prévient une souris blanche qui porte un élégant châle en dentelle autour de sa figure. Une société qui les néglige n’est pas une société digne. Nous avons besoin d’hospices pour soigner nos vieux, nos malades et nos nécessiteux.

– Vous semblez faire peu cas d’un élément indispensable à notre survie, s’offusque un martin-pêcheur en ébouriffant ses plumes avec dédain. L’eau, mes amis. Nous manquons de puits et de fontaines.

– Ménageons nos forces, apaisons le labeur de nos travailleurs avec un outillage de qualité, conseille un lapin nain en agitant ses longues oreilles. Je ne vois pas de meules autour de nos fermes. Qui assurera, dans ces conditions, la production de farine ?

– Il nous faut aussi organiser la vie publique. Nous manquons de commerces de proximité, achève un loir aux grands yeux tristes. Où sont les marchés et les boulangeries ? Où sont les tailleurs qui nous habillent et nous différencient des animaux sauvages ?

Le Maire écoute attentivement toutes les demandes. Il a les deux mains jointes et hoche la tête.

– Merci à vous, mes fidèles conseillers, s’écrie-t-il. J’ai pris note de toutes vos interventions. Voici ma conclusion, si vous me le permettez. Nous construirons trois nouveaux quartiers. Chacun contiendra des bâtiments différents des autres quartiers. Je veux une ville éclectique et qui puisse subvenir à chaque besoin équitablement. Seules les maisons de campagne feront exception. Notre priorité absolue est de mettre un toit sur la tête de chacun de nos concitoyens.

Il marque une coupure, plus emphatique que nécessaire.

– Mais il y a une chose qu’aucun de vous n’a évoqué et qui me chagrine. Le faste ! La grandeur ! Je veux des monuments qui fassent que, chaque matin en se levant, nos compatriotes aient le cœur qui se gonfle d’orgueil, les yeux qui se mouillent de fierté ! Je veux que nos enfants, nos petits-enfants et les générations futures se souviennent que nous avons bâti ces merveilles ! Laisser une trace indélébile dans ce nouvel éden que nous sommes en train de fonder, planche après planche. Aussi ai-je fait appel à tous les meilleurs maçons, charpentiers, contremaîtres et architectes de notre communauté. Toute la nuit, ils ont réfléchi à des projets. Ils vont à présent nous les présenter, un à un, et nous voterons à l’unanimité pour trois d’entre eux. Je veux que ces monuments soient le symbole de leur quartier. Que les habitants les chérissent et s’y identifient, car ils seront les idoles de notre gloire et de notre souveraineté.

Les conseillers restent béats d’admiration devant cette démonstration de grandiloquence. Ils applaudissent à tout rompre. Au même moment, les portes de la salle de réunion s’ouvrent à la volée et une ribambelle de petits animaux, portant des parchemins, des pochettes de cuir ou des tas de feuilles volantes, entrent à la file indienne.

Les prototypes architecturaux les plus extravagants sont mis sur la table : un obélisque gigantesque avec un croissant de lune en son sommet, un observatoire au dôme pivotant afin d’observer les étoiles, des thermes célestes, auxquelles on accéderait à l’aide d’escaliers en colimaçon dont le seul plan donnait le vertige, une cathédrale à la façade décorée de mille statues et de vitraux soufflés dans un verre aux teintes émeraude et azur, une forteresse crénelée, aussi épaisse que les murs de dix maisonnées, et dotée d’un pont-levis et d’une herse, une université démesurée, avec un campus si vaste qu’il pourrait accueillir la moitié de la population, un monument d’archives aux murs remplis d’étagères rectangulaires…

Finalement, trois projets sortent du lot et sont retenus. Dehors, les premiers rayons opalins de la lune annoncent le crépuscule. L’assemblée est fourbue, mais heureuse d’avoir pris une décision.  Les travaux des nouveaux quartiers pourront commencer demain, sous la houlette de trois maîtres d’œuvres expérimentés.

Le Maire est satisfait. Bientôt, un grand mausolée, un palais et un autel dédie aux anciennes divinités sylvestres verront le jour. Et il en est l’instigateur.

Le Maire a donné un mois aux architectes pour achever leur chantier. Aidés par les animaux de la bourgade, ils se mettent à l’oeuvre avec une ardeur et un professionnalisme impeccable. Leur tâche pourrait paraître aisée lorsque l’on observe les terrains vierges qui leur ont été attribué, mais elle n’est pas si évidente. Tiny Town est confinée dans un espace exigu. Il n’est pas possible d’empiéter au-delà d’une zone restreinte. Ils vont devoir user de toute leur astuce et leur science pour agencer l’espace et l’optimiser. Chaque parcelle inexploitée serait un désastre, tant les demandes en logement et les besoins en bâtiments sont nombreux.

Pendant un mois, l’effervescence est totale. Malgré des acheminements de matériaux inconstants, la pierre, le bois, la brique, le verre et le blé nécessaires aux constructions transitent sur les chantiers par convois. Chaque citoyen est mis à contribution et voit avec fierté les quartiers s’étoffer de semaine en semaine.

Enfin, le trentième jour de travaux consécutifs s’achève. Le Maire, plus exubérant que jamais, se rend avec ses conseillers sur les lieux pour examiner les résultats de ses propres yeux et engranger les louanges de ses concitoyens.
Il commence par le quartier de l’autel de l’arbre des anciens. Le reliquaire à été bâti dans l’écorce d’un grand arbre. Il est jouxté par deux puits à l’eau limpide et par une rangée de pavillons coquets aux jardins proprets et aux façades rutilantes. Deux hospices et une serre occupent le sud-ouest du quartier tandis qu’un entrepôt regorge de marchandises au sud-ouest. Aux angles, trois cloîtres sont devenus le lieu de rassemblement des moines de la communauté.
Alors qu’il s’apprête à féliciter l’habile architecte qui a mené les travaux avec talent, le Maire constate quelques imprécisions.

– Pourquoi tant d’espaces vides autour du puits central ? Et que font ces pavillons isolés au nord de la serre ? J’ai l’impression qu’il sera moins aisé de les ravitailler, positionnés ainsi derrière son ouverture principale. Et, où est le marché que nous avions commandé ?

Le contremaître, un hérisson joufflu aux piquants marron et beige, baisse les yeux.

– J’ai fait ce que j’ai pu monsieur Le Maire, mais nous avons manqué de pierre et de verre sur la fin des travaux. Le délai était trop restreint pour que je puisse me réapprovisionner en temps et en heure.

– Bah, se résonne le Maire. Après tout, tu as raison. Ce quartier n’est pas dénué de charme. Ton organisation de l’espace n’est pas parfaite, mais elle est digne de ton diplôme d’ingénieur, je dois le reconnaître. Nos concitoyens se passeront de marché pour le moment. La cueillette directement dans les champs n’est pas une activité désagréable.

La délégation se dirige ensuite vers le quartier du palais. Ses tuiles bleues, ses briques orange, ses fenêtres ouvragées et son jardin luxuriant sont magnifiques. Le quartier en lui-même est plutôt bien agencé. Quelques vides, mais rien qui n’horrifie le Maire après les explications du précédent architecte. Cependant, un détail le turlupine.

– Un, deux, trois, quatre… C’est cela, cinq fontaines, dénombre-t-il. Ne penses-tu pas que cela fait beaucoup ? questionne-t-il.

– Oh, vous savez, nous les oiseaux, nous aimons les baignades, répond l’architecte, un roitelet des haies au plumage duveteux. J’ai avant tout pensé à mes congénères, mais je suis certain que cela ravira l’ensemble de la population.
Il a l’air si sûr de lui que le Maire acquiesce avec une moue résignée.

– Si tu le dis. Les travaux ont été livrés en temps et en heure. Nous avons là un tailleur, une chapelle, deux tavernes, un grenier à grains et des maisons d’habitations placées judicieusement. Dans un délai aussi court, je ne demandais pas la lune, alors félicitations.

En dirigeant ses suivants vers le dernier quartier, il remarque l’ombre imposante d’un comptoir de commerce, dont la façade à colombages est une merveille de minutie et de technique.

Le troisième quartier est celui du mausolée. Les bureaucrates sont frappés par l’odeur de pain et de viennoiseries qui embaume l’air. Ce sentiment délectable est contrebalancé immédiatement par le tapage des usines de verre et de bois, dont les hautes cheminées dégagent un panache de fumée blanche. L’urbaniste semble avoir voulu couper le quartier en deux : une partie ouvrière au nord, et une partie civile au sud avec les maisons d’habitations qui jouxtent une abbaye et un terrain agricole. Au milieu, des meules pullulent et donnent une sensation de marcher dans une zone industrielle peu avenante.

– Cet endroit est… atypique, s’exclame le Maire. Une fusion entre la douceur et la rudesse. Surprenant. Je n’y vois que peu d’espaces vides, mais le tout me donne une sensation de tournis, comme si l’urbanisme global était… brouillon.

L’architecte qui fait face aux dirigeants de la ville, une gerbille maigrelette, hausse les épaules. Elle semble peu concernée.

– Où est le mausolée ? s’enquit Le Maire.

– Derrière l’usine de bois. On a pas eu trop le choix. C’est qu’y prend d’la place c’te bestiau.

– Je ne vois pas la salle des fêtes qui était sur les plans du quartier ? Où est-elle ?

– On a manqué de bois et de verre.

– C’est une plaisanterie ? Alors que vous avez justement bâti des usines de ces deux matériaux ?

– Vous savez, moi je suis que l’menuisier en chef. L’architecte il est parti il y a deux semaines. Problèmes familiaux… On a assuré le gros oeuvre, mais moi, la planification, c’est pas mon boulot.

– Et personne n’a daigné me prévenir de cette avarie ? Je croyais avoir engagé les meilleurs, pas des amateurs.

Le Maire s’attend à une réponse, mais le menuisier tourne les talons avec un geste dédaigneux. Après tout, il faut se faire une raison. Tout cela n’est pas si mal. En un mois, ils ont réussi l’exploit de faire s’extraire une quarantaine de bâtiments de leurs fondations. Tiny Town peut à présent se targuer du titre de ville sans que cela ne soit galvaudé.

Son regard se porte aux alentours. Il voit les ouvriers qui s’affairent, les commerçants qui servent leurs clients, les enfants qui s’égosillent dans les jardins de pavillons familiaux flambants neufs.

Tout cela n’est pas parfait. Mais nous y sommes enfin.

Chez nous.

Notre petite bourgade.

Publié par The Lonesome Meeple

Féru de jeux de société et d'écriture, j'ai décidé de mixer ces deux passions en vous partageant des nouvelles ou de courts récits mettant en scène des parties de jeux de société.

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